Chap 21 - Un goût douloureux

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Mon stylo tombe sur la table avec un petit clac. Rien de dramatique, mais dans le silence tendu de la salle, ça résonne comme un gong. J’ai sursauté moi-même, comme si j’avais réveillé quelque chose. Quelques têtes se lèvent, des regards fatigués se croisent, des soupirs s’échappent. Les derniers candidats grattent encore frénétiquement leur copie, l’encre file, les cerveaux fument. La prof de surveillance fixe l’horloge murale, debout comme une statue, les bras croisés, comptant mentalement les secondes restantes.

Je regarde ma feuille. J’ai terminé. Ou du moins, j’ai tout donné. Il reste peut-être cinq minutes. Peut-être plus. Mais je suis incapable de relire une seule ligne. Je reste là, bloquée sur ma dernière phrase, comme si j’attendais une validation cosmique, un signe qui dirait : oui, c’est suffisant.

Autour de moi, les jambes commencent à bouger sous les tables, les stylos tombent à leur tour, les dos se redressent avec un craquement à peine dissimulé. La chaleur est lourde, saturée d’anxiété et de soulagement prématuré. Puis la voix sèche de la prof claque :

— C’est terminé. Posez vos stylos.

Et c’est comme si le temps reprenait son cours. Des chaises raclent, des copies se superposent. Je pousse la mienne vers le bord de la table, comme on referme un livre trop lourd. J’ai le cœur qui cogne tranquillement dans ma poitrine. C’est fini. Le bac. L’année. Le tourbillon. Je sors en silence, avec le flot, avec les autres. Mais c’est comme si j’étais sous l’eau. Et puis, soudain, la lumière de dehors me frappe de plein fouet. Le soleil, l’air tiède, les cris de joie. Les portables crépitent, ça s’enlace, ça rit. On parle déjà de vacances, de plages, de plans de dernière minute.

J’essaie de sourire. D’attraper un peu de cette insouciance qui flotte autour de moi. Mais un vide me tire vers l’arrière, comme un fil invisible que je n’arrive pas à couper. Alex n’est pas là. Et même si je savais qu’il ne viendrait pas, mon regard l’a cherché. Encore. Toujours. C’est ridicule. Mais l’absence laisse un creux. Une brèche qui refuse de se refermer.

Je me tiens là, sur les marches du lycée, le visage dans la lumière. Et je réalise que cette année m’a retournée dans tous les sens. M’a vidée, blessée, révélée. Et pourtant… je suis là. Vivante. Étonnamment calme. Un peu brisée, oui. Mais debout. Et j’ai réussi. Quand j’émerge enfin hors du lycée, le monde semble exploser autour de moi. Certains élèves sautent de joie, d’autres traînent la tête basse, comme s’ils venaient de rater l’épreuve de leur vie. On entend des cris de victoire, des râles de frustration, des éclats de rire un peu hystériques. Moi, je ne sais pas trop. L’avenir me dira si j’ai réussi ou non. Mais au fond, ce n’est plus si important. Le pire est derrière moi.

Mon téléphone vibre dans le fond de mon sac comme un cœur affolé. Je le saisis, les doigts encore engourdis par l’effort. Le groupe des filles déborde de messages :

16h24 de Emmi : LIBERTÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉÉ

16h24 de Vi : Je veux une pizza entière rien qu’à moi.

16h25 de M : Je suis officiellement allergique à l’histoire-géo. RIP.

16h25 de Emmi : Sophie si t’es pas au Diana’s dans 10 minutes je bois ton mojito.

Je souris en coin. Mes jambes sont en coton, mais mon cœur bat plus fort, presque joyeux. J’ai envie de pleurer de fatigue et de danser dans la rue en même temps. Je passe par l’arrière du Diana’s pour rejoindre la terrasse. L’odeur du citron menthe et du sucre chaud flotte dans l’air. Les guirlandes lumineuses, encore éteintes, dessinent des ombres entrelacées sur les parasols. Les filles sont déjà installées, lunettes de soleil sur le nez, verres colorés à la main. On dirait une pub pour les vacances d’été. Le genre de moment figé dans une insouciance fragile. Dès qu’elle m’aperçoit, Emma bondit de sa chaise.

