Chapitre 24 partie 1 - Pour toujours

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L’air sent le linge chaud et le citron mal dosé. Sur le balcon vieillissant, les verres suintent de tiédeur et Démon, roulé en boule comme une vieille chaussette, grogne dans son sommeil. La poussière s’accumule doucement autour des chaises en fer rouillées. Je m’agite un instant, tentant de trouver une position confortable sur ce coussin de fortune.

Je suis en face d’Alex, les jambes croisées, une limonade tiède entre les doigts. Elle a le goût du sucre et de l’improvisation. Pas terrible, mais elle nous appartient.

— Putain, je hais tes chaises et ce coussin !

— Ahahah, c’est le seul truc positif avec mes médocs, je sens presque pas mes fesses.

Je me moque gentiment de lui, faisant tourner le liquide trouble dans mon verre. Un courant chaud fait voler les cheveux d’Alex. Il a décidé de ne plus les reteindre, laissant le noir profond envahir sa nuque et son front.

— Qu’est-ce qu’il y a ? me lance-t-il soudain.

— Tes cheveux ont bien poussé… Ça te va bien.

Il passe la main dans ses boucles épaisses et esquisse un sourire.

— Je pourrais presque ressembler à un Beatles !

— Le moule-bite en moins !

Il éclate de rire et boit une longue gorgée de limonade, puis il se tourne un peu vers moi.

— D’ailleurs j’ai réussi à faire tout l’étage sans béquilles ce matin, lance-t-il. Bon, je marche comme un papi bourré… mais je tiens.

Je lève mon verre dans un salut solennel.

— Champion du monde.

Il éclate de rire de nouveau. Ce son, un peu rauque, qui vibre plus fort quand il est heureux, me fait frissonner. Pas de froid. Juste de le voir revenir d’entre les morts.

— Sérieux, ça me fait bizarre. Y’a trois mois j’étais cloué au lit, presque incapable de manger seul, et là je me plains parce que j’ai mal aux cuisses. Comme un vieux qui a trop dansé.

— Tu devrais tester les déambulateurs custom, avec flammes sur les côtés. Classe assurée, tu ferais crier toutes les petites vieilles.

Il me lance un regard moqueur. Démon ronfle puissamment, ce qui nous fait rire. Je bois une autre gorgée de la limonade en grimaçant.

— Décidément on n’est pas doués pour ce genre de truc, je lance en reposant le verre sur le sol bétonné.

— Heureusement qu’on est doués pour d’autres choses.

Il fait danser ses sourcils de manière comique et j’éclate de rire, ce qui fait sursauter Démon. Je le caresse du bout des doigts pour m’excuser et il se recouche aussitôt, comme si la fatigue ne lui permettait pas de rester plus longtemps parmi nous.

— Sinon, t’as des nouvelles des filles ? demande Alex après un petit silence.

— Oui, Emma reste finalement. Elle a trouvé une école de design ici. Elle est à fond, elle a déjà redécoré sa chambre trois fois pour "travailler dans un environnement stimulant". Ce sont ses mots, pas les miens.

— Elle perd pas le nord, sourit Alex. Tant mieux, elle nous fera tous nos costumes de scène avec Antoine !

— Franchement, elle serait capable de créer des tenues avec des LED intégrées. Vous auriez l’air de boules à facettes, mais stylées.

— Ou ridicules. Mais au moins, on brillerait.

— Tu veux dire que vous brillerez autrement que par votre talent ?

— Eh, moi j’ai déjà un fan club en carton.

On rit ensemble. Cette légèreté nous va bien. Comme si, pour un instant, rien ne pressait.

— Mmm, Vivianne est littéralement ensevelie sous les cartons. Hier, Marie et moi on l’a aidée. C’était le chaos. On a retrouvé un blender dans les toilettes, un chat en peluche dans le frigo… je te jure. Elle déménage dans 20 jours pour Lyon. Et elle s’y prépare comme si elle partait en mission commando. À un moment, on a failli se faire ensevelir vivantes sous des piles de livres et de mugs à motifs douteux.

— Ahahah, elle va me manquer, murmure-t-il en jouant avec son verre.

— Ouais… moi aussi.

— Mais ça lui fera du bien, je pense. Elle était trop effacée comme fille, réplique-t-il.

— Elle est du genre douce et sensible. Celle qui parle pas fort mais qui reste quand tout le monde s’en va. C’est précieux, ça. Elle nous a tous un peu réparés, je crois. Sans qu’on s’en rende compte.

