Chap 24 partie 2 - Pour toujours

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C’est tout ce que je parviens à dire. Mais il comprend. Il comprend tout. Je garde sa main dans la mienne, comme une ancre, comme une promesse. Et puis, le silence revient. Pas lourd. Pas triste. Juste… plein. Rempli de nous. De ce qu’on vient de se dire sans vraiment parler, comme si nos corps avaient compris avant nous que ce qu’on venait de dire était déjà assez. Puis j’inspire doucement, le cœur un peu plus lourd, mais pousser par le courage qui pends à mon cou.

— Tu sais… j’ai eu un appel du commissariat, il y a quelques jours.

Alex tourne légèrement la tête vers moi, sans rien dire, mais je sens sa main se crisper un peu sur la mienne.

— Le même flic. Celui de la dernière fois. Il veut que je revienne pour refaire une déposition. Encore. Il a dit que ça pouvait peut-être “faire avancer les choses”. Mais moi, je n’en peux plus de “faire avancer les choses” si ça veut dire reculer pour moi.

Ma gorge se serre. Pas de colère, cette fois. Juste une forme de fatigue ancienne et de tristesse muette.

— La première fois que j’y vais, je crois que je vais vomir rien qu’en passant la porte. Et là, je sens la même panique revenir. Je raccroche en tremblant. Et je comprends un truc.

Je baisse les yeux sur nos mains entremêlées.

— Je ne veux pas construire ma vie sur la douleur. Sur les absents, sur les pourquoi sans réponse. J’ai besoin d’avancer pour moi, pas pour un dossier qui n’aboutira peut-être jamais. Pour ma mère. Pour ce qu’elle était. Pour ce que je suis, moi. Juste en fait pour la vie et l’avenir que je veux créer.

Il ne dit toujours rien, mais sa main serre encore un peu la mienne. Présente. Solide.

— Je veux laisser le passé où il est. Pas l’oublier. Mais arrêter de le trimballer comme un sac de pierres qui finalement ne fait que me ralentir.

Un silence doux s’installe. Un silence de ceux qui soignent. Puis Alex hoche la tête. Lentement.

— Je comprends, dit-il d’une voix grave. Et t’as raison. Je ne suis pas encore là, moi. Mais un jour… j’aimerais pouvoir penser comme toi.

Je me tourne vers lui et je souffle, avec un demi-sourire :

— Alors on se retrouve là-bas. Un jour. Là où on respire mieux.

Il répond par un regard si clair, si tranquille, qu’il me semble voir passer l’été entier dans ses yeux. Après tout ça, on reste là, encore un peu. À regarder la lumière décliner sans vraiment s’en rendre compte. Puis je brise le silence, la voix douce :

— Et… tu as encore mal ?

Alex cligne des yeux, comme s’il revient de loin.

— Moins. J’ai encore des douleurs, surtout au réveil. Et la jambe droite fait parfois sa diva, mais dans l’ensemble… ouais, ça va mieux. Je dors un peu plus aussi. Pas comme un bébé, hein, mais comme un chat stressé qui se détend.

— T’as toujours su vendre du rêve.

— J’essaie.

Il me sourit, puis penche la tête sur le côté.

— Et toi ? Ta thyroïde, tout ça ?

— Bien. Enfin… mieux. Mes dernières analyses sont bonnes. J’ai même eu droit à un “très encourageant” du médecin. Il m’a presque serré la main. Ça m’a perturbée.

— On est vraiment un couple de cassés, quand même.

— Clairement. On pourrait faire un sitcom. “Les Survivants du Mercredi”.

— “L’amour au pays des bilans sanguins.”

— “Coma, thyroïde et autres joyeusetés.”

— T’imagines l’affiche ? Deux loques en peignoir, un chien obèse, et une playlist d’Alain Souchon en fond.

— Avec des critiques genre : “Un chef-d’œuvre de dépression maîtrisée.”

— “Un slow-burn romantique entre un semi-fantôme et une insomniaque à la glande capricieuse.”

On éclate de rire à en faire couler un peu les larmes au bord des yeux, on parle de choses tellement importants et pourtant, rien ne semble nous blesser.

— N’empêche, je connais peu de gens qui peuvent se vanter d’avoir survécu à autant de merdes en si peu de temps, souffle-t-il, plus tendrement.

— C’est parce qu’on est têtus. Et qu’on a du goût.

— Du goût pour quoi ? La poisse et les chaises bancales ?

— Exactement. Et la limonade foireuse maison. On est raffinés.

Il me regarde longuement. Puis il reprend, plus bas :

— Tu sais… je n’aurais jamais cru pouvoir rire comme ça, après tout. Et surtout pas avec quelqu’un.

Je glisse ma main contre sa joue.

— Moi non plus. Mais on est là.

Et c’est suffisant. On pourrait rester là toute la nuit. À rire, à se balancer des vannes, à réinventer la vie comme deux survivants au fond d’un vieux transat bancal.

Mais nos téléphones vibrent en même temps. Deux messages.

Un d’Emma, un d’Antoine.

Sujet : résultats du bac.

Je croise le regard d’Alex. Il lève un sourcil, faussement dramatique.

— C’est l’heure de vérité, miss thyroïde.

— Allez, monsieur commotion, montre-moi ton destin.

On ouvre en même temps. Je lis. Je cligne des yeux.