— T’AS SURVÉCU ! hurle-t-elle avant de me serrer dans ses bras comme si j’étais une revenante.

Vivianne m’embrasse sur la joue, et Marie m’ébouriffe les cheveux.

— Sérieux, t’étais dans un bunker ou quoi ? balance Marie.

— Juste dans une salle étouffante avec un sujet de philo qui m’a regardée droit dans l’âme, je marmonne en m’affalant sur la chaise libre.

Je sens le tissu tiède du coussin sous mes cuisses, le bruit des glaçons qui tintent dans les verres voisins, les notes lointaines d’une guitare qui filtrent depuis l’intérieur du bar.

— Et t’as écrit quoi ? demande Vivianne.

— Que le bonheur, c’est… la conscience de sa propre liberté, je crois. Mais j’ai brodé comme jamais.

— Franchement, je pense que je m’en suis bien sortie, dit Emma en sirotant son cocktail. Sauf en maths. Là j’ai juste prié pour que le correcteur soit d’humeur clémente.

— En vrai, je pense que je l’ai eu, déclare Marie en bombant le torse. Même la dissert d’histoire, j’ai sorti des trucs que j’avais même pas révisés. J’étais possédée.

— Pareil, ajoute Vivianne. J’ai eu un bug en sciences mais le reste… je le sens bien.

— On est peut-être devenues intelligentes sans s’en rendre compte, je lance.

— Ou alors on est trop fatiguées pour stresser, répond Emma.

On rit toutes. Les verres s’entrechoquent, des morceaux de citron tombent au fond, des gouttes d’eau glissent sur la table. Le soleil tape sur les verres et dessine des reflets irisés sur nos avant-bras. Les épaules se relâchent. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens vraiment là, avec elles. Ancrée. Je bois une gorgée de mojito avant de demander, un peu à contretemps :

— Antoine est pas avec vous ?

Emma hésite.

— Il… est allé voir Alex. À l’hôpital.

Le silence s’installe, dans la rue un scooter passe suivi d’un rire d’enfant. Mon cœur se serre malgré moi, mais je me force à respirer calmement. Je repense à ce que Marc m’a dit, à mon père aussi. Il faut avancer.

— Même dans le coma, il voulait lui dire qu’on avait terminé l’année.

Je hoche la tête, les yeux un peu flous.

— Il a raison. Il aurait aimé qu’Alex soit là pour fêter ça, murmure Vivianne.

— Ouais… moi aussi, je souffle.

Je sors une carte postale de mon sac — une plage au coucher de soleil, un peu kitsch, un peu floue. Elle colle un peu à mes doigts, à cause de la chaleur.

— Je veux vous emmener là. C’est dans le sud, un endroit paumé où j’étais partie quand j’avais la tête trop pleine de pluie et de froid. Y’a un vieux bar un peu cassé mais avec une vue de fou. C’est là que j’ai rencontré Samia.

— La serveuse ? demande Marie. Celle que t’as dessinée ?

— Ouais. On s’écrivait encore un peu. Moins depuis… tout ça.

Emma pose sa main sur la mienne. Elle a les ongles écaillés, et sa bague tourne sur son doigt.

— Alors on relance. On envoie tout valser.

— À l’été, dit Vivianne en levant son verre.

— À la liberté, ajoute Marie.

Je lève le mien à mon tour.

— À ces putains de contrôles qu’on a enfin finis, conclut Emma.

On explose de rire. Ce n’est pas tout à fait de la joie. Mais c’est un début de lumière. Marie est en train de raconter, hilare, que son frère lui a envoyé une photo de lui, torse nu, perdu dans une jungle quelque part entre l’Équateur et “une rivière infestée de trucs qui piquent”.

Elle agite son téléphone sous notre nez, les yeux pétillants. On rit, un peu ivres de soleil et de soulagement. Mais le téléphone d’Emma vibre brusquement sur la table. Il saute légèrement contre le bois. Elle jette un œil à l’écran, et son visage se fige.

— C’est Maxime, murmure-t-elle, presque pour elle-même.

