Chap 20 partie 2 - Questionnement

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Quand je ressors, le ciel est encore bleu. Il fait presque chaud. Mais j’ai froid partout. Et l’impression d’avoir mis les pieds dans quelque chose de bien plus grand que moi. Je marche un moment, sans but précis, le long des trottoirs familiers. Le monde autour continue, comme s’il ne s’était rien passé. Des voitures passent. Une vieille dame traîne son cabas à roulettes. Un enfant pleure dans une poussette. La vie, en face de moi, me semble trop normale, et comme toujours depuis plus d’un mois je suis déphasée, comme en sursis. Je me dis que je devrais rentrer. Ou me poser quelque part. Mais non. Je tourne à gauche, puis à droite, et sans m’en rendre compte, mes pas me ramènent au lycée comme si mon corps avait décidé pour moi. Comme si, au fond, j’avais besoin de ce semblant de normalité, aussi absurde soit-il. Peut-être pour faire comme si j’étais encore capable d’être une lycéenne normale, avec des cours, des exos, des gens qui parlent trop fort dans les couloirs.

Dès que je passe le portail, l’agitation me saute à la gorge. Les rires, les pas précipités, les voix surexcitées, les examens approchent et ça stresse tout le monde, mais ça les occupe. Moi, j’ai juste l’impression de flotter. Un groupe de filles rigole à s’en étouffer près des escaliers, l’une d’elles trébuche, les autres éclatent de plus belle. Ça me frappe de plein fouet. Leur joie. Leur insouciance.

Je m’isole au CDI. Je m’enfonce dans un coin, près des fenêtres. Il y a des élèves qui révisent sérieusement, surlignant frénétiquement leurs fiches, tapant du pied en rythme, mais moi, je regarde à travers la vitre. Je regarde les arbres bouger sous le vent et je me demande si eux aussi ont parfois envie de hurler sans bruit. Je sors un cahier et je l’ouvre au hasard, une page blanche me fait face.

Au bout d’un moment, une silhouette familière s’approche. Mme Renier, ma prof d’histoire. Cheveux courts, regard vif, mais doux.

— Sophie ? Tu vas bien ?

Je relève les yeux. Elle s’est accroupie à côté de ma table, comme pour ne pas me surplomber.

— Oui… ça va, je crois.

Elle sourit doucement, penche un peu la tête.

— J’ai appris pour Alex. Je ne le connaissais pas très bien, mais… c’est un garçon intelligent. Un peu à part, mais brillant. Je suis désolée pour ce qui lui est arrivé.

Je hoche la tête, incapable de trouver quelque chose à dire, la nouvelle de son accident a enfin fait le tour de l’école mais étrangement rien n’a changé. Elle ajoute :

— Si jamais tu as besoin de temps, pour les examens… ou juste de souffler. Tu viens me voir, d’accord ?

Je murmure un "merci", à peine audible. Elle me tapote l’épaule puis elle repart. Je la regarde s’éloigner, et pendant quelques secondes, j’ai envie de pleurer. Je reste encore un moment au CDI, à fixer cette page blanche qui me renvoie à mon propre mutisme, rien ne sort. Ni mots, ni chiffres, ni larmes. Juste ce brouillard dans la tête et l’envie pressante d’être ailleurs. Alors je me lève. Je range mes affaires sans bruit. Je croise quelques visages, j’esquive les regards. Je quitte le lycée sans prévenir, sans but précis. À croire que ces derniers temps ma vie ne fait que ça, des hauts et des bas entre aller mieux et être au plus mal. Je passe mon temps à me plaindre, à ressasser mes douleurs et mes doutes. Un coup le temps me semble aussi sirupeux que du miel, un coup j’ai l’impression qu’il file plus vite que la musique…

Mes pas me guident tout seuls, à croire que mon corps a son propre instinct de survie. Et c’est sans surprise que je me retrouve, une demi-heure plus tard, devant la devanture familière du Dreams Coffee. Je pousse la porte presque machinalement. Il y a dans ce lieu quelque chose d’immuable, de silencieusement rassurant, comme une couverture posée sur les épaules un soir de tempête. L’odeur du café, de la cannelle et du vieux bois m’enveloppe dès que j’entre, et un soupir m’échappe, léger mais sincère.

Marc est là, derrière le comptoir, en train de remplir une cafetière. Il me voit tout de suite, me sourit sans forcer, comme toujours. Il ne dit rien, ne demande rien. Pas de questions. Pas de regards insistants. Juste un petit signe de tête, comme pour dire je t’ai vue, je suis là, prends ton temps. Je m’installe à ma place habituelle, celle près de la grande vitre embuée un peu à l’écart, comme si ce coin avait été conçu pour les âmes en vrac. Le bois de la table est tiède sous mes paumes, le calme du café me berce doucement. Quelques minutes plus tard, Marc dépose une tasse fumante devant moi, sans rien dire d’autre que :

— Café éthiopien. Il vient d’un coin reculé, où les grains sont cueillis à la main, un par un. C’est presque une œuvre d’art, ce truc-là.

