Chap 20 partie 1 - Questionnement

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Le soleil est haut déjà, mais la lumière dans la chambre d’Alex est douce, tamisée par les stores à moitié fermés. Les machines bourdonnent doucement, comme des respirations décalées. Je suis là, assise à côté de lui, les jambes repliées sur le fauteuil, mon carnet de croquis fermé sur mes genoux. Je parle. Longtemps. De tout. De rien. De ce qui passe, de ce qui reste. De ce qui fait mal, de ce qui fait tenir.

— Franchement, tu aurais détesté ce film. Emma a insisté pour qu’on le regarde, un truc improbable avec des mecs qui se battent à coups de muffins. Je te jure, à un moment, ils se battent avec de la pâtissière. De la vraie. Et y’a un ralenti sur un cupcake. C’était… pathétique.

Je laisse échapper un rire discret. Mon regard glisse sur son visage, tranquille, presque paisible. Comme s’il dormait simplement après une nuit blanche. Comme si tout allait bien, à la surface du moins.

— Tu aurais soufflé très fort, roulé des yeux, et après t’aurais dit un truc cynique du genre : "Encore un chef-d’œuvre du 21e siècle". Ça m’a manqué, ça.

Je baisse les yeux, cherche un appui dans les plis du drap, un endroit où ancrer tout ce que je ressens sans pouvoir le dire vraiment.

— La fresque de Vivianne est toujours dans la salle de musique, tu sais. Je t’en ai déjà parlé, je crois. Trois fois, même. Mais… j’arrive pas à m’en lasser. C’est bizarre, non ? Comme si elle avait réussi à peindre un bout de toi qu’on avait perdu. De vous, même. Toi, Antoine… et nous. C’est étrange comme ça m’apaise. Et ça me serre le cœur en même temps.

Je tends la main, lentement, jusqu’à la sienne. Comme tous les jours, ses doigts sont froids. Immobiles. Bien loin de la chaleur qu’il dégageait toujours, de cette électricité qu’il portait sur la peau quand il touchait la mienne. Je la serre doucement. Il ne répond pas. Mais je continue. C’est devenu une routine, un rituel sacré. Il ne parle pas, mais je remplis l’espace. Je le garde vivant, à ma façon.

Je me penche légèrement vers lui, repousse une mèche tombée sur son front. Ses cheveux ont encore foncé. Le rouge, ce rouge flamboyant qui me faisait penser à la braise, n’est plus qu’une teinte diffuse. Maintenant, c’est presque noir. Ça lui change le visage. Ça l’endurcit un peu. Mais c’est étrange… j’aime bien. Comme si un autre Alex dormait là, sous la surface, une version que je ne connais pas encore, et que j’espère connaître un jour.

— T’as changé… même endormi, t’as encore l’air de te foutre de moi, tu sais ?

Je souris faiblement. Puis je ferme les yeux un instant. Je veux lui dire encore un truc, je crois… mais on frappe doucement à la porte. C’est Élisabeth, l’infirmière. Une femme d’une quarantaine d’années, au visage doux et fatigué, un peu usé par les années mais toujours chaleureux. Elle me connaît maintenant. Elle vient régulièrement, toujours avec un mot gentil, un sourire discret, une présence rassurante, presque familière.

— Salut Sophie. Je passe juste prendre ses constantes.

Je me décale un peu pour la laisser faire. Elle s’approche du lit, inspecte les machines avec efficacité, note quelques chiffres sur sa tablette. Son geste est calme, précis, presque maternel.

— Tout va bien, dit-elle après un moment. Il ne s’enfonce pas, tu sais ? Il est stable. Il tient bon.

J’hoche la tête, soulagée malgré moi. Elle me sourit en posant une main légère sur mon épaule.

— Continue à lui parler. Je suis persuadée que ça compte plus qu’on le pense.

— Merci, je souffle, la gorge un peu serrée.

Elle range son matériel, me fait un clin d’œil et quitte la pièce avec la même discrétion qu’elle est entrée. Et je reste là. Juste moi, Alex, et ce silence habité par mes mots. Ce silence doux et fragile, qui nous appartient à tous les deux.

Une vibration me tire de ce moment suspendu. Mon téléphone. Je le sors de la poche de mon jean, un peu agacée. J’ai pas envie. Pas maintenant. L’écran affiche Emma. Alors je décroche. Je ne veux plus jamais qu’elle se sente délaissée par moi. Ni elle, ni les filles.