Elle se lève d’un coup, attrape son verre au passage comme un réflexe de protection, et s’éloigne vers le coin ombragé de la terrasse. Ses sandales claquent doucement sur le carrelage, détonant dans le brouhaha général. On la regarde partir sans un mot. Autour, les conversations continuent, les fourchettes s’entrechoquent, un serveur renverse une cuillère et jure à voix basse. Mais notre table est devenue un îlot suspendu, en attente.

Emma chuchote, tournant en rond, les doigts crispés autour du verre. Son autre main s’agite dans l’air, comme si elle essayait de rattraper quelque chose qui lui échappe. Son dos se tend, son épaule s’affaisse, puis se redresse d’un coup. On sent le combat silencieux.

— Emma m’a avoué que ça n’allait pas très bien depuis un moment avec Maxime, nous confie Marie, en jouant nerveusement avec sa paille.

— Quand on est parties à la montagne, la fois où vous n’avez pas pu venir, ils se sont pris la tête. Il devait venir mais il lui a posé un lapin. Elle n’a jamais eu d’explication, je glisse.

— Ah bon ? Je croyais qu’entre eux c’était super solide… réplique Vivianne, choquée, en buvant une gorgée de son verre. Ses sourcils se froncent à peine, mais son inquiétude est claire.

Quand Emma revient, quelques minutes plus tard, elle s’effondre sur sa chaise sans un mot. Ses épaules sont basses, ses doigts tremblants, posés à plat sur ses cuisses. Ses joues sont rouges, ses yeux brillants, son sourire absent.

— Bon… Maxime part. Il a accepté un poste. À Montréal. Il s’en va dans deux semaines.

Le silence tombe, brutal, à peine brisé par le brouhaha ambiant. Une voiture puissante passe au loin, des verres trinquent quelque part, mais ici, tout est figé.

— Waouh, souffle Vivianne.

Emma respire un grand coup, les yeux fixés sur son verre. Elle le fait tourner, regarde la menthe flotter comme si elle pouvait y lire l’avenir. Puis, d’une voix un peu tremblante :

— Il veut que je vienne. Ou plutôt… il espère que je le suivrai. Mais j’ai même pas encore décidé ce que je fais à la rentrée. J’ai été prise dans trois écoles, mais je sais pas laquelle choisir, ni même si je veux partir… et puis… c’est Maxime, vous voyez ? Je l’aime, mais… je sais pas.

Elle serre les dents pour ne pas pleurer. Un frisson passe dans son dos. Elle croise les bras comme pour se protéger de quelque chose qu’on ne voit pas. J’ai envie de la prendre dans mes bras, de lui dire qu’elle n’est pas obligée de choisir maintenant, qu’elle a le droit d’hésiter. Mais cette peur-là, cette peur de rater quelque chose ou quelqu’un, je la connais trop bien.

— Suis-le, dit Marie avec sa franchise habituelle. Qu’est-ce que t’as à perdre ? T’as toujours voulu voyager. Montréal, c’est pas la lune. Et si ça marche pas, tu reviens, c’est pas un exil.

— C’est vrai… mais on parle pas d’un week-end. C’est ma vie, souffle Emma.

— Justement, dit Vivianne doucement. C’est ta vie. Pas la sienne. Si tu pars juste pour lui faire plaisir, tu risques de lui en vouloir un jour. Et puis… est-ce que t’as envie de partir ? Vraiment ?

Je me tais, mais tout en moi bouillonne. J’ai envie de lui hurler de foncer, puis l’instant d’après, de la supplier de rester. Je pense à Alex. À ce qu’on aurait fait, lui et moi, s’il avait été en état. À ce que j’aurais été prête à sacrifier. Et je me sens ridicule.

— Tu sais… je crois que c’est pas une question de le suivre ou pas, je finis par dire. C’est une question de ce que toi, tu veux construire. Si c’est avec lui, très bien. Mais pas à ses conditions. Ni aux tiennes. À des conditions que vous choisissez ensemble. Pas chacun de votre côté, en espérant que l’autre suive. Emma hausse les épaules. Elle regarde autour d’elle, comme si elle avait oublié où elle était.

— J’en sais rien, souffle-t-elle. J’ai juste l’impression qu’on me demande de grandir trop vite.

— Bienvenue au club, balance Marie avec un sourire en coin.

— Tu sais quoi, ajoute Vivianne, qu’importe ce que tu décides, on te soutiendra. Même si tu pars. Même si tu restes. Même si tu changes d’avis dix fois.