Je murmure un merci, à peine audible. Il ne s’assoit pas, mais s’adosse au mur en face de moi, les bras croisés, l’air tranquille de celui qui n’est jamais pressé, mais qui sait avec exactitude quand il faut parler et quand il faut se taire. Sa présence est rassurante sans jamais être envahissante. Un équilibre rare. Je porte la tasse à mes lèvres. La chaleur me réconforte, le parfum du café me monte au nez. L’amertume m’agrippe d’abord, sèche, presque abrupte, puis une douceur inattendue s’installe, s’étire comme une note tenue trop longtemps après la fin d’un morceau. C’est fort, profond, presque vivant. Comme ce lieu. Comme lui.

Le silence dure plusieurs minutes. Un silence habité. Les silences aussi font désormais partie de mon quotidien, depuis que la seule musique que je veux entendre s’est endormie dans un lit d’hôpital. Il ne me force pas à parler, ne me regarde pas avec pitié. Mais je finis par lâcher, comme si les mots coulaient malgré moi :

— J’ai passé des semaines à attendre qu’il se réveille. Mais j’étais pas vraiment vivante non plus, je crois.

Je baisse les yeux, honteuse, presque surprise de ce que je viens de dire à voix haute. Les mots me brûlent la langue. Mais maintenant qu’ils sont sortis, ils restent là, flottants.

— J’ai même laissé mes meilleures amies croire que je les avais oubliées. Qu’elles comptaient plus. Et elles avaient raison de m’en vouloir. Parce que j’étais plus là.

Marc hoche la tête sans un mot au début. Puis il dit, d’une voix basse, un peu rauque, comme marquée par le tabac ou la fatigue du monde :

— L’absence, c’est pas juste quand quelqu’un n’est plus là. C’est aussi soi-même, quand on s’efface. Quand on s’éteint à petit feu. Et souvent, ça fait encore plus mal que le reste.

Je lève les yeux. Il ne cherche pas les miens. Il fixe un point invisible sur la table, quelque part entre nous, comme s’il parlait au vide que chacun de nous porte. Un vide qui sait écouter.

— J’ai aimé, beaucoup. J’ai perdu aussi, plus d’une fois. Des gens, des projets, des morceaux de moi. Et à un moment, j’ai compris que se battre, ça voulait pas dire faire semblant d’aller bien. Ça voulait dire rester debout. Juste ça. Rester debout pour soi. Parce que si tu te perds toi-même… t’es plus bon à rien pour personne. Même pas pour ceux que t’aimes.

Je sens ma gorge se nouer. Mes yeux picotent. Mais les larmes restent là, en suspens. Je tiens ma tasse un peu plus fort. Sa chaleur irradie mes paumes, doucement, et semble me traverser tout entière. Mon cœur ralentit. Mon souffle se fait plus calme. Je hoche la tête. Rien de plus. Juste ça. Mais c’est suffisant. Marc esquisse un sourire. Pas un sourire de façade. Un vrai, si réel qu’il dessine des plis autour de ses yeux et fait vibrer quelque chose d’ancien dans l’air entre nous.

— T’as pas besoin d’être forte tout le temps, Sophie. Mais t’as le droit d’écrire ta propre suite. D’inventer ce que tu veux faire de ton chagrin. De le transformer en quelque chose qui t’appartient.

Je termine mon café lentement, sans dire un mot. Il ne me presse pas. On reste là, tous les deux, dans cette bulle tiède, faite de silence rugueux et d’écoute véritable. Le genre d’espace qui soigne un peu, même quand on ne le réalise pas tout de suite. Puis je me lève. Je remets ma chaise en place. Avant de partir, je m’arrête devant l’étagère près du comptoir. Celle où il vend ces carnets un peu trop chers, à la couverture épaisse et aux pages ivoire, lisses et vierges. J’en prends un. Un petit carnet noir à la couverture souple, sans ligne, sans titre. Comme un terrain de jeu. Ou une promesse. Marc s’approche pour le scanner. Il jette un œil au modèle que j’ai choisi.

— Tu vas écrire quoi là-dedans ? demande-t-il, curieux.

Je le regarde, droit dans les yeux. Et je souris. Pas grand-chose mais un peu.

— Ma vie. Mes douleurs. Mes amours. Mes joies. Tout ce qui me fait tenir debout, en fait. Et qui fait de moi ce que je suis.

Il hoche la tête sans surprise. Il comprend. Il comprend toujours. Je paye. Je sors. L’air dehors ne me semble plus aussi hostile qu’auparavant. Il n’est pas doux. Pas encore. Mais il n’est plus coupant. Je ne suis pas heureuse. Pas encore. Mais je suis plus claire. Plus présente.

Et peut-être… un peu plus vivante.

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