Chap 22 - La fin...
Je me lève tôt ce matin. Sans alarme, sans insomnie. Juste l’envie. L’envie de dessiner. Depuis que les examens sont terminés, quelque chose en moi se dénoue et c’est comme si l’art, mon art, avait attendu son tour tout ce temps, silencieusement, et qu’il revenait enfin respirer.
Je suis assise en tailleur au milieu de ma chambre, une tasse de thé froid à moitié oubliée à côté de moi. Il est à peine six heures. Dehors, les oiseaux chantent avec une innocence insolente, comme s’ils n’avaient jamais connu le doute. Le vent tiède s’infiltre par la fenêtre ouverte, soulève doucement les coins de mes croquis éparpillés sur le sol, fait danser un coin de rideau. La lumière est tendre, encore floue, un matin de juin qui hésite entre l’aube et l’été.
Je trace des lignes, encore maladroites. Un visage, des mains, un regard que je cherche à attraper. Peut-être le mien. Peut-être le sien. Je me sens bien. Entière. Même si rien n’est encore tout à fait réparé, je reprends possession de mes gestes. C’est calme. C’est bon.
Et puis, mon téléphone vibre, me sortant de ma torpeur. Un frisson me traverse. Il n’y a rien d’inquiétant, pas de sonnerie brutale, juste une vibration discrète sur le parquet. Mais quelque chose en moi se tend d’un coup. Je le saisis, les doigts tachés de graphite.
Antoine.
Je fixe son nom un instant, figée. Mon cœur, lui, a déjà choisi, il cogne fort, comme si la course avait commencé sans moi. Je décroche.
— Allô ?
— Sophie… Tu peux… Tu peux venir à l’hôpital ? Il faut que tu viennes. Vite.
Rien d’autre.
Ni panique ni soulagement ne se distinguent dans la voix d’Antoine, seulement un ton grave et bas, suspendu entre deux mondes. Il ne prononce ni « c’est Alex » ni aucun mot qui clarifie la situation, et c’est précisément cette absence de réponse qui me paralyse.
Je choisis de ne poser aucune question, de ne pas risquer un mot qui pourrait tout faire basculer. Je me lève, et je m’habille sans y penser : un jean, un t-shirt, des baskets sans lacets, sans m’accorder le temps de me regarder réellement dans le miroir. Mon reflet apparaît flou, comme si je n’étais qu’une ombre qui se précipite hors du lit. Je sors en silence. La grisaille domine, l’air semble lourd soudain, presque immobile, et le ciel, d’un gris pâle, donne à la matinée une apparence incertaine. La rue est d’une solitude oppressante, les volets restent clos et même les arbres semblent figés dans une attente inexplicable.
Sur le chemin, mes pensées s’enchaînent sans répit, se mêlent et se heurtent en un flot continuel d’incertitudes. Est-il mort ? Est-ce vraiment la nouvelle ? Mon esprit, embrouillé, se pose mille questions, chacune semble plus lourde que la précédente. Et alors que je continue d’avancer, chaque pas résonne comme le tic-tac d’une horloge annonçant un compte à rebours inexorable. Mon ventre se serre, et je sens la tension se diffuser dans tout mon corps, tandis que mes jambes, malgré la peur et l’incertitude, me portent inexorablement vers l’hôpital.
Je sers fermement le téléphone dans ma main, relis le nom « Antoine », et me dis que s’il avait été vraiment désespéré, il aurait peut-être versé des larmes ou crié. Mais peut-être n’a-t-il tout simplement pas eu le courage de dire ce qu’il ressent. Quoi qu’il en soit, ma seule certitude, c’est que chaque pas me rapproche d’une vérité que j’ai trop redouté d’affronter. Dans le hall de l’hôpital, ça sent toujours l’aseptisé et la veille trop longue. Je monte directement au service. Mes doigts tremblent dans l’ascenseur. Je n’ai pas bu, pas mangé, j’en ai même oublié mes médicaments. Juste ce besoin impérieux d’arriver. D’être là.
