Chap 19 partie 1 - Les vivants
Quand je rentre, ce soir-là, il est encore tôt. Le ciel commence à se teinter d’un bleu lavande, ce moment suspendu entre le jour et la nuit où le temps ralentit, comme pour me laisser respirer. Je laisse mon sac dans l’entrée, retire mes chaussures, et grimpe directement dans ma chambre. J’allume ma petite lampe de bureau, et je m’assois sans réfléchir à mon espace de travail. Un carnet. Quelques feuilles épaisses. Et cette vieille boîte de craies grasses que je n’ai pas touchée depuis des semaines.
Je l’ouvre.
Leurs couleurs sont toujours là. Brillantes. Prêtes. Comme si elles m’avaient attendue. Je choisis une feuille blanche, et je commence à étaler des aplats, presque sans réfléchir. Du bleu, du jaune, du rouge. Des formes floues. Des lignes qui se croisent sans logique, puis finissent par en trouver une. Je pense à l’exposition que j’ai vue avec mon père, à ces tableaux pleins de mouvement, de texture, d’émotion pure. Je me rappelle comment les couleurs semblent dialoguer entre elles, vibrer dans l’espace.
Je ne cherche pas à représenter quelque chose. Je cherche juste à ressentir. À laisser parler mes mains à ma place. Je choisis chaque teinte avec attention. Chaque emplacement. Comme si remettre des couleurs sur cette feuille m’aidait à remettre un peu de sens dans ma tête. Quand je lève les yeux, il est déjà 20 h passées.
La voix de mon père résonne depuis le rez-de-chaussée.
— Sophie ! À table !
Je descends sans traîner. Le repas est simple. On parle peu. Juste quelques banalités. Il remarque peut-être que je mange avec un peu plus d’appétit, mais ne le souligne pas. Et j’en suis reconnaissante. Dix minutes plus tard, je suis de retour dans ma chambre. Je rouvre mon carnet. Et je continue. Les doigts couverts de craie, les genoux repliés sur la chaise, je suis dans un état de concentration flottant, presque méditatif. Et puis, vers 23 h, mon téléphone vibre.
Un message de Vivianne sur le groupe des filles.
23 h 14 de Vi : Les filles, j’ai une idée. Un projet un peu fou. Mais j’ai besoin de vous pour le lancer. Vous êtes dispo deux minutes ?
Je souris. Marie est la première à répondre.
23 h 14 de M : Tu veux repeindre le lycée en rose ou t’as trouvé une nouvelle façon de nous faire pleurer ?
23 h 14 de Emmi : Si ça implique des paillettes ou du vernis à ongles, je suis déjà à 100 % dedans.
23 h 15 de Moi : Balance. T’as piqué ma curiosité.
23 h 15 de Vi : Je voudrais faire une fresque. Quelque chose de grand. De beau. Pour Alex. Et pour Antoine aussi. Pour nous, en fait.
Un silence virtuel, une seconde. Puis les réponses fusent.
23 h 16 de M : J’adore. Tu veux qu’on t’aide ?
23 h 16 de Emmi : Tu veux qu’on peigne quoi ? Un portrait ? Une scène ?
23 h 17 de Moi : Tu as une idée précise ?
23 h 17 de Vi : J’ai quelques pistes, mais j’aimerais garder un peu de surprise. Je vous montrerai. Juste… est-ce que vous me faites confiance ?
23 h 17 de Emmi : Toujours.
23 h 17 de M : Je te file un coup de main demain si t’as besoin, j’ai des marqueurs Posca de compétition.
23 h 18 de Moi : Tu peux compter sur moi. Comme toujours.
23 h 18 de Vi : Merci. Vraiment. Je crois que j’en avais besoin.
Je reste un instant à regarder l’écran. Puis je le repose sur ma table de nuit. Je sais qu’elle ne le dira pas comme ça, mais je sens que Vivianne aussi veut se reconnecter aux vivants. À ce qui fait sens. À ce qui reste beau quand tout semble foutu. Et même si je ne sais pas encore à quoi va ressembler sa fresque, je sais que ce sera quelque chose de fort. Parce que ça vient du cœur. Et parce qu’on est encore là. Nous quatre. Ensemble.
Le week-end finit, je me glisse dans la cour du lycée avec cette étrange sensation que tout va un peu trop vite.
Je croise Emma au loin, déjà en train de papoter avec Marie près des escaliers. Elles me font un petit signe de la main, je leur réponds d’un sourire discret. Vivianne n’est pas encore là. Ce qui, connaissant son projet, n’est pas franchement étonnant. Je m’avance jusqu’à la salle de maths, mon sac bat contre ma hanche. Dans les couloirs, les visages me semblent flous, les discussions m’effleurent sans vraiment m’atteindre. C’est comme marcher dans un rêve un peu pâle.