Un court silence s’installe, pas triste, mais rempli de ce qu’on ne dit pas à voix haute. Qu’on arrive à la fin de quelque chose. Que tout le monde s’éparpille, doucement, mais sûrement.

— Tu crois qu’Antoine et elle vont réussir à rester amis ? je demande.

Alex réfléchit une seconde, l’air un peu ailleurs. Il pose lui aussi son verre par terre et se tourne un peu vers moi.

— Antoine est loyal. Il fera tout pour. Et Vivianne… je pense qu’elle a compris que ce n’était pas un rejet, juste… pas la même histoire. Ils ont du respect l’un pour l’autre. Et c’est pas rien. C’est rare, même. Je suis content qu’elle ait pu lui dire ce qu’elle ressentait. Ça évite les regrets moches qu’on traîne pendant des années.

— D’ailleurs il t’a donné des nouvelles ?

Il hoche la tête, un demi-sourire aux lèvres.

— Il m’a appelé ce matin. Il part à la fin du mois, il est inscrit à Lille. Je sais pas comment il a réussi à convaincre ses vieux mais c’est top.

— Il a dû sortir le grand jeu. Discours solennel, regards intenses, peut-être même une chanson avec guitare à la clé.

Alex rit, puis son sourire se fane doucement.

— Il… il m’a pas lâché quand j’étais au plus bas. Même quand j’étais pas sortable. Quand j’étais enfermé dans mon propre bordel. Il a tenu, tu vois ? Il a toujours tenu. Il me supportait même quand j’étais chiant, froid, paumé. Il m’a ramené des cafés, il m’a forcé à parler, ou à me taire, selon les jours. Et là, il part. Et je suis fier, vraiment. Mais putain, ça fout un vide. C’est comme si une partie de mon squelette s’en allait avec lui.

— C’est normal, tu sais. Il t’a porté à bout de bras, mais maintenant il va vivre sa vie. Et toi aussi. Ça veut pas dire qu’il disparaît. Juste que… les rôles changent un peu.

— J’espère que j’arriverai à être ce qu’il a été pour moi. Un jour.

Je ne dis rien. Je pose juste ma main sur la sienne. Le reste, il le sait. Et moi aussi. Il reste là, quelques secondes, à fixer un point invisible sur la rambarde, puis souffle, presque à voix basse :

— Tu sais, j’ai jamais vraiment dit à personne ce que j’avais sur le cœur. Même à Antoine, pas comme ça.

Je ne bouge pas. Juste j’écoute. Il a ce ton un peu flottant, comme s’il avait ouvert une porte qu’il hésite encore à franchir.

— Quand j’étais petit, j’avais peur tout le temps. Peur du bruit de ses pas, peur du silence après ses colères. Et j’ai appris à disparaître. À faire le moins de bruit possible. Être invisible, c’était ma manière de survivre. Je savais que si je parlais, si je pleurais, ça empirait. Alors j’ai fermé ma gueule. Et je l’ai fait si longtemps que j’ai fini par croire que c’était ça, être moi.

Il passe une main dans ses cheveux, nerveusement.

— Quand ma mère tombe dans le coma, je ne réagis pas tout de suite. Je suis figé. Comme un môme qui regarde sa maison brûler sans comprendre. Et après… je me dis que j’aurais pu faire quelque chose. Qu’un vrai fils, un bon fils, aurait vu venir. L’aurait protégée. Alors je me mets ça sur le dos, je suis tellement en colère. C’est... Comme un poids qu’on porte et qu’on oublie presque tellement il est là, tout le temps.

Sa voix tremble un peu. Pas beaucoup. Juste assez pour qu’on entende l’enfant encore là, planqué derrière le jeune homme fort qu’il est devenu.

— Et mon père… Il savait exactement où taper. Pas juste les coups. Les mots aussi. Il voulait que je me taise, que je m’éteigne, que je cesse d’exister. Et j’obéis. Parce que j’ai peur. Et parce que je suis persuadé de mériter tout ça. Que c’est normal. Que je suis le problème.

Je sens mes yeux me piquer. Mais je ne dis rien. Il faut que ça sorte, qu’il se libère de ce poids qu’il étouffe depuis trop longtemps.

— Je vis des années à me demander si je suis cassé pour de bon. Si un jour quelqu’un pourrait m’aimer quand même. Quelqu’un qui ne verrait pas que les morceaux fêlés. Et toi… t’arrives. Et tu ne fuis pas. Même quand je suis au plus moche, au plus paumé. Même quand je suis cruel sans le vouloir. Même quand j’ai peur de toi, de moi, de nous.

Il tourne la tête vers moi. Ses yeux sont humides, mais il tient bon, le visage ferme et sûr.