Quand les portes s’ouvrent, Antoine est là. Il m’attend, debout contre le mur. Il a les yeux cernés, les mains dans les poches. Et à côté de lui, Vivianne. Elle se tourne vers moi dès qu’elle me voit et me prend dans ses bras, sans un mot. Je ne bouge pas. J’écoute son cœur qui bat contre ma poitrine. Je ne comprends rien.
— Emma et Marie ne devraient pas tarder, dit Antoine, la voix douce.
Personne ne dit ce qu’il s’est passé. Et c’est ça, le plus dur. Cette retenue, ce flou. Ils ne pleurent pas. Mais ils ne sourient pas non plus. Vivianne a les yeux rouges. Antoine regarde ses chaussures. Moi, j’ai l’impression que le sol va s’ouvrir sous mes pieds.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? je fins par lâcher.
Un silence. Puis Antoine me regarde droit dans les yeux.
— Il est réveillé.
Je m’effondre sur la chaise la plus proche. Mon souffle s’échappe de ma poitrine comme un ballon crevé. Vivianne s’agenouille devant moi et pose sa main sur mon genou.
— Il s’est réveillé ce matin. Il est encore faible. Il parle peu. Mais il est là.
Je ferme les yeux. Un instant. Juste pour savourer ce mot.
Là.
Quelques minutes plus tard, une infirmière nous fait signe. Un par un. Pas tous ensemble. “C’est encore fragile”, elle dit. Elle a une voix douce, maternelle, ce n’est pas Elisabeth. Antoine me cède sa place sans discuter. Vivianne m’adresse un regard d’encouragement, et je pousse la porte. La lumière est tamisée. L’odeur, toujours la même. Médicaments, plastique, silence. Et lui. Il est allongé. Très pâle. Les joues creusées, les bras posés sans force le long du corps. Des cernes violets creusent le dessous de ses yeux, et ses lèvres sont sèches, fendillées. On dirait qu’il flotte entre deux mondes, mais ses yeux, eux, sont ouverts. Et posés sur moi.
Il cligne plusieurs fois, lentement, comme si la lumière le brûlait. Il me fixe, à mi-chemin entre la reconnaissance et l’étonnement. Sa bouche s’ouvre un peu, tremble.
— T’as mis le temps, marmonne-t-il, un sourire presque invisible au coin des lèvres. Sa voix est éraillée, à peine plus forte qu’un souffle.
Je ris. Et je pleure. Un vrai rire, tremblant. Un rire de soulagement, de panique qui s’échappe par les larmes. Je m’approche, prends une chaise, m’assieds. Je ne sais pas quoi dire. J’ai trop de choses, ou pas assez. Alors je tends la main. Il la prend. Sa poigne est faible, molle, mais réelle. Vivante. Et surtout chaude. Je sens ses doigts trembler dans les miens. Il tente un léger mouvement, une infime pression de la main, mais abandonne vite, à bout de force. Son regard se voile légèrement. Il revient à moi avec effort, les paupières lourdes.
On ne parle pas. On n’en a pas besoin. Il est là. Et moi aussi. Et c’est tout ce qui compte. Mais au bout d’un moment, les mots finissent par remonter. Ils se bousculent au fond de la gorge, comme des enfants en retard pour un bus. Alors je me penche un peu, et ma voix, basse, rauque, vient briser le silence fragile de la chambre.
— J’ai cru te perdre.
Ses yeux me fixent. Ils sont plus clairs que dans mon souvenir, lavés par la fatigue, mais encore là. Présents. Emplis de cette force que j’aime tant.
— J’ai passé ces deux derniers mois comme un fantôme, je murmure. J’ai fait semblant de tenir debout alors que j’étais en morceaux.
Il cligne très lentement. Chaque mouvement de son visage semble lui coûter. Sa gorge se soulève dans un effort douloureux.