Mais une voix me sort doucement de cette brume.
— Sophie ? Tu as une minute ?
Je me retourne. Madame Durel, la prof d’algèbre. Toujours tirée à quatre épingles, lunettes rondes, regard strict mais pas méchant. Je hoche la tête. Elle s’approche, un dossier à la main et réajuste machinalement ses lunettes sur son nez droit.
— Excuse-moi de te déranger. Je veux juste… te demander si tu as des nouvelles d’Alex.
Je la regarde, surprise. Elle se racle doucement la gorge.
— Je sais qu’il est souvent discret. Mais son absence commence à se remarquer. Et... je ne suis pas la seule à m’inquiéter.
Je baisse un instant les yeux. Puis je murmure :
— Il est à l’hôpital…
Ses sourcils se froncent légèrement, sans jugement, juste… de la préoccupation sincère.
— Oh. Je suis désolée. C’est grave ?
Je hoche lentement la tête, comme Alex n’a plus de parents évidemment, que la direction n’a pas été mise au courant, et ce n’était pas à moi de l’en informer. Elle ne pose pas plus de questions, mais je lis l’inquiétude dans ses yeux. Ce n’est pas de la simple curiosité. C’est ce genre d’humanité discrète qu’on ne remarque pas toujours chez un prof.
— Merci de m’avoir dit ça, dit-elle calmement. Si tu as besoin de quoi que ce soit... pour les cours ou autre… n’hésite pas.
— Merci, je réponds, un peu émue.
Elle s’éloigne, et je reste là une seconde, plantée dans le couloir, avec cette pensée bizarre, même les adultes, même ceux qui ne disent rien, ont remarqué qu’Alex n’est plus là. Et son absence… elle laisse un vide plus large que je ne l’aurais cru.
Vivianne débarque au deuxième cours, un rouleau énorme dans les bras, les cheveux encore humides de sa douche, les yeux cernés mais brillants d’une lumière nouvelle. On dirait qu’elle flotte plus qu’elle ne marche. Derrière elle, Marie et Emma la suivent de près, avec un mélange de fierté et de curiosité. Je me redresse dans ma chaise dès que je l’aperçois. Elle repère ma tête dans l’amphithéâtre et me fait un clin d’œil presque complice. Elle a l’air épuisée, mais habitée. À la pause, elle s’approche de nous, toujours ce rouleau sous le bras comme un trésor fragile.
— C’est pour la pause de 10 h, souffle-t-elle. Pas avant. Je veux que vous soyez là toutes les trois… et Antoine aussi.
Elle jette un regard à Marie.
— Tu peux le trouver et lui dire de venir à la salle de musique ? Celle qu’on n’utilise jamais. C’est important.
Marie acquiesce sans poser de question. Vivianne tourne alors les yeux vers moi.
— J’ai eu l’idée après notre café. C’est un peu fou, mais il fallait que je le fasse. Ça m’a pris tout le week-end, je suis en vrac, j’ai mal partout et les doigts engourdis, mais j’ai jamais été aussi contente d’être fatiguée.
Emma tapote doucement l’épaule de Vivianne.
— T’as l’air d’avoir conquis un dragon et écrit un roman en même temps.
— À peu près, ouais, rigole-t-elle.
Elle garde son rouleau serré contre elle, puis on se disperse. L’heure passe au ralenti. Je sens mon cœur qui tambourine, sans trop savoir pourquoi. Quand la sonnerie annonce enfin la pause de dix heures, c’est presque un soulagement. Mon cœur bat plus fort pour une simple récré. On se retrouve toutes les quatre dans le couloir désert, juste devant la vieille salle de musique. Elle sent le bois, la poussière et les souvenirs, je revois encore Alex me surprendre dans cette même salle des mois en arrière, en train de jouer de la guitare en souvenir de ma mère.
Marie arrive avec Antoine dans son sillage. Il a l’air un peu perdu, les mains dans les poches, les yeux creusés. Il ne dit rien. Il ne demande rien non plus. Il est juste là. Présent.
Ce qui, venant de lui ces temps-ci, est déjà énorme.
— J’ai même pas eu à insister, souffle-t-elle. Il m’a suivie direct.
Vivianne, silencieuse, pousse la porte. L’intérieur est plongé dans une lumière pâle, filtrée par les grandes fenêtres sales. La pièce est vide, à l’exception de quelques chaises empilées et d’un vieux piano couvert de taches, les autres instruments ne sont plus. Elle s’avance avec précaution, déroule lentement le rouleau qu’elle porte depuis le matin. Puis, sans un mot, elle le fixe au mur du fond avec du ruban adhésif. Et elle recule. Alors on s’approche. Tous.
Et soudain, le monde ralentit.