Emma sourit. Un petit sourire, timide, mais sincère. Et moi, je les regarde toutes les trois, en me disant que l’amour, c’est aussi ça. Pas seulement les histoires de couple. C’est ces discussions bancales, ces épaules prêtes à encaisser, ces mains tendues qu’on ne voit pas toujours. C’est cette peur de perdre, et pourtant cette envie d’avancer. C’est… apprendre à se dire au revoir, sans savoir si on se reverra pareil. Emma reste un moment silencieuse, les yeux perdus dans son cocktail. La lumière dorée du soir s’est posée sur sa joue, comme une consolation discrète. Puis elle relève la tête, plus déterminée :

— De toute façon, faut que j’en parle avec lui en face. Je veux voir comment il réagit, ce qu’il me dit. Je verrai bien.

— C’est la meilleure chose à faire, approuve Vivianne.

— T’as raison, ajoute Marie. Les grands choix, ça se prend pas par téléphone.

Je hoche la tête sans parler. Parce que c’est vrai. Parce que fuir, c’est facile. Parce que rester demande du courage. Elle pousse un soupir, puis lève son verre.

— Bon. Fin du drame. On se fait une dernière tournée ?

— Si tu poses encore la question, je t’enlève ton titre de Reine du Mojito, réplique Marie avec un sourire.

On éclate toutes de rire. L’air est plus léger, les épaules un peu moins contractées. Vivianne fait signe au serveur, et les verres se remplissent à nouveau. On reste encore un long moment au Diana’s. Les verres se remplissent, se vident, puis se remplissent à nouveau. Deux, puis trois, puis quatre. Le soleil baisse doucement derrière les immeubles, teintant la terrasse d’or et d’ombre, nos rires emplissent tout l’espace et dieu que ça fait du bien. On parle de tout et de rien. De séries, de mecs, d’un prof qui a confondu une dissertation avec un mode d’emploi IKEA. Emma recommence à rire.

Vivianne bâille, étire ses bras comme un chat.

— Je vous aime, mais si je reste une minute de plus, je m’endors sur la table.

— L’alcool te monte à la tête ou t’as juste quarante ans dans ton corps de dix-huit ? la taquine Marie.

— Les deux, répond-elle en se levant. Allez, on y va ?

On règle, on s’étire, on s’attarde. Puis on se regroupe toutes les quatre devant le bar, bras autour des épaules, comme si on pouvait se protéger du vent et du reste du monde.

— Tu verras, Emma. Ça va s’arranger, souffle Marie.

— On est là, ajoute Vivianne. Même à distance. Même si tu pars.

Emma hoche la tête, émue, mais elle ne dit rien. Elle nous serre un peu plus fort. On se lâche à contrecœur, chacune part dans une direction différente, un peu plus légère, un peu plus sonnée. Moi, je rentre chez moi. J’ôte mes chaussures, laisse tomber mon sac dans un coin. Et je reste là, dans le silence de l’entrée… sauf qu’il n’est pas si silencieux.

— Alors ? me lance la voix de mon père depuis le salon. Tu l’as atomisé, ce fichu bac ?

Je sursaute à moitié. Je crois qu’il travaille tard ce soir. Mais non, il est là, installé sur le canapé, en short de pyjama improbable, une tisane à la main et un regard curieux planté sur moi.

— Disons que je l’ai affronté avec bravoure, mais sans garantie de victoire, je réponds en venant m’asseoir à côté de lui.

Il rit doucement.

— C’est déjà mieux que ce que ta mère avait fait, tu sais.

Je fronce les sourcils.

— Sérieux ? Maman ?

— Mmm… Ta mère, à ton âge, elle est brillante, mais aussi sacrément désorganisée. Elle a passé son bac en mode freestyle total. Résultat : rattrapage.

Je reste bouche bée une seconde, puis j’éclate de rire.

— Attends, tu veux dire que je suis plus studieuse qu’elle ?

— Ne le répète jamais à personne, mais oui. Et elle le savait. Elle disait souvent que t’étais plus disciplinée qu’elle ne le serait jamais. Et plus butée aussi.

Je souris.

— Je crois qu’elle me manque différemment ces jours-ci.