— Je suis désolé, souffle-t-il. J’aurais voulu être plus fort. Moins con. Moins absent.
Sa voix est cassée, rauque comme du papier froissé. Et ses yeux brillent, eux aussi. Pas seulement de fièvre. De quelque chose d’autre. De plus fragile. Il lâche doucement ma main, seulement pour la poser contre ma joue. Sa paume est légère, tremblante, mais l’intention est là. Le geste est là.
— Je suis heureux d’être revenu, dit-il dans un souffle.
Je ferme les yeux un instant contre sa main, et je souris.
— Et moi donc, je réponds.
Il reste ainsi quelques secondes, puis détourne un peu les yeux, observe autour de lui, comme s’il prenait seulement conscience de l’endroit. Il plisse les paupières. Son regard devient plus flou, inquiet.
— Mon père… il est où ?
Je retiens un frisson. Mais je reste calme.
— Il a été arrêté. Il y a plusieurs jours déjà. Antoine a tout raconté à la police. Ils ont de quoi le garder longtemps. Tu n’as plus à t’inquiéter.
Un soupir s’échappe de ses lèvres. Long. Profond. Lâcher de poids.
— Putain… souffle-t-il. Il était tellement violent. Tellement fou, il marque une pause, se mouille les lèvres avec lenteur. J’avais pas eu de nouvelles depuis presque quatre ans. Je croyais qu’il était mort. Ou du moins… je l’espérais.
Je me lève sans réfléchir, me penche sur lui, et dépose un baiser doux contre ses lèvres. Ce n’est pas un baiser passionné. C’est un baiser d’ancrage. De reconnaissance. De survie. Pour lui faire comprendre que je suis là, encore debout malgré tout et surtout, prête à tout, même à braver son père s’il devait revenir je ne sais comment.
Alex me sourit faiblement, les paupières mi-closes.
— Désolé, princesse… mais je suis pas assez en forme pour ça.
Je pouffe de rire, un vrai rire, soulagé, vibrant.
— C’est pas grave. Je peux attendre. Tant que c’est toi.
Il referme les yeux un instant, sa main retourne contre la mienne aussi naturellement que si on s’était quitté hier. Je baisse un instant la tête, le regarde respirer. Il n’y a plus d’appareils qui sonnent, plus de bip mécanique. Juste son souffle, à lui. Lent, régulier, fragile. Le silence revient, mais il a changé de forme. Ce n’est plus un silence d’angoisse. C’est un silence d’après. De guérison. Ou de quelque chose qui s’en rapproche. Quand son souffle devient plus lourd, plus profond, je comprends qu’il s’est endormi.
Je me lève et laisse un baiser sur sa joue, puis je sors dans le couloir. Je referme doucement la porte derrière moi, comme pour ne pas casser le sort. Marie et Emma sont arrivées entre-temps, elles ont le sourire aux lèvres en discutant avec Antoine et Vivianne. Les murs du couloir renvoient l’écho de leurs voix basses, comme si elles savaient que le moindre bruit trop fort pourrait briser ce moment suspendu. Quand je ressors, tous se retournent vers moi, les regards sont interrogateurs, mi-anxieux, mi-impatients.
— Il est toujours aussi con, je lance, les larmes aux yeux et le sourire aux lèvres.
Les filles hurlent presque de joie et se jettent dans mes bras, je suis propulsée dans un méli-mélo de bras, de baisers et de paroles incohérentes. La chaleur de l’étreinte me fait frissonner et je les saisis du mieux que je peux, on tourne un moment sur place, perdues dans notre amour l’une pour l’autre et dans notre soulagement. Emma étouffe un rire nerveux, les yeux brillants. Marie a les mains qui tremblent un peu. Vivianne ne dit rien, mais son regard dit tout.
Je me tourne vers Antoine et sans comprendre pourquoi je le prends dans mes bras, puissamment. Sans lui laisser la possibilité de s’échapper.