La fresque… c’est une claque. Une onde. Un coup au ventre et un battement de cœur en même temps. Elle est immense, deux mètres de haut, trois de large au moins. Et elle déborde. De tout. De couleurs, de formes, d’émotions. Les pigments semblent encore vibrer sur le papier, les rouges brûlent, les bleus électrisent, les jaunes éclatent comme des feux de joie.
Et surtout… il y a eux. Au centre, Antoine et Alex, en train de jouer de la musique. Pas juste posés là, pas figés. Vivants. En mouvement. Leurs postures sont fluides, pleines de tension et d’énergie, comme figées dans une seconde de vérité. Les détails sont d’une précision incroyable, la forme des mains, la tension des bras, la manière dont Alex penche légèrement la tête en chantant, les mèches rebelles d’Antoine qui lui tombent sur les yeux alors qu’il joue.
Mais ce n’est pas du réalisme pur.
Vivianne a mêlé les lignes à des éclats plus abstraits, des filaments de couleurs qui s’élèvent, qui les entourent, qui explosent en notes de musique ou en vagues de lumière. On dirait qu’elle a peint la musique elle-même. Ou peut-être l’amour. L’amour qu’on se porte, entre nous, chacun à sa façon. Devant eux, les quatre filles. Nous. De dos ou de profil. En train de les regarder. De les acclamer. Nos bras tendus vers eux, nos visages ouverts, absorbés par ce qu’ils donnent. Là aussi, ce n’est pas figé. C’est vivant, vibrant. Et chaque visage, chaque mouvement, transpire une émotion différente : l’admiration, la joie, la complicité, la tendresse, l’amour fou. Ma gorge se noue si fort que j’ai du mal à avaler. Je reste plantée là, incapable de détourner les yeux de l’œuvre. Comment ? Comment Vivianne a-t-elle pu faire ça en un seul week-end ? Comment elle a fait pour attraper tout ça ? Toute cette beauté, cette douleur, cette lumière… cette vie qu’on croyait perdue ?
Je sens Antoine figé à côté de moi. Il ne dit rien. Ses lèvres s’entrouvrent légèrement, ses mains tremblent à peine. Il avance d’un pas, lentement. Puis un autre.
Il regarde la fresque longtemps, très longtemps. Et ses yeux brillent, pas de larmes, pas encore, mais d’un truc plus ancien. Plus profond. Et dans un souffle, sans même tourner la tête vers moi, il lâche :
— C’est con… mais j’ai eu l’impression de le voir respirer à travers ce dessin.
Personne ne répond. Personne n’ose.
Vivianne esquisse un sourire. Pas celui d’une fille qui espère qu’on la remarque. Pas celui d’une fille amoureuse. Juste un sourire doux, discret, rempli de force. Celui d’une amie. D’une survivante. De quelqu’un qui tend la main et met un peu de chaleur là où il n’y a plus que du froid. On reste là, tous les cinq, dans cette salle oubliée du monde, à écouter le silence qui bat contre les murs. La fresque ne bouge pas.
Mais moi je la sens respirer. Pour nous. Et peut-être, oui… un peu pour lui aussi.
Antoine a un léger sursaut, un frémissement à peine perceptible, mais je le vois. Ce n’est pas un sanglot, ce n’est pas une larme non plus, juste… une secousse. Comme si tout ce qu’il retient depuis des semaines venait de se cogner contre l’émotion brute de ce dessin. Et sans qu’aucune de nous ne le voie venir, il se tourne soudain vers Vivianne. Et l’enlace. Un geste simple, mais plein de tout ce qu’il ne sait pas dire, lui qui sait écrire mais pas parler de ces émotions. Ses bras se referment autour d’elle, et pendant une seconde, il n’y a plus rien d’autre que ça, cette douleur et cette joie mêlées, suspendues à ses épaules. On retient tout notre souffle, se jetant des coups d’œil, nos visages expriment tantôt la joie, tantôt l’incompréhension. Vivianne rougit jusqu’aux oreilles, évidemment, mais elle ne bouge pas. Puis elle referme ses bras autour de lui, doucement, avec cette retenue tendre qui lui ressemble tant.
— Merci, murmure Antoine contre son épaule. Pour ce cadeau.
Vivianne ferme les yeux, et je vois ses lèvres bouger à peine.
— Merci… d’être mon ami.
Antoine resserre un instant son étreinte, puis il se recule, un peu maladroitement. Il se racle la gorge, essuie nerveusement ses mains sur son jean. Il va pour dire quelque chose mais la cloche sonne. Un bruit banal. Scolaire. Brutal dans sa normalité.
Et notre bulle éclate.
On se regarde tous une dernière fois, un peu désorientés, puis on quitte la salle à tour de rôle. La vie reprend son cours comme si rien ne s’était passé, alors que tout, à l’intérieur, a un peu changé, évolué, bougé.