Il hoche lentement la tête, la tasse coincée entre ses mains.

— À moi aussi. Mais je crois qu’elle serait fière de toi. De ce que t’as traversé. De la manière dont tu te relèves.

Je ne réponds rien. Je laisse les mots se poser doucement. Ils me font du bien. Un peu comme une crème qu’on met sur une brûlure, même si elle pique un peu.

— Je vais courir, je dis en me levant. J’ai besoin de… juste courir.

Il me regarde, un peu surpris, puis acquiesce.

— T’as raison. C’est une bonne idée. Mais mets ta montre. Et pas de musique trop forte. Et fais attention aux voitures.

— Oui, papa.

— Et si tu croises un ours ou un serial killer, tu me fais un signe de fumée, ok ?

— Je t’enverrai un pigeon voyageur.

Il secoue la tête en souriant.

— Allez. Va. T’as mérité de respirer un peu.

Je lui souris encore, et cette fois, c’est un vrai sourire. De ceux qui viennent de loin, de ceux qu’on ne retient plus. Puis je file dans ma chambre, enfile mes affaires de sport et je descends les marches quatre à quatre.

Alors je sors. J’enfile une vieille paire de baskets, attache mes cheveux. Il n’est pas tard, mais le quartier est calme. Je commence à trottiner. Juste pour le plaisir. Pas pour fuir, pas pour oublier. Pas comme avant.

Je cours parce que je suis vivante. Parce que ça fait du bien de sentir l’air glisser sur ma peau, le bitume sous mes pieds, mes muscles qui se réveillent. Je prends le chemin qui borde le parc, comme un réflexe. Le vent s’est levé, doux et humide. Le ciel est strié de violet et d’orange. C’est beau. C’est simple. Je pense à Emma. À son hésitation, à son courage. Je pense à Alex. À son absence qui continue de vivre en moi, même quand je souris. Je pense au temps qui passe, à ces choix qu’on ne sait jamais faire au bon moment. Je pense à moi. À celle que j’étais en septembre. À celle que je deviens.

Et je cours. Pour l’instant. Pour cette petite paix qui se glisse dans les interstices de la journée, pour cette douce brûlure dans mes jambes qui ne me déplaît pas, pour le goût un peu salé de ma sueur sur mes lèvres, pour tout et pour rien en même temps. Pour moi. Mon souffle s’est stabilisé, mes jambes suivent sans réfléchir. Ma tête se vide petit à petit, comme si chaque foulée balayait un peu plus le bruit qui m’agite jour et nuit. Je flotte, mais pas comme avant. Une sorte d’apesanteur agréable.

Et puis mon téléphone vibre dans la poche zippée de mon short. Je ralentis, attrape l’appareil. Emma.

— Allô ?

— Sophie… tu peux venir chez moi ? J’ai… j’ai besoin de toi.

Sa voix est tremblante. Un souffle de panique m’échappe.

— J’arrive tout de suite, je réponds sans réfléchir.

Je raccroche et ma course change. Plus rapide, plus précise. Je ne flotte plus, je fonce. J’avale l’asphalte, le cœur soudain battant pour elle. Pour mon amie qui m’appelle en détresse, et qui ne fait ça que quand elle ne tient plus debout.

Quand elle m’ouvre la porte je suis à bout de souffle, trempée de sueur et les jambes lourdes comme du plomb. Elle, elle est plus pâle qu’un fantôme, ses yeux sont rouges, gonflés. Elle n’essaie même pas de sourire. Elle s’effondre directement contre moi, ses bras accrochés à ma taille comme une bouée. Je la sers fort. Aussi fort qu’il le faut pour lui dire je suis là, sans avoir besoin de mots. On monte en silence dans sa chambre. Elle s’assied en tailleur sur le lit, en tirant son plaid contre elle comme une armure de fortune. Je m’assieds face à elle.

— Maxime est venu à la maison pour… qu’on discute, murmure-t-elle.

Elle marque une pause. Inspire. Expire.

— On a décidé de faire une pause.

Ses lèvres tremblent. Et cette fois, les larmes coulent pour de bon. Elle est secouée de soubresauts douloureux et résignés. Je tends la main, elle s’y agrippe aussitôt, plantant presque ses ongles dans ma peau.

