Chap 19 partie 2 - Les vivants

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. Je voudrais dire quelque chose, mais je sais que je n’en ai pas besoin. Il a tout dit. Et moi, j’ai tout compris. On continue à marcher. Démon tire un peu sur la laisse. Il veut aller plus vite, plus loin. Nous, on prend notre temps.
Je me dis que c’est ça, être vivant. Marcher à côté de quelqu’un, écouter une histoire, ressentir la musique même quand elle n’a pas encore été jouée. Et quelque part, je me surprends à attendre demain, pour l’entendre, pour le revoir. Pour respirer encore un peu. Pour lui. Je raccompagne Antoine jusqu’à chez lui, en silence. Le ciel commence à prendre cette teinte délavée qu’il y a parfois avant de sombrer dans le noir, comme s’il hésitait à laisser tomber le jour. Démon trottine devant nous, tranquille, le museau en alerte, les oreilles dressées, lui aussi semble aller un peu mieux.

Devant sa maison, Antoine me lance un dernier regard.

— Merci pour la balade.

Je hoche la tête. Il ajoute, plus posément encore :

— Et merci pour ce que t’es. Pour lui, pour nous.

Je ne réponds rien. Je lui souris, juste. Il le comprend. Puis je repars dans l’autre sens, vers le centre-ville. Emma m’a envoyé un message pour me dire qu’elles sont installées au Diana’s avec Marie, terrasse arrière, frites en cours. Je presse un peu le pas. Quand j’arrive, le ciel est passé au bleu marine. La terrasse est baignée d’une lumière chaude et tamisée, les lanternes suspendues oscillant légèrement dans le vent. Marie sirote une limonade, Emma remue sa paille dans son verre, le regard perdu.

Je les repère immédiatement. Marie tente de raconter une anecdote avec des gestes exagérés pour faire rire, mais Emma ne suit pas vraiment.

— Hey, je souffle en arrivant.

— Salut toi, répond Marie avec son habituel sourire énergique.

Emma relève la tête, esquisse un sourire un peu forcé.

— Ça va ? demande-t-elle, comme si de rien n’était.

— Ouais. Vous avez commandé pour moi ?

— Je t’ai pris une bière blonde. La serveuse arrive avec.

Je m’assois, pose mon sac à côté de moi. On me dépose la bière, je murmure un merci, puis je regarde Emma. Elle a l’air absente, tendue. Elle a toujours ce petit pli entre les sourcils quand elle essaie de faire semblant. Je la connais trop bien.

— Ça va pas, hein ? je dis presque en murmurant.

Elle redresse la tête, surprise. Elle hésite. Puis baisse les yeux, tripote son verre.

— Si si, tout va bien.

Je la fixe. Juste ça. Pas besoin de plus. Elle craque en moins de 30 secondes. D’abord, elle ferme les yeux très fort puis elle inspire, la voix tremblante.

— Je suis horrible, dit-elle. Je m’en veux tellement… C’est affreux ce que je vais dire.

Je pose ma bière, interdite. Marie se fige aussi, le regard sur Emma.

— Mais j’en ai marre, souffle-t-elle. J’en peux plus.

Ses yeux se remplissent de larmes. Elle les essuie en vitesse, mais c’est trop tard, elles coulent déjà sur ses joues.

— J’en ai marre d’avoir l’impression de passer après lui. Même dans le coma. Même absent. J’ai l’impression qu’il est toujours là, entre nous.

Ma gorge se serre.

— J’ai l’impression que je te perds, Sophie. Que tu passes plus de temps à penser à Alex qu’à être avec moi, avec nous. Et je sais que c’est normal, que tu l’aimes, que tu souffres, et que j’ai pas le droit de dire ça, mais… j’ai l’impression que je suis plus dans ta vie comme avant.

