Chap 23 partie 1 - Et maintenant ?
Le soleil tape doucement sur la terrasse du Diana’s, comme s’il voulait juste nous réchauffer sans nous cramer la peau. Il fait ce genre de lumière un peu dorée, celle qui rend les paupières lourdes et les souvenirs tendres. Une lumière de fin d’après-midi qui s’étale, paresseuse, sur les visages et les verres. Les boissons posées sur la table brillent comme des petits soleils en bouteille. Le vieux parasol grince dans son coin comme un papi qui grogne pour la forme, et quelque part dans le café, un morceau de jazz un peu râpé râle à mi-chemin entre la musique d’ambiance et le soupir nostalgique.
J’arrive la première. Comme souvent. Je m’installe en coin de terrasse, là où l’ombre s’effiloche sur les dalles brûlantes. Je commande une limonade tiède que je remue sans y penser, à la recherche d’un goût qui ne viendra jamais. Mes jambes étendues sous la table, le menton dans la main, je regarde les passants comme on regarde un film sans sous-titres. Avec cette sensation floue dans la poitrine, entre le calme et le pressentiment.
Et puis, au bout de la rue, je les vois. Alex marche lentement, sa béquille rythme le trottoir comme un métronome fatigué. À côté de lui, Antoine le suit, un sac en bandoulière et l’air de quelqu’un qui a encore une chanson coincée dans la tête. Ils se parlent peu, mais ça n’a pas l’air gênant. Alex lève les yeux vers moi en s’approchant. Il se penche, son bras glisse sur le dossier de ma chaise, et murmure :
— Salut, princesse.
Ses lèvres frôlent les miennes. Puis il se laisse tomber sur une chaise avec la grâce d’un mec qui négocie chaque os de son corps, et Antoine s’affale à côté, balance ses lunettes de soleil sur la table comme une offrande.
— Alors, la séance ? je demande, en les regardant tour à tour.
— Il a presque insulté la kiné, balance Antoine sans attendre.
Alex lève les yeux au ciel, marmonnant dans sa barbe :
— Je préférais celui de l’hôpital. Là c’est une clinique “spécialisée”, tu parles. On dirait un spa sadique. C’est tout doux, mais ça fait mal pareil. J’ai l’impression d’être le sujet d’une expérience tordue.
— Elle t’a encore forcé à faire les exercices de respiration, hein ?
Il ne répond pas. Mais son œil mauvais me suffit. Et c’est là qu’un rire s’élève derrière moi. Pas un petit gloussement discret. Un vrai rire franc, guttural. Celui de Marie.
Quand elle rit comme ça, c’est que quelque chose l’a vraiment touchée, ou que la connerie racontée valait le détour. Juste derrière elle, Vivianne avance en dessinant dans l’air avec son stylo, et Emma, lunettes plantées sur le nez, se protège du soleil avec la main comme si elle descendait d’un tapis rouge invisible.
— On dirait un troupeau de hyènes dopées au Spritz, souffle Alex en les voyant approcher.
— Et fières de l’être, réplique Marie en s’asseyant avec fracas.
Emma roule des yeux, jette son sac trop grand sur une chaise libre, et Vivianne s’assied avec un soupir heureux, déjà en train de fouiller dans son carnet comme si elle avait peur d’oublier une idée entre deux respirations. Enfin, on est tous là. Les six. Autour de cette vieille table bancale. Avec nos habitudes, nos cicatrices et nos envies bancales d’avenir. Et pour un moment, tout semble tenir. Comme suspendu. Comme possible.
— J’ai croisé un gars avec un t-shirt “J’peux pas, j’**ai bac”… j’ai eu un vrai moment d’émotion, souffle Emma. On aurait dit une relique de guerre.
— C’est notre cri de ralliement, ce truc, lâche Marie. L’angoisse imprimée sur coton.
— Je te jure, tu devrais vendre ce genre de punchlines, je dis. “Marie, poétesse du stress terminal.”
— Et toi tu signes les notes de bas de page, souffle Vivianne sans quitter son carnet.
Un petit éclat de rire éclate autour de la table. Même Alex esquisse un rictus, discret mais présent. Antoine lève les yeux vers le ciel en mode “vous êtes irrécupérables”. Et moi, je sens une bulle éclore à l’intérieur. Celle où on croit que rien ne changera jamais, parce que tout est encore là, ensemble, intact.
— C’est beau, franchement, lance Antoine avec un faux sérieux. On dirait le teaser d’un documentaire Arte sur la fin du lycée.
— “Elles avaient dix-huit ans, des rêves plein les yeux, et une table bancale au soleil”, ajoute Alex, le ton plat, presque poétique.
— “Spoiler : y en a une qui est devenue prof, une qui est partie vivre au Népal, et une qui vend des pierres de lune sur Etsy”, conclut Antoine.