À la fin de la journée, alors qu’on récupère nos sacs dans le hall d’entrée, Emma se tourne vers nous, les yeux pétillants et les joues rouges.
— J’ai besoin d’un truc frais et pétillant. Ça vous tente une bière en terrasse ? Je vous invite.
Marie lève le poing comme si elle venait de remporter une bataille.
— À fond. Je meurs de soif.
Vivianne secoue la tête, un sourire en coin, les traits encore tirés par la fatigue.
— Désolée, les filles. J’ai besoin de dix heures de sommeil. Minimum. Je crois que mon corps va se décomposer si je ne dors pas tout de suite.
Antoine enfile son sac et attrape ses écouteurs.
— J’dois aller promener Démon. Il doit être en train de me faire une psychanalyse passive depuis ce matin.
J’en profite pour caler ma voix dans le flot des réponses.
— Je vais l’accompagner. Je vous rejoindrai plus tard, promis.
Emma me regarde, comprend sans insister, mais la mine un peu déçue. Elle hoche la tête.
— D’accord. Mais t’as intérêt à venir. On commande les meilleures frites du coin.
Je leur adresse un sourire. Et je suis Antoine dehors, on quitte le lycée à pas tranquilles, dans cette lumière de fin d’après-midi qui fait scintiller les trottoirs comme s’ils viennent d’être polis par le ciel. On marche côte à côte jusqu’à chez lui, sans rien dire.
Quand on arrive, Démon est déjà en poste derrière la porte, à grogner doucement, comme s’il savait qu’il va enfin pouvoir sortir. Antoine lui passe la laisse, lui gratte la tête sans un mot, et le chien nous entraîne dehors comme une fusée au ralenti. On marche longtemps. Pas très vite. Loin des rues bruyantes, on prend un petit chemin qui longe une rangée d’arbres, presque un sentier oublié, où l’ombre s’étire doucement sur le bitume. Les feuilles font ce bruit discret, feutré, que j’adore. Le vent est doux.
— C’était dingue, hein ? finit par lâcher Antoine.
Je tourne la tête vers lui.
— La fresque ? Ouais. C’était…
Je cherche mes mots. Il les trouve à ma place.
— Fort.
J’acquiesce. Il continue :
— J’ai pas compris tout de suite. C’était trop grand, trop beau. J’ai eu comme une claque… Mais pas une mauvaise. Une qui réveille. J’ai l’impression que ça m’a remis quelque chose en place dans la tête.
Je souris doucement.
— Vivianne a ce pouvoir, on dirait. Dessiner ce qu’on n’arrive même pas à formuler.
Il hoche la tête, puis baisse les yeux vers Démon, qui renifle les herbes hautes avec un sérieux comique. Un silence passe, mais cette fois, c’est moi qui le brise.
— Tu sais… j’ai vraiment eu l’impression qu’on était… ensemble, là-bas. Un vrai “nous”, pas juste les survivants.
Il me lance un regard de biais, puis se remet à marcher.
— J’ai pensé pareil.
On avance encore un peu, puis il ajoute, d’un ton plus léger :
— Tu te souviens de la chanson que t’as jouée sur la plage ?
Je relève la tête, intriguée.
— Bien sûr. J’avais pas trop réfléchi… C’est sorti tout seul.
Il sourit, un peu nostalgique.
— Le lendemain, quand il est rentré… On s’est calés chez lui. Il était encore trempé, en vrac, mais… il avait cette lumière dans les yeux. Il m’a dit qu’il n’avait jamais rien entendu d’aussi… “vrai”, je crois que c’est le mot qu’il a utilisé.
Je reste silencieuse, le cœur qui tambourine dans ma poitrine.
— Du coup, continue Antoine, on a écrit des paroles. Plein. Des bouts un peu partout, sur des papiers, son téléphone, même un ticket de bus. Et on a pris la vidéo que t’avais faite de toi sur la plage, et on a commencé à bricoler un truc autour. C’était un peu bancal, mais…
Il rit, perdu dans cette soirée qui doit lui sembler lointaine.
— Ça avait une gueule folle.
Je m’arrête un instant. Mes yeux picotent.
— Tu… tu peux me montrer ?
Il s’arrête à son tour. Me regarde.
— Ouais. Promis. Pas ce soir, j’ai pas tout ici, mais… je te montrerai. Il voulait te faire la surprise.
Ma gorge se serre, mais pas comme avant. Il n’y a pas de larme. Juste une chaleur un peu trop grande.
— C’est fou, je murmure. J’aurais jamais cru que… Que cette petite vidéo vous aurait…
Antoine hausse les épaules.
— C’était pas petit. C’était juste… toi. Et lui, il… il entendait ça.
Il n’y a pas de douleur dans sa voix. Juste de la fatigue. De celle qu’on porte quand on a tout donné. Quand on a tenu trop longtemps.
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