Je reste figée. Puis je prends une longue gorgée, le goût amer glisse dans ma gorge, net, comme une gifle froide. Je ne sais pas quoi dire. Parce qu’elle a raison et que ça fait mal, pour elle… et pour moi aussi. Un silence retombe autour de nous. Les bruits de la terrasse s’éloignent un peu, comme assourdis par la tension que les mots d’Emma viennent de faire éclater. Elle essuie ses joues du revers de la main, maladroitement, comme si elle avait honte de pleurer. Elle évite nos regards, renifle discrètement. Je sens son cœur battre trop vite, même à travers la table. C’est Marie qui brise le silence. Sa voix est basse, mais claire, avec cette force brute que je ne connais que chez elle.

— Tu sais, Emma… on le ressent toutes un peu, je crois.

Emma relève la tête, ses yeux encore humides, surprise.

— Ce sentiment d’être mises de côté. D’être là, mais… derrière. De voir Sophie tomber, se renfermer, s’éteindre petit à petit… et de ne rien pouvoir faire.

Elle souffle un petit rire, nerveux.

— On comprend. Bien sûr qu’on comprend. C’est Alex. C’est grave. C’est un truc qu’on n’a jamais vécu. Mais… ça empêche pas que parfois, ça fait mal aussi.

Elle tourne son verre entre ses doigts, le regard fuyant, mais ses mots sont justes. Précis. Douloureux.

— Moi, je me suis sentie inutile. Et coupable d’y penser. Parce qu’il y a plus important. Parce que toi, Sophie, t’étais dans un puits. Mais ça fait du bien de l’avouer, même si c’est moche.

Je reste un moment sans rien dire. Leur peine me frappe au ventre, leur honnêteté et surtout leur présence malgré tout. Alors je tends les bras. Je prends la main d’Emma dans la mienne. Puis celle de Marie. Je les serre fort, comme si je pouvais leur faire passer un peu de chaleur, un peu de reconnaissance à travers mes paumes tremblantes.

— Vous n’êtes pas horribles, je souffle enfin. Ni l’une, ni l’autre. Vous êtes… mes piliers, vous trois avec Vivianne. Mes repères. Et je suis tellement, tellement désolée si je vous ai fait vous sentir mises de côté.

Ma gorge me brûle, mais je continue.

— Je crois que j’ai juste… perdu pied. Tout est devenu flou. J’ai vécu chaque jour en apnée, et dans cette douleur-là, j’ai oublié que j’étais pas seule. J’ai oublié que vous étiez là. Que vous m’aimiez. Et que je devais continuer à vous aimer aussi, activement. Pas juste par réflexe.

Je tourne les yeux vers Emma.

— Je t’ai jamais mise de côté, Emma. Pas consciemment. Mais j’ai plongé, et j’ai arrêté de nager, j’ai oublié de te tendre la main. Et je regrette, vraiment.

Elle me regarde, les lèvres tremblantes, incapable de parler.

— Mais je vais un peu mieux. Je commence à respirer à nouveau. Pas tout le temps, pas encore bien… mais ça revient. Et j’ai envie de retrouver notre quatuor. D’être là, pas juste en apparence. D’être présente. Vraiment.

Je prends une grande inspiration, puis j’ajoute, plus calmement :

— J’ai encore peur. Beaucoup. Mais c’est plus la même peur qu’avant. Je crois que j’ai accepté une part de la douleur. Celle liée à ma mère. Et ça m’a libérée un peu. Je veux que ce soit pareil pour Alex. J’ai besoin de vivre, maintenant. Pas attendre de survivre.

Emma serre mes doigts à m’en faire craquer les phalanges.

— Tu promets ? demande-t-elle dans un souffle, presque enfantin.

Je hoche la tête, les larmes aux bords des cils.

— Je promets.

Marie claque sa langue contre son palais, essuie discrètement un coin de son œil et marmonne :

— Putain, si vous continuez, je vais chialer comme une madeleine et c’est moi qu’on va devoir ramasser.

Et là, ça nous fait rire. Un rire bancal, un peu trop aigu, un peu trop nerveux. Mais un vrai. Un qui nous rassemble, nous recolle. Même autour d’une bière tiède et d’un cornet de frites froides. Et dans cette lumière douce de fin de journée, sous les lanternes qui clignotent faiblement, je me sens plus entière. Un peu plus vivante. Un peu plus à ma place. Pas complètement guérie. Pas encore. Mais soutenue. Et aimée.

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