— Merci de l’avoir trouvé à temps…
Je le sens lui aussi frissonner sous mes bras, il m’enlace également, sa prise est plus légère, plus lui.
— Et merci à toi de ne jamais avoir abandonné l’idée qu’il revienne, me murmure-t-il tout bas.
On se lâche quelques instants plus tard, et je me rends compte que je suis épuisée. Mes jambes sont lourdes, ma tête flotte un peu. Comme si l’adrénaline se retirait d’un coup. Je leur dis qu’Alex s’est endormi et on décide tous de rentrer chez nous. La journée ne fait que commencer mais j’ai déjà envie de retrouver mes draps.
Quand j’arrive chez moi, je trouve mon père assis à la table de la cuisine, un mug de café fumant dans une main, l’autre triant des feuilles éparpillées autour de lui. Il a l’air concentré, mais pas tendu. Il lève les yeux dès que je passe la porte.
— Tout va bien ? Je t’ai entendue partir très tôt ce matin.
Je ne réponds pas. Mes jambes me guident vers lui sans que j’y pense. Lentement, à petits pas, à bout de souffle, je le prends dans mes bras. Un vrai, long, profond câlin. Il sursaute légèrement, surpris, puis m’entoure à son tour. Ses bras sont fermes, sûrement ancrés.
— Sophie… qu’est-ce qui se passe ?
Je reste là, silencieuse encore un instant, puis je me recule, les yeux humides, mais le sourire grand.
— Il s’est réveillé.
Un blanc. Puis une explosion. Mon père se redresse, bondit presque. Il écarquille les yeux, la bouche ouverte, les bras en l’air.
— Sérieux ?! Oh bordel, Sophie… c’est incroyable.
Il se met à tourner en rond dans la cuisine, gesticulant, marmonnant tout un flot de mots entrecoupés : "J’y croyais, hein, mais quand même... quel soulagement... tu dois être... enfin, mon dieu, ma fille !"
Je rigole, d’un rire clair et simple. De ceux qu’on n’a plus depuis trop longtemps.
— Je suis heureuse, Papa. Tellement.
Il s’approche, m’attrape par les épaules.
— Et maintenant ? Tu sais ce que tu veux faire ? Pour la suite, je veux dire.
Je hausse les épaules.
— Pas vraiment. Je suis un peu paumée. C’est flou. Et terriblement immense.
Il hoche la tête, le sourire dans les yeux.
— Tu sais, moi non plus je savais pas quoi faire, après le bac. Je savais juste que ta mère me faisait rire, et que j’aurais suivi son rire jusqu’au bout du monde. Et regarde, je suis comptable ici. Comme quoi. Je ris encore, attendrie. Il poursuit, plus sérieusement :
— Ce que je veux dire, c’est que tu n’as pas besoin de savoir tout de suite. Prends ton temps. Retrouve-toi, et retrouvez-vous avec Alex. Et quoi que tu choisisses, je serai heureux pour toi.
Ses mots me nouent un peu la gorge, comme s’ils allaient chercher un écho ancien et oublié. Toute la tension de ces derniers mois s’efface lentement sous le poids de cette phrase-là. Ce n’est pas juste un père qui soutient. C’est un père qui comprend. Qui pardonne. Qui reste. Et je me sens entière. Aimée. Et libre.
— Je veux te le présenter, dis-je d’un ton doux. Pas tout de suite. Il a besoin de repos, de retrouver ses forces. Mais après. Quand il ira mieux.
Je vois son regard s’allumer, comme une promesse silencieuse. Il hoche la tête, lentement.
— J’ai hâte de le rencontrer. Et je suis fier de toi, Sophie.
Un long silence s’installe, serein. La fatigue monte en moi comme une marée irrésistible, et mon père s’en rend compte immédiatement.
— Monte dormir un peu, souffle-t-il. Je sais que tu ne dors plus très bien depuis l’accident. Et il faut y remédier. Pour ta santé.