— Il m’aime encore, je crois. Et moi aussi… mais pas comme avant. Pas comme quand tout semble évident. C’est devenu flou. Et on ne veut pas se détester plus tard, tu comprends ?

— Je comprends, je souffle. C’est… terriblement adulte, comme décision.

— J’en ai marre d’être adulte, gémit-elle en essuyant ses joues. Je veux revenir à l’époque des bonbons et des devoirs en retard, des pyjamas party et des soirées sans se soucier du lendemain.

— Sauf qu’à cette époque-là, t’étais déjà en train de classer tes feutres par intensité émotionnelle.

— Et toi, tu écrivais des poèmes tristes dans la marge de ton cahier de maths.

— Faux. C’étaient des chansons tristes. C’est très différent.

Elle rit à travers ses larmes qui inondent son visage, et son rire me fait un bien fou. On se regarde, les yeux brillants, et puis le silence revient. Un silence doux, enveloppant. Le genre qui fait du bien au ventre.

— Tu crois que c’est ça, grandir ? demande-t-elle au bout d’un moment.

— Oui… je pense. C’est accepter que certaines histoires ne durent pas. Et aimer quand même. C’est aussi continuer à avancer même quand on n’est pas sûre. Même quand ça fait mal.

Je respire un instant, puis je reprends :

— Mon père m’a dit que ma mère avait toujours douté. Qu’elle s’est battue pour ses choix, mais qu’elle n’était jamais certaine de rien. Et qu’elle a vécu quand même. Avec passion. Et des ratés. Et du bordel.

— Tu lui ressembles ?

— Je crois… un peu. J’espère. En tout cas, il m’a dit qu’elle aurait été fière de moi. Et c’est peut-être la seule phrase que je retiendrai de cette année.

Emma me regarde avec une tendresse triste.

— C’est fou, on pense que les adultes ont tout compris. Et en fait, ils naviguent à vue, tout comme nous.

— C’est exactement ce que Marc m’a dit.

Elle fronce les sourcils.

— Qui ?

— Marc. Le patron d’un café où je vais parfois.

— Un café ?! Et t’as un pote philosophe prénommé Marc que tu nous caches ?

— C’est mon refuge. Mon antre. Mon petit coin à moi.

— Et moi je suis quoi ? Une vulgaire amie de surface ?

— Tu n’étais pas prête pour Marc, je murmure avec un air solennel. C’est un homme de peu de mots et de beaucoup de café noir.

— Tu m’y emmènes. Je m’en fous. Demain.

— Très bien, très bien. Prépare-toi à être jugée par un chat obèse et une playlist de jazz incompréhensible, je réplique en blaguant.

— Ce sera toujours moins intimidant que le père de Maxime qui m’appelait ma petite graine de femme quand j’avais quinze ans.

— Ok, d’accord. Marc est un ange. Je t’emmène.

On rigole de nouveau. Un rire qui libère, qui dénoue. Puis elle s’allonge sur le lit, son plaid jusqu’au menton. Je m’assois à côté d’elle, ma main toujours dans la sienne.

— Il t’a dit quoi, ton fameux Marc ?

— Que devenir adulte, c’est pas un moment précis. C’est une série de petits gestes. Un choix qu’on regrette, un mot qu’on ose dire. Une amitié qu’on soutient quand ça va mal. C’est rater, recommencer, et se donner le droit d’y croire encore.

— Et tu crois qu’on y arrivera ?

— Pas tout de suite. Pas parfaitement. Mais ouais. On va y arriver.

— Tu me promets que même si on change, on changera ensemble ?

— Promis.

— Tu me jures que si un jour je pars au Canada, t’écriras pas un poème dramatique sur notre séparation ?

— ... Je promets rien.

— T’es une connasse.

— Toi aussi.

Elle rit, fatiguée, la voix cassée par les émotions. Elle ferme les yeux un instant.

— Merci d’être venue.

— Merci de m’avoir appelée.