— Ouais ?

— Sophie… t’es où ?

Sa voix est tendue. Presque fébrile.

— À l’hôpital. Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

Il y a un court silence durant lequel j’imagine mille et un trucs, certains qui me font rire, d’autres qui me font peur. Puis elle lâche d’une traite :

— Le père d’Alex. Ils l’ont arrêté ce matin.

Je me redresse et lace brusquement la main d’Alex. Mon cœur ralentit d’un coup. Comme une machine qui cale.

— Quoi… ?

— Ils l’ont arrêté. Il était planqué dans une maison à l’abandon, pas loin de la ville. Quelqu’un l’a reconnu. Ils ont vérifié, c’est bien lui. Il est en garde à vue.

Je sens mes doigts se crisper sur le tissu du fauteuil. Je regarde Alex. Il ne bouge pas évidemment.

— Et y’a autre chose, souffle Emma.

Je me tais. Je sais déjà que je vais pas aimer.

— Ils veulent te parler. Les flics. Par rapport à ta mère. Il semblerait qu’il… qu’il pourrait y avoir un lien.

Mon estomac se retourne violemment. La pièce tangue. Je ferme les yeux. Inspire. Expire. Un lien. Encore un. Toujours ces nœuds impossibles à défaire qui apparaissent alors que j’en ai défait d’autres. Je ne dis rien pendant quelques secondes. Emma attend.

— OK, je finis ici… et j’y vais. Demain.

— T’es sûre ? Je peux venir avec toi, si tu veux.

— Non. Merci. Je… Je préfère y aller seule.

Elle comprend. Je raccroche. Repose mon téléphone. Regarde à nouveau Alex. Un frisson ancien, et une peur familière m’enserre la gorge, prête à m’étouffer. Quand je rentre à la maison, tout me paraît trop silencieux. J’ai encore le goût métallique de la conversation avec Emma dans la bouche. Le calme du salon ne fait qu’accentuer le tumulte en moi.

Mon père est là, assis à la table, plongé dans un vieux dossier de travail. Quand il me voit, il relève aussitôt les yeux. Je vois son regard s’assombrir en une seconde. Il devine tout de suite que quelque chose ne va pas.

— Ça va pas… Qu’est-ce qui s’est passé ?

Je secoue la tête doucement, dépose mon sac près de la porte.

— C’est rien. C’est… C’est juste une journée un peu compliquée.

Il se lève, s’approche, mais pas trop près.

— Tu veux m’en parler ?

Je fronce les sourcils, hésite. Puis finalement, je souffle, résignée :

— Le père d’Alex. Ils l’ont arrêté ce matin.

Un silence s’abat. Je vois ses épaules se raidir.

— Ah… D’accord. Et… tu l’as su comment ?

— Emma m’a appelée. J’étais à l’hôpital.

Il me fait un signe de tête, puis s’efface vers la cuisine.

— Je vais te faire un thé. Reste là.

Je ne proteste pas. Je m’installe lentement sur le canapé, les bras croisés, le cœur trop plein. Il revient quelques minutes plus tard avec deux tasses. La sienne, noire, fume encore. La mienne, à moitié remplie, sent la camomille et quelque chose d’un peu trop sucré. Je prends la tasse entre mes mains. Elle me brûle presque mais je ne bois pas.

— Ils veulent m’entendre, je dis. La police. Par rapport à maman.

Il reste figé un instant. Ses doigts se referment sur l’anse de sa tasse.

— Tu… crois qu’il y a un lien ?

Je hausse les épaules dans un geste vide.

— J’en sais rien... Je n’ai plus beaucoup de souvenirs de cette soirée.

Il hoche la tête, comme s’il comprend sans vraiment savoir quoi dire.

— Tu n’es pas seule, tu le sais, hein ? Si tu veux qu’on en parle… si tu veux que je vienne avec toi…

— Non. Merci. Je préfère y aller seule.

Il baisse les yeux, accepte sans discuter. Il sait maintenant que parfois, me laisser tranquille est la meilleure chose qu’il puisse faire, tout comme moi je peux le faire pour lui. Je bois une gorgée de thé. Il est tiède déjà. Le goût m’écœure un peu, je repose la tasse, puis me lève.