J’acquiesce d’un hochement de tête. Et je monte. Je me déshabille d’un geste lent, en laissant tomber mes vêtements un à un au sol. Je prends rapidement mes médicaments, puis je me glisse sous mes draps frais. La fraîcheur du tissu me colle à la peau. C’est agréable. J’enfonce ma tête dans l’oreiller et regarde un moment le plafond. Puis mes yeux se ferment. Je ne sens même pas le moment où je bascule. Je me réveille en sursaut. La lumière est trop forte. Ma chambre est baignée d’un blanc cru, presque violent, j’ai chaud. Je me lève à moitié et ferme les rideaux en pestant. Puis je m’allonge à nouveau. Mon corps réclame l’abandon. Je me rendors.
Je me réveille de nouveau. Ma chambre a viré à l’orange. Des rais dorés percent à travers les interstices des rideaux mal tirés. L’air est chaud. Étouffant. Je me redresse lentement, bois une longue gorgée d’eau tiède posée sur ma table de chevet. Mes muscles me tirent. Je tente de me lever. Mais je retombe, vaincue.
Je dors encore.
Quand j’ouvre enfin les yeux pour de bon, la chambre est plongée dans une obscurité totale. Je me redresse, tout mon corps craque. Mais je me sens incroyablement reposée. Régénérée. Je me lève, vais tirer les rideaux. Il fait nuit noire et l’air est doux et frais, elle chasse la moiteur qui s’est installée dans ma chambre pendant mon sommeil. Je regarde l’heure. J’ai dormi toute la journée. Je soupire, un peu honteuse. Mon corps avait besoin de ça, mais ma santé ne me permet pas de jouer avec le sommeil.
Mon ventre crie famine et une crampe me plie en deux. Je descends en titubant à la cuisine, et je trouve, posée sur la table et enveloppée dans du film plastique, une grosse pile de crêpes avec un mot :
"Pour ta fringale du jour ou de la nuit. Bisous, Papa."
Je souris, émue. Et je me sers une assiette pleine. Je mange avec un appétit féroce. Chaque bouchée me réchauffe un peu plus. J’alterne entre les crêpes nature, au sucre, et celles un peu détrempées à la confiture de fraise. C’est doux, c’est simple, et c’est exactement ce qu’il me fallait.
Une fois rassasiée, je pose mon assiette dans l’évier et enfile une paire de baskets. L’air de la nuit m’appelle. J’ai besoin de bouger, de faire circuler le trop-plein d’émotions dans mon corps. Je sors discrètement, les rues sont calmes, désertes. Je me mets à courir. Pas vite. Mais longtemps. Juste assez pour sentir mes jambes brûler, pour sentir mon cœur cogner dans ma poitrine de manière vivante. Au bout d’une trentaine de minutes, je rentre chez moi. Je suis en sueur, mais allégée. Je monte directement dans la salle de bain et prends une douche fraîche. L’eau coule longuement sur ma peau, comme un lavage rituel. Une manière de faire la paix avec cette journée irréelle.
Ensuite j’installe mon carnet sur mon bureau, mes cheveux sont encore humides et ma peau rose. J’allume ma lampe, ajuste la chaise. Puis je me mets à dessiner, des traits, des formes, des souvenirs. Je dessine pour Alex. Pour lui montrer ce que j’ai gardé, ce que j’ai ressenti. Je trace son profil au fusain, maladroitement d’abord, puis avec de plus en plus de précision. Je dessine ses yeux clos, puis ouverts, son regard un peu flou mais brûlant de vie. J’esquisse ses mains, ses bras, sa fragilité, et dans chaque ligne je cherche à poser quelque chose de moi. Une vérité. Un lien. Je change de page. J’imagine ce qu’il a rêvé, là-bas, entre deux mondes. Je mélange le réel et le souvenir, le silence de l’hôpital et le vacarme de notre été. Les heures défilent, suspendues. Le monde pourrait s’effondrer, je resterais là. À tracer, à effacer, à recommencer. À transmettre.