— Merci de m’aimer comme ça. Même quand je n’y crois pas moi-même.

Je me rapproche un peu plus, je pose ma tête contre son épaule, je sens son souffle encore un peu tremblant contre mes cheveux.

— Tu sais, je mets du temps à comprendre que l’amour, c’est pas censé faire peur. Pas censé faire mal.

Il ne bouge pas, mais je sens son attention entière tournée vers moi.

— J’ai toujours cru qu’aimer, c’était s’effacer pour que l’autre reste. Ou se battre pour garder quelque chose qu’on n’est pas sûr de mériter. Et toi… toi, tu me montres qu’on peut être soi, avec toutes nos failles, et que ça suffit. Que ça peut même être beau.

Il rit doucement et embrasse mon front, puis il reste un moment silencieux, les yeux dans le vide, avant de se tourner lentement vers moi de nouveau.

— Sophie…

Sa voix est un peu plus grave que d’habitude. Je le regarde. Il rougit. Vraiment. Comme s’il allait me lire un poème nu au milieu d’un stade. Il prend une inspiration et tend la main vers la mienne, qu’il attrape doucement, son regard est sérieux mais ses doigts tremblent un peu.

— Qu’est-ce que tu fais ? je chuchote, intriguée.

Il ne répond pas. Il fouille dans la poche de son pantalon avec maladresse, visiblement nerveux. Je fronce les sourcils.

— Attends... Tu vas quand même pas me demander en mariage ?

Il lève les yeux au ciel en soufflant un petit rire.

— Oui, bien sûr. Et ensuite on adopte un alpaga et on part élever des chèvres en Bretagne.

Je ris mais mon cœur bat plus vite. Il sort un petit objet de sa poche et le déplie dans le creux de sa paume. Un collier. Fin, discret, avec un pendentif en forme de médiator noir légèrement usé. Celui-là même que je l’ai vu porter mille fois. Que je croyais qu’il ne retirait jamais. Il baisse les yeux sur le bijou, puis sur mes doigts.

— Je l’ai acheté quand j’ai eu mes premiers salaires, après… tu sais… l’émancipation.

Je hoche la tête.

— C’est con, c’est qu’un collier à dix balles, mais à l’époque, c’était énorme. C’était la première fois que je me payais un truc pour moi, avec mon fric, dans une vie qui commençait à m’appartenir. J’avais rien. Pas de meubles, pas de confort. Mais ça… c’était mon symbole. D’indépendance. De renaissance, je crois.

Il me le tend, les yeux plantés dans les miens.

— Et maintenant, j’aimerais qu’il devienne le symbole d’autre chose. De nous. De ce qu’on commence. De ce qu’on construit. C’est un peu bancal, un peu cabossé, mais c’est réel. C’est à toi maintenant. Si tu veux.

Je n’arrive pas à parler tout de suite. J’attrape le collier, doucement, comme s’il pouvait se briser entre mes doigts. Il est tiède. Et lourd de tout ce qu’il veut dire. Je relève les yeux vers lui.

— Je veux. Bien sûr que je veux.

Je passe la chaîne autour de mon cou, et quand le pendentif touche ma peau, je sens comme un ancrage. Un souffle chaud, ancien, profond. Comme si tout à coup, ce moment avait un poids qu’aucune promesse ne peut défaire.

Alex me regarde. Il a toujours l’air gêné, mais un peu plus soulagé.

— T’as intérêt à le garder, hein. Même sous la douche. Même dans ton sommeil. Même en cas d’apocalypse zombie.

— Promis. Sauf si je dois l’utiliser comme arme.

Il rit, et je ris avec lui. Mais au fond, on sait. C’est pas juste un bijou. C’est un lien. Mes yeux me piquent. J’essaie de retenir, mais c’est trop. L’émotion monte, douce et violente à la fois. Je me tourne un peu, le dos à lui, pour respirer. Alex ne dit rien. Je sens simplement ses doigts effleurer ma nuque. Il écarte doucement mes cheveux, puis referme le collier autour de moi, avec un geste infiniment tendre. Le contact du pendentif contre ma peau me donne des frissons. Je me retourne. Mon cœur tambourine. J’attrape son visage entre mes mains et l’embrasse. Fort. Comme si tout mon corps criait merci, pardon, encore.

Il se laisse faire, surpris d’abord, puis il répond à mon baiser avec la même intensité. Sa main se perd dans mes cheveux, l’autre serre la mienne. Quand nos fronts se touchent, que nos souffles s’entremêlent, je murmure :

— Merci.

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