— Je vais monter.

— D’accord.

Je quitte le salon, monte les escaliers lentement, comme si mon corps pèse plus lourd d’un coup. Dans ma chambre, la lumière du jour s’efface lentement derrière les volets. La pénombre m’accueille comme une vieille amie.

Je m’allonge sans me changer. Mon regard fixe le plafond, puis dérive vers la fenêtre. Et d’un coup, les images reviennent. Floues. Incomplètes. Mais brutales. Le visage de l’homme, ce soir-là. Ou plutôt… son ombre. Son regard. Cloué à la vitre. Et moi, petite, figée dans le couloir, incapable de crier. Un frisson me traverse, puis la douleur. Un mal de tête soudain, violent comme une aiguille plantée entre les tempes. Je ferme les yeux, serre les dents, enfouis mon visage dans l’oreiller.

Et je m’endors. Sans m’en rendre compte. Quand j’ouvre les yeux, il fait jour, mon t-shirt me colle à la peau. Je suis trempée. Mes draps aussi. Une sueur froide qui m’enveloppe tout entière. J’ai dû cauchemarder. Toute la nuit. Je le sens dans mes muscles tendus, dans ma nuque raide, mais impossible de me souvenir, le rêve m’échappe. Comme un morceau de moi qui s’est dissous pendant la nuit.

Je prends une douche brûlante sans vraiment sentir la chaleur, enfile un jean et un sweat sans regarder lesquels. Mon père, les lèvres pincées, m’enlace fortement, pour me donner du courage sans doute, il m’en faudra beaucoup. Le trajet jusqu’au centre-ville m’a paru irréel, comme si j’avance dans un brouillard que je n’arrive pas à dissiper. Et puis j’y suis. Le bâtiment est gris, impersonnel, comme tous les bâtiments administratifs de ce genre. Une plaque écaillée au-dessus de la porte vieillissante annonce fièrement "Commissariat Central". J'entre sans vraiment réfléchir, comme on franchit une frontière invisible, le pas léger, le ventre déjà contracté.

À l'accueil, une femme maussade au teint blême me demande mon nom. Juste "Sophie", comme toujours. Elle me lance un regard vide, sans une once de chaleur, avant d’indiquer du menton une chaise à l’angle de la pièce. Je m'y installe, raide, dos collé contre un mur froid tapissé d'affiches fanées vantant la sécurité, la vigilance, les droits et les devoirs. Alex aurait rigolé devant ça. Il aurait trouvé une formule assassine, peut-être quelque chose comme : "Même la police a besoin de pense-bêtes."

Je tente de sourire à cette idée, mais mes lèvres ne bougent pas. Mes mains sont moites et glissent légèrement quand je les essuie sur mes cuisses. Une tension rigide s'est logée dans ma nuque, remonte jusqu'à mes tempes. J'ai chaud et froid en même temps. La climatisation souffle trop fort dans un bruit qui blesse mes oreilles. La lumière trop blanche m’agresse les yeux. Chaque respiration me paraît étriquée, chaque seconde étirée.

La salle est presque vide. Deux hommes parlent à voix basse dans un coin. Un policier traverse le hall, mug en main, l'air absorbé. Il ne m’adresse pas un regard. L'odeur est un cocktail désagréable de café tiède, de javel, de papiers humides et d'assouplissant bon marché. L'air est sec, mais colle à la peau. J'ai envie de me lever, de dire que c'était une erreur, que je suis venue pour rien. Mais mes jambes refusent de bouger, le souvenir vague de cette autre fois me revient, trop petite, trop fragile, trop perturbée. Le souvenir ne fait que passer, à peine quelques secondes plus tard ma tête est de nouveau vide. Je reste figée, à observer mes chaussures un peu poussiéreuses. J'ai dû marcher longtemps, je crois, pour retarder ce moment.

Mon téléphone ne vibre pas. Pas de messages. Pas d'Emma. Pas de Marie. Ni de Vivianne. Rien. Juste ce foutu tic-tac régulier au mur, qui semble s'étirer comme si le temps lui-même voulait me faire craquer. Une porte s’ouvre. Un homme d'une cinquantaine d'années, cheveux grisonnants, tenue sobre, pas d'insigne apparent, m'appelle d'une voix neutre :

— Sophie ? C'est par ici.