Mais peu à peu, la fatigue revient. Moins brutale. Plus douce. J’ai besoin de repos. De me caler à nouveau sur le rythme du jour et de la nuit. Je range mon carnet, éteins doucement la lumière, et retourne me glisser sous les draps. Mon corps s’y love comme s’il n’avait jamais bougé. Et je ferme les yeux, le cœur en paix.
Au fil des jours qui suivent, je retourne le voir. Tous les jours. Il est d’abord à peine conscient quelques heures, puis peu à peu, il reste éveillé plus longtemps. Ses phrases s’allongent, ses regards se précisent. Il retrouve des forces. Il recommence à faire de l’humour, à râler contre les infirmiers, à poser des questions. Il retrouve petit à petit sa façon bien à lui de se moquer du monde, de faire des commentaires grinçants. Chaque sourire esquissé, chaque soupir plus profond est une victoire. Quatre jours plus tard, contre l’avis des médecins, il affirme qu’il veut commencer la rééducation. Il veut remarcher. Retrouver son autonomie. Il a toujours été du genre à foncer, à brûler les étapes. Il plaisante même avec le kiné, lui lance qu’il veut courir un marathon d’ici la fin du mois, et malgré l’humour, je lis la détermination brûlante dans ses yeux. Un soir, alors qu’il récupère d’une séance difficile, il me regarde en silence. Je sens qu’il mijote quelque chose.
— Tu sais ce que je me dis, parfois ? il lève un sourcil, amusé.
— Que t’es un peu maso de t’être entêté à revenir dans ce monde ?
Il rit, faible mais sincère.
— Peut-être. Mais surtout… que j’ai eu une putain de chance que tu sois là.
Je baisse les yeux, émue.
— Je pouvais pas faire autrement. Tu m’as sauvée, Alex. C’était à mon tour.
Il attrape ma main, plus fermement qu’avant.
— Promets-moi un truc.
— N’importe quoi.
— Que même si je redeviens un con invivable, tu resteras pour me botter le cul.
Je ris à travers mes larmes.
— Marché conclu.
Malgré le fait que les séances le lessivent, qu’il revienne de chaque exercice vidé, en nage, incapable de faire autre chose que fermer les yeux pendant une heure, il a toujours le visage empli de force et de joie. Il serre les dents, grogne, recommence, il tient bon. Il tombe, parfois. Il se cogne. Il râle. Il recommence encore. Les kinés l’adorent et le détestent à la fois. Il leur parle comme à des vieux copains, les envoie balader quand ils insistent, mais les remercie d’un regard quand il pense qu’on ne le voit pas.
Et moi, je suis là. Chaque fois. On parle, doucement. De tout, de rien. Parfois on ne dit rien. On écoute de la musique sur le vieux MP3 qu’il m’a offert. Et quand il dort, je le dessine. Encore. Encore. Et encore. Je le dessine dans tous ses états : concentré, endormi, sourire en coin, sourcils froncés, fatigué mais vivant. Je remplis mes carnets de lui, comme pour m’assurer qu’il ne me file plus entre les doigts. Chaque trait que je trace, chaque ombre que je nuance, c’est une façon de garder une preuve tangible de sa présence retrouvée. Vingt jours plus tard, je suis chez moi quand mon téléphone sonne. C’est Antoine. Il ne me laisse même pas le temps de parler. « Viens. Tout de suite. » Il n’ajoute rien, mais je comprends.