Emma lève son verre en leur tirant la langue.
— Et les mecs du documentaire ? Disparus dans la forêt, probablement.
— Ou en duo musical très mal géré, souffle Alex.
Et on rit. Parce que c’est bête. Parce que c’est nous. Parce que ça fait du bien. Mais entre deux rires, je vois les doigts d’Antoine s’agiter nerveusement sur son sous-verre. Il a ce petit tic, quand il veut pas qu’on capte qu’il flippe. Et son regard fuit un peu trop le nôtre. Même lui porte son sac invisible.
On commence à balancer des souvenirs. Les heures de colle pour avoir triché sur des devoirs qu’on n’avait pas faits. Les soirées trop courtes ou trop longues. Les profs qu’on a rendus fous. Les révisions à la dernière minute, dans un mélange de panique et de chips. C’est doux et drôle. Et pourtant, je sens déjà que ça tire un peu sur l’arrière du cœur.
Puis Vivianne referme son carnet. Elle lève les yeux. Son regard fait le tour de la table, comme une vérification silencieuse, et elle dit :
— J’ai un truc à vous dire.
Je sens mon cœur se crisper un peu. Une de ces alertes internes qui préviennent que les choses vont bouger.
— J’ai eu une réponse. Pour Lyon.
Emma relève ses lunettes, Marie se fige en plein geste. Moi, je regarde Vivianne. Antoine se redresse légèrement, attentif. Et Alex s’arrête de gratter l’étiquette de sa bouteille.
— Et ? je souffle.
Vivianne sourit. Un sourire doux, un peu bancal, mais lumineux.
— J’ai été prise. Je pars début septembre.
Explosion. Emma crie. Marie applaudit. Moi, je sens juste un truc fondre à l’intérieur. Je ris, je me lève, je la prends dans mes bras. Fort. Peut-être trop. Elle sent la crème solaire et le feutre noir.
— Putain Vi’, c’est énorme.
Antoine se penche vers elle pour lui toucher l’épaule.
— C’est génial, Vivianne. T’as bossé comme une dingue, tu le mérites.
Et même Alex, sans se forcer, lève son verre.
— Bien joué, l’artiste. Tu vas en faire pleurer plus d’un là-bas.
Il hésite un instant, puis ajoute, plus bas, juste pour elle :
— Et tu penseras à moi quand tu dessineras des freaks.
Vivianne lève les yeux vers lui, un sourire complice dans le coin de la bouche.
— Toujours. Les freaks sont mes héros préférés.
Vivianne rougit, baisse les yeux. Elle gratte un coin de son carnet avec son ongle.
— J’ai hâte. Mais j’ai peur aussi.
— C’est bon signe, dit Marie.
Et c’est vrai. On commande une tournée de bières et lève nos verres à son nom dès qu’elles arrivent. On rigole encore, et puis, le calme après la tempête.
— C’est trop bien… mais tu vas nous manquer de ouf, murmuré-je.
Elle hoche la tête, baisse les yeux.
— Vous aussi. Mais j’ai hâte. Vraiment.
Et c’est là que ça me frappe. Vivianne va partir. Vivianne, ma balise tranquille. Celle qui ne dit pas grand-chose mais qui voit tout. Celle qui m’a serrée dans ses bras le jour où j’ai cru disparaître.
Je me rassieds, un peu étourdie. Pas triste. Pas encore. Mais avec cette impression bizarre que le monde se prépare à pivoter, à changer d’axe. Autour de nous, le bruit du café reprend doucement sa place : le tintement des verres, les éclats de rire d’une autre table, l’odeur du sucre chaud flotte depuis l’intérieur. On est là, au milieu, et pourtant déjà un peu ailleurs.
Marie pose sa bouteille vide sur la table. Elle a un air concentré, comme si elle cherche ses mots.
— Je pars aussi.
On la regarde toutes. Même Vivianne redresse la tête, surprise.
— Hein ? lâche Emma, incapable de cacher sa surprise.
Marie se contente d’un sourire calme. Un peu comme si elle annonçait qu’elle a changé de coupe de cheveux.
— Je pars avec Cédric. En Afrique. Pour ses projets humanitaires.
Un silence. Long. Dense. Emma cligne des yeux.
— Attends, genre… pour de vrai ?!
— Pour de vrai, ouais.
Elle n’a pas besoin de développer tout de suite. On sent que c’est posé. Que c’est décidé. Moi je la regarde avec un drôle de mélange d’admiration et d’incrédulité. Marie, notre roc. Celle qui dit toujours “on gère”, qui tient debout pour nous toutes… et elle part.
— C’est mon beau-père, ajoute-t-elle après une gorgée de bière. Il m’a parlé de ses regrets. Du monde qu’il n’a jamais vu. De tout ce qu’il pensait faire plus tard. Et j’ai compris que moi, j’avais pas envie d’attendre plus tard.