Je me lève. Mes jambes sont raides, lourdes. Mon estomac se serre. Il me fait signe de le suivre. On emprunte un long couloir sans fenêtre, silencieux, trop propre, les murs sont nus, le sol désespérément ciré à la limite du glissant. On dirait que le lieu a été nettoyé de toute émotion, ou sans doute de toute humanité.

Il pousse une porte. L'intérieur est glacé. Une table, deux chaises, un dictaphone, une horloge trop bruyante. Rien d'autre. Pas de miroir sans tain, pas d’interrogatoire de film. Juste une salle trop blanche, trop vide.

Je m'assois et il prend place face à moi. Il est posé, calme. Son regard est froidement neutre, analytique sans être agressif. Il ne dégage ni empathie, ni hostilité. Juste une attente silencieuse, comme s'il veut que la réalité sorte de ma bouche sans qu'il ait à la forcer.

— Merci d’être venue. Je sais que ce n’est pas facile.

Je hoche la tête, incapable de répondre. Mes mains sont crispées sur mes genoux et mon cœur cogne contre ma cage thoracique, comme s’il cherche une porte de sortie.

Il ouvre un dossier devant lui. Épais. Rempli d’annotations griffonnées, de post-it colorés, de feuilles cornées et vieillies par le temps et le nombre de fois où elles ont été lues. Il le feuillette lentement, en silence, le temps de me laisser mijoter. Puis il lève enfin les yeux vers moi, noir profond :

— On vous a convoquée parce qu’une nouvelle pièce s’est ajoutée au puzzle. Le père d’Alex a été arrêté. Et on cherche à établir certains liens avec des faits plus anciens.

Je reste muette. Ma gorge est sèche. Mon dos colle au dossier de la chaise qui grince sous mes mouvements à peine perceptibles.

— Vous avez témoigné, à l’époque, après la mort de votre mère. Vous avez mentionné un homme à la fenêtre. Une silhouette. Un regard.

Je ferme les yeux. Ce foutu regard. Il revient aussitôt. Vague, brumeux, mais chargé d’un malaise inoubliable.

— Pensez-vous que vous pourriez le reconnaître aujourd’hui ? Si je vous montrais une photo ?

— Je… je sais pas. C’était flou. J’étais petite. Je crois que j’ai surtout… senti sa présence.

Il note sans commenter. Le bruit sec du stylo claque dans l'air figé. Puis il le referme. Clic.

— On a aussi retrouvé des documents liés aux activités militantes de votre mère. Vous saviez qu’elle faisait partie d’une cellule engagée pour les droits des animaux, je suppose ?

J'acquiesce lentement. Une tension me pince la base du crâne.

— Est-ce que vous avez déjà entendu le nom Elena Rochefort ?

Je fronce les sourcils. Non. Ou en tout cas, pas consciemment.

— Non. Je crois pas.

— C’était une militante active à l’époque. Elle faisait partie du même groupe que votre mère. Elle est aussi… la mère d’Alex.

Je sens mon estomac se contracter violemment. Un vertige me prend. Je tente de respirer lentement, mais ma poitrine reste bloquée.

— Sa mère est dans le coma depuis plusieurs années, ajoute-t-il calmement. Mais nous sommes en train de recouper des éléments. Il se pourrait qu’elles se soient connues. Qu’il y ait un lien, même indirect.

Il me tend une photo. Je la prends sans la regarder tout de suite. Mes doigts tremblent. La feuille est glacée, presque humide de sueur. Quand je baisse les yeux, je vois un visage. Flou. Mal cadré. Vieux cliché d’une manif ou d’un local. Ma mère est dessus. Et à côté… une autre femme. Cheveux clairs, regard vif.

— Elena Rochefort, dit-il doucement.

Je fixe la photo, mais les lignes se brouillent. Mon cerveau hurle que c’est impossible, que c’est une coïncidence, qu’il existe sûrement des centaines de femmes avec ce visage. Mais mon ventre, lui, sait. Il sait que ce lien existe. Que ce passé ne veut pas rester enterré.

Il me pose encore quelques questions, sur Alex, sur son père, sur ce que je sais de leur histoire. Mais je ne retiens pas grand-chose. Mon souffle est court, mes paumes moites, mes doigts engourdis. Je réponds honnêtement, du mieux que je peux. Le reste, je crois, s’efface sous la confusion.

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