Je saute dans mes chaussures, attrape ma veste bordeaux et dévale les escaliers. Mon cœur cogne comme s’il voulait me précéder. Quand j’arrive à l’hôpital, les couloirs me semblent plus longs que jamais. Devant la salle de rééducation, je le vois. Alex. Debout. Appuyé sur Antoine, un kiné derrière lui, une béquille dans l’autre main. Il transpire à grosses gouttes, le front plissé de concentration. Ses jambes tremblent sous lui, mais il tient. Il tient. Antoine l’encourage doucement, à voix basse. « Encore un pas. Juste un. » Et il le fait. Un pas. Maladroit, bancal. Mais un pas. Un vrai. Je reste figée sur le seuil. Les larmes me montent aux yeux si vite que j’en perds le souffle. Il lève les yeux vers moi et un sourire, faible mais entier, étire son visage.
— Regarde, souffle-t-il. Je t’avais dit que je reviendrais.
Je m’approche lentement, sans oser respirer, comme si un faux mouvement pouvait tout briser. Quand j’arrive à sa hauteur, il relâche la béquille et tend la main. Je la prends, la serre fort.
— Tu marches, Alex. Tu marches.
— Ouais… comme un vieux papy bourré. Mais je marche.
Antoine nous regarde tous les deux avec une tendresse muette. Il sait. Il sait ce que ça signifie. On reste là un moment, accrochés l’un à l’autre. Et même si Alex doit retourner s’asseoir juste après, même si son corps hurle d’épuisement, son sourire ne faiblit pas. C’est un jour qu’on n’oubliera jamais, le jour où il a recommencé à avancer.
Le jour de sa sortie, quelques semaines plus tard, l’hôpital semble presque trop étroit pour l’énergie nerveuse qu’on traîne tous dans le ventre. Emma, Marie, Vivianne, Antoine et moi sommes là. Chacun avec un sourire un peu tremblant, des fleurs ou des conneries dans les mains. L’air sent le désinfectant, le café réchauffé, les draps propres. On croise des blouses blanches à chaque couloir, des pas pressés, des appels au micro. Mais pour nous, le temps s’est arrêté. On attend, comme suspendus au seuil d’un moment qu’on n’osait plus espérer. Et puis il arrive. En fauteuil, oui, mais redressé, le dos presque droit, le menton levé. Une fine couverture pliée sur les genoux, le regard vif malgré la fatigue.
Il s’arrête brièvement à l’entrée. Son kiné l’aide à manœuvrer. Les deux échangent quelques mots à voix basse.
— Tu crois qu’ils vont survivre à mon retour ? murmure Alex avec un sourire en coin.
Le kiné éclate de rire, puis lui donne une tape affectueuse mais ferme sur l’épaule. Alex chancelle légèrement mais rit aussi, les joues colorées d’un éclat qu’on ne lui avait pas vu depuis des semaines.
— T’es une tête de mule, gamin, mais t’es une sacrée tête de mule, répond le kiné. Allez, file leur montrer que t’es revenu pour de bon.
Il sort en fauteuil, par précaution, mais il est debout sur ses jambes avant même d’atteindre la porte. Il se lève, vacille un peu, mais se rattrape avec grâce. Il les salue un à un, serre les mains, fait des blagues, prend une béquille qu’il cale sous son bras. Il remercie l’équipe médicale avec des clins d’œil, serre la main du kiné comme un vieil ami. Antoine passe un bras autour de ses épaules.
— T’as pas changé, grogne Marie, faussement boudeuse. Tu fais encore ton show.
— Fallait marquer le coup, non ? répond Alex avec un sourire en coin.
— T’as l’air d’un vieux rockeur en tournée d’adieu, ajoute Vivianne en riant.
— Tant que je me casse pas la hanche sur le chemin, tout va bien, réplique-t-il.
Je le regarde faire, le cœur en fusion. Quand il arrive à moi, il ne dit rien tout de suite. Il me regarde longuement, ses yeux brillants d’un éclat que je n’avais pas vu depuis longtemps. Puis il ouvre les bras. Je me jette contre lui sans réfléchir. Il me serre, doucement, pas encore fort, mais assez, un peu chancelant. Assez pour que je sente tout ce qu’il n’arrive pas à dire.