Je reste là, jusqu’à ce qu’elle s’endorme, la respiration régulière, le visage apaisé. Et dans ce silence-là, je comprends que perdre quelqu’un, ce n’est pas toujours une fin. Parfois, c’est juste une transformation. Une nouvelle forme d’amour. Une manière de rester, autrement. Je hoche la tête. Je reste avec elle un long moment. Jusqu’à ce qu’elle s’endorme, la tête sur mon épaule, ses doigts toujours noués aux miens. Et dans le noir, je pense à ce mot qui revient sans cesse ces derniers temps : perdre. Perdre quelqu’un. Perdre des certitudes. Perdre des repères. Mais aussi… apprendre à vivre avec ce qui reste. Avec ce qui tient. Comme l’amitié. Comme la douceur. Comme cette nuit-là, dans la chambre d’Emma, où tout semble à la fois terminé et en train de commencer. Emma est blottie contre moi, encore chaude de ses larmes, et sans que je m’en aperçoive, le poids de la soirée m’emporte, m’enroule doucement dans une torpeur sans rêve.

Je me réveille bien plus tard, sans trop savoir combien de temps s’est écoulé. L’air est tiède, épais, chargé des respirations profondes d’Emma. Elle n’a pas bougé. Je me redresse un peu, juste assez pour relâcher mes épaules, remettre un coin de couverture, m’étirer sans la déranger. Je n’ai pas envie de quitter ce cocon, cette bulle suspendue entre la veille et le jour où j’ai niché pendant de longues semaines. Je ferme les yeux à nouveau, et me laisse glisser, tranquille, dans un second sommeil que j’ai bien mérité. Quand j’ouvre les yeux pour de bon, Emma est toujours contre moi. Sa respiration est régulière, son visage détendu. Il y a encore les marques de la veille sous ses yeux, ces petits sillons rouges laissés par le sel et les sanglots, mais quelque chose en elle semble s’être relâché, calmé. Je la regarde un instant, remplie d’un mélange de tendresse, d’amour et de gratitude. D’être là, d’avoir été là quand tout en moi s’écroulait, et que je me sentais presque mourir. Je me défais doucement de son étreinte, comme on détache un fil sans le casser, et je me lève. La maison est calme, presque figée dans ce moment fragile entre nuit et jour. Je passe dans l’entrée à pas feutrés, j’enfile mes chaussures sans faire de bruit, et je sors, sans vraiment réfléchir. Je marche longtemps dans le matin empli d’une rosée qui charge l’air. Je laisse mes pas décider pour moi, et très vite, je comprends où ils m’emmènent.

Je grimpe les marches une à une, lentement, et je m’assois devant la porte de l’appartement d’Alex. Je ne frappe pas. Je sais que je ne le ferai pas. Je sais aussi que la clé est là, posée sur le rebord, comme toujours, mais je n’ai pas le courage d’y toucher. Ce n’est pas la peur du vide, non. C’est ce que je pourrais y trouver. Le désordre, les traces, les ombres figées dans les murs. Ce serait trop tôt. Ou trop réel.

Alors je ferme les yeux, et je choisis autre chose. Je me raccroche à ce que je veux garder. Alex qui me lance une pique alors que je m’installe à peine, Alex qui joue, qui rit, qui gueule, qui fume en râlant, qui boit sa bière comme un vieux marin, qui se bat avec Démon pour lui faire prendre une douche, qui regarde Antoine avec cette intensité tranquille qu’il n’offrait à personne d’autre. Je pense à ses mains sur sa guitare, à sa voix qui s’élève dans la salle de musique, à son rire qui déraille quand il ne s’y attend pas. Je souris. Pas parce que ça va mieux, mais parce que je me rends compte que je n’ai pas besoin que ça aille mieux pour accepter ce qui a été. La douleur est toujours là, présente, fidèle comme une vieille habitude. Mais elle n’est plus venimeuse. Elle est là comme un rappel discret. Une cicatrice, peut-être. Une preuve que tout ça a compté.

Je me relève sans hâte. Je ne regarde pas derrière moi. Je redescends les marches, pas après pas, et je rentre chez moi, le cœur un peu plus tranquille, comme si quelque chose s’était enfin posé. Et même si je suis fatiguée, même si rien n’est encore vraiment réparé, je sais que cette année, avec tout son chaos, ses excès, ses douleurs et ses fulgurances, reste pour toujours gravée en moi. Comme une brûlure tendre. Comme un morceau de vie plus grand que les autres.

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