Elle dit ça sans frime, sans grande déclaration. Juste avec ce calme qui serre un peu la gorge. Je sens un petit vertige. Comme si, sans qu’on s’en rende compte, chacune commence à choisir une direction, à tracer sa route. Et moi, je suis là, sur le bord.
— T’as pas peur de tomber sur une bestiole grosse comme ton sac ? lance Alex, un sourcil levé. Moi, une fois, j’ai vu une mygale dans un docu, j’ai changé de chaîne et de pantalon.
Marie souffle du nez, amusée.
— Je vais apprendre à négocier avec les mygales. Ça fera partie de ma formation.
— Bon courage, marmonne Alex. Moi, les mygales, j’les respecte. Elles ont six fois plus de pattes que moi en ce moment.
Un petit rire parcourt la table, comme un soupir de soulagement. La tension retombe, mais l’émotion, elle, reste suspendue dans l’air. Je m’excuse doucement, prétextant un passage éclair aux toilettes. En vérité, j’ai juste besoin de souffler un peu. De remettre mes pensées à plat, de rassembler mes émotions qui partent dans tous les sens, comme des feuilles mortes dans un vent d’été.
Je me lève, traverse la terrasse, longe le bar, et entre dans les toilettes. Je me regarde dans le miroir. Pas très longtemps. Juste assez pour me dire que je tiens encore debout, que je suis là. Que ce n’est pas de la tristesse que je ressens, mais une espèce de vertige doux. Comme si mes repères se réorganisaient sans me prévenir. J’ouvre le robinet, laisse couler un peu d’eau. Mes doigts tremblent à peine. C’est ça, grandir ?
La porte s’ouvre derrière moi. Je le sais avant même de voir son reflet.
— Tu fuis ? demande Emma.
Elle s’appuie contre le lavabo à côté du mien, comme si c’était chez elle. Lunettes relevées, regard direct. Pas de maquillage coulé, pas de sourire de façade. Juste Emma.
— Je prends une pause, soufflé-je. C’est pas pareil.
— Tu fais cette tête-là quand t’as besoin qu’on t’attrape avant que tu partes trop loin. Je connais, tu sais.
J’esquisse un sourire. Elle me connaît trop, tout comme moi. C’est rassurant. Et terrifiant à la fois.
— C’est con, hein. Je suis heureuse pour elles. Vraiment. Mais j’ai l’impression de regarder un film où tout le monde trouve son rôle sauf moi.
— C’est pas con. C’est juste humain.
Elle baisse les yeux. Et puis, tout doucement :
— Moi non plus je sais pas ce que je fous. Je sais que je veux faire de la mode. Mais je sais pas où, ni comment. J’ai toujours su ce que j’aimais… mais j’ai jamais osé y aller à fond. J’ai peur de pas être à la hauteur.
Je tourne la tête vers elle. Elle a l’air si fragile, d’un coup. Pas cassée. Juste nue, sans son armure.
— Et puis j’avoue qu’avec Maxime qui bossait dans la mode, c’était compliqué… Je sais même pas s’il me prenait au sérieux là-dessus. Il faudrait que je lui reparle de ça. Peut-être. Un jour.
— T’as tenu Emma dans ce monde. Si c’est pas être à la hauteur, je sais pas ce que c’est.
Elle lève les yeux, surprise. Puis elle sourit. Vrai. Lent. Touché.
— T’es vraiment une pute sentimentale quand tu veux.
— Toi aussi, soufflé-je. Mais t’as des lunettes pour le cacher.
On rit. Pas très fort. Mais assez.
— Alors ? reprend-elle. Et toi, les écoles ?
— J’attends encore. Mais bizarrement, je stresse pas. Depuis que mon père m’a dit qu’il serait fier de moi, peu importe ce que je faisais… j’ai l’impression que j’ai le droit d’avancer, même sans savoir où je vais.
Elle me fixe un moment, puis elle hoche la tête.
— Tu vas t’en sortir, Sophie. Même si c’est pas droit. Même si c’est en zigzag.
— Et toi aussi, Emma.
On se regarde encore un peu. Puis elle tend la main.
— Allez, viens. On va retourner voir les deux traîtresses qui nous abandonnent.
— Pas sûr qu’elles paient la tournée avant de partir.
— Dans ce cas, je leur vole leurs bijoux.
Et on sort, ensemble. Avec cette certitude étrange que même si on va toutes dans des directions différentes, on vient du même endroit. Quand on revient sur la terrasse, le soleil a légèrement tourné. La lumière s’est adoucie, plus dorée, presque nostalgique, mais la chaleur est toujours présente, presque pesante. Vivianne dessine sur une serviette en papier. Marie regarde les gens passer avec son air de vieille âme fatiguée. Elles nous sourient en nous voyant revenir, mais je crois qu’elles ont compris qu’il s’est dit des choses.
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