— On a cru que t’allais nous lâcher, souffle Emma, émue.
— Vous vous débarrasserez pas de moi si facilement, grogne-t-il.
— Et moi je vous signale que j’ai parié vingt balles que t’en sortirais en marchant, annonce Antoine.
— T’as perdu, réplique Alex. J’ai encore une béquille, mon gars.
Dehors, le ciel est clair, l’air sent l’été. Les arbres sont en fleurs, le bitume est chaud sous nos semelles. Et moi, je crois que je n’ai jamais vu la vie aussi belle. Le trajet du retour se fait dans un silence étrangement joyeux, comme si on ne voulait pas troubler l’instant par trop de mots. Mais dans la voiture, les vannes commencent à fuser.
— Je vous préviens, s’endormir pendant deux mois, c’est une technique que je vous recommande pas, balance Alex.
— J’sais pas, t’as une peau éclatante maintenant, note Marie avec ironie. C’est peut-être le secret du glow-up ultime.
— Ouais, bon, la prochaine fois je teste l’hibernation chez les ours, dit Alex en riant.
Arrivés devant son immeuble, il marque un arrêt, le regard levé vers les fenêtres familières. Il respire profondément.
— Prêt ? demande Antoine en posant une main sur son épaule.
— Aussi prêt qu’on peut l’être quand on rentre chez soi après une tempête, répond Alex.
On monte lentement. Dans les escaliers, ses doigts tremblent légèrement sur la clé, mais il ouvre. Et là, surprise totale. L’appartement est impeccable. Propre, rangé, lumineux. Presque trop comparé à ce que c’était avant.
— Tu as tout nettoyé ? lance Alex en se tournant vers Antoine, la voix étranglée entre la reconnaissance et le choc.
— Je n’allais pas laisser ton appart en mode scène de crime, réplique Antoine, un sourire gêné.
Ils se prennent dans les bras. Un contact bref, mais puissant. Et soudain, un aboiement retentit. Démon. Il surgit comme une furie depuis le salon, et se jette sur Alex, qui chute en arrière, hilare.
— Démon ! s’écrie Alex.
Alex est hilare, alors que le chien jappe, gémit, tourne autour de lui.
— Bordel, t’es pas censé être en convalescence, toi aussi ?!
— C’est son moment dramatique, plaisante Marie en retenant Démon par le collier pendant qu’Antoine aide Alex à se redresser.
— Il t’a attendu comme nous tous, dit doucement Vivianne.
Alex passe une main dans la fourrure noire du chien, les yeux brillants.
— Moi aussi, j’l’ai attendu.
Ils finissent par s’installer dans le salon. Antoine fouille dans la bibliothèque et sort un vieux CD. La musique emplit bientôt la pièce, une ballade rock, un peu vintage. Les voix s’apaisent, les rires aussi. On se cale dans les coussins, on respire mieux. Quand tout le monde s’éparpille un peu, je m’approche d’Alex. On est seuls dans la chambre. La lumière est douce, tamisée par les rideaux. L’air est tranquille. Je sors un carnet de mon sac. Je le tiens un instant dans mes mains, puis je le lui tends.
— C’est pour toi.
Il fronce les sourcils, l’ouvre. Ses doigts effleurent la première page. Puis la deuxième. Il ne parle pas. Il tourne, doucement. Chaque dessin est un fragment. Un instant volé. Alex endormi. Alex fatigué. Alex souriant. Des détails, des expressions, des moments où il n’était plus là, mais où moi, je le gardais quand même vivant.
Il s’arrête sur une page. Passe lentement son pouce sur les traits. Il lève enfin les yeux vers moi.
— Tu m’as gardé en vie. Même là.
Je hausse les épaules, trop émue pour répondre. Il embrasse presque le carnet en le refermant.
— Je te jure que je reviendrai assez fort pour poser pour toi en vrai.
— Pas la peine. T’es déjà là.
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