— Je l’ai eu, je souffle.

Et là, c’est comme si le sol se met à trembler. Pas violemment. Mais comme un frisson sous les pieds, un frisson de joie, pur, inattendu.

— J’ai eu mon putain de bac. Après toutes ces soirées à réviser ces trucs qui me faisaient chier, enfin, enfin libre !!!

Alex sourit un peu en coin.

— Félicitations. Je suis officiellement en couple avec une diplômée.

— Et toi ?

Il secoue la tête, sans une ombre.

— Je ne l’ai pas eu. Mais je m’en fous. Je ne le voulais pas vraiment. Je n’ai jamais su quoi foutre de l’école, à part t’y rencontrer.

— C’est déjà une sacrée note.

— Mention passion compliquée mais réussie.

On se regarde. Longtemps. Puis je balance mon téléphone sur le coussin et je lui saute dans les bras.

— Ouch, la vache, t’es plus lourde qu’on le croirait, souffle-t-il.

— Nan mais oh ! C’est surtout tes muscles qui sont en guimauve !

Il éclate de rire et me serre dans ses bras.

— Et devine quoi ? J’ai été acceptée à l’école d’art. Celle que je voulais.

Il me serre encore plus fort, enfouit son visage dans mon cou.

— On va fêter ça, souffle-t-il dans mes cheveux.

— Avec tout le monde. Une dernière. Une vraie.

— Chez moi ?

— Chez toi.

Mon sang n’a même pas eu le temps de faire le tour de mon corps qu’on a déjà dégainé nos portables. Messages envoyés, cœurs en émoticônes, promesse de chips et de mojitos maison et dégueulasses. Trente minutes plus tard, ils sont tous là.

Et très vite, le salon d’Alex devient un champ de bataille de gobelets colorés, de coussins de récup et de playlists dépareillées. Antoine s’est calé dans un coin avec sa guitare, en train de jouer un truc doux qu’il massacre volontairement à la troisième note. Marie danse pieds nus avec Emma, qui tente des mouvements absurdes entre deux éclats de rire. Vivianne, elle, immortalise tout avec son polaroïd : nous, les gobelets, Démon en pleine contemplation du vide, un pied solitaire, probablement celui d’Antoine, et même une chips tombée dans un pot de plante desséché depuis longtemps.

Démon, justement, observe la scène avec un air mi-absent mi-désabusé, comme s’il nous classait dans la catégorie “humains étranges, mais inoffensifs”.

— Tu t’es pas changée, toi ? demande Emma en me fixant, les bras pleins de bracelets qui cliquettent quand elle bouge.

— C’est une tenue de fête intérieure, je réplique en gonflant le torse.

— Genre pyjama chic, commente Marie en me faisant passer un verre.

— J’appelle ça du conceptuel, marmonne Vivianne sans lever les yeux de son viseur.

— Tu veux dire “j’ai eu la flemme mais je me la raconte quand même”, conclut Antoine depuis son coin.

On éclate tous de rire. Fort. On mange des chips au goût douteux. On crie des chansons à moitié fausses. On danse sur des tempos incertains. Et surtout, on essaie de ne pas penser à demain.

— Toi t’es en forme, dis donc, lance Emma à Alex qui s’est levé pour faire danser Démon.

— J’ai une patte en mousse et un foie en carton, mais ouais, j’me sens bien.

— “Coma & Cie” recrute, tu sais, glisse Antoine.

— Par contre on paie en câlins et en jus de citron moisi, précise Alex.

— Ça me va, réplique Vivianne en s’affalant sur le tapis douteux.

Un moment suspendu. Une photo floue. Un peu de champagne premier prix sur le tapis. Des souvenirs qu’on fabrique à l’arrache, entre deux bouchées de pizza froide et un vieux tube des années 2000 chanté trop fort.

Et je sais qu’ils resteront. Longtemps après.

À un moment, Alex prend ma main et m’emmène de nouveau sur le balcon. Sa démarche est plus assurée encore que la semaine dernière. Il se redresse. Lentement. Mais clairement.

— C’est bientôt fini, hein ? dit-il.

J’hoche la tête.

— Ouais. Mais pas nous.

Il sourit, doucement. Ce genre de sourire qu’on garde au chaud pour les jours de doute.

— T’as déjà pensé à la suite ?

— Tous les jours. Mais j’ai jamais réussi à l’imaginer sans toi.

Il me regarde, longtemps, profondément. Puis souffle, avec un sérieux rare :

— Je viens avec toi. Où que t’ailles. Qu’on ait un plan ou pas. On se démerdera.

Un silence. J’abaisse un peu les yeux. Juste une seconde.

— T’es sûr que tu le regretteras pas ?

Il fronce un peu les sourcils, sans agressivité.

— Je veux dire… ta mère. Ce qu’elle traverse. Ce qu’elle… attend peut-être encore de toi.

Ma voix se brise un peu.

— Je veux pas te voler un bout de vie que t’as pas fini de vivre.

Il inspire. Longuement. Puis il se tourne vers la nuit.

— Ma mère… elle ne se réveillera jamais, Sophie. Pas vraiment.

Il marque une pause, sa mâchoire tendue.

— Je l’oublierai pas. Jamais. Mais j’ai passé tellement de temps à vivre pour elle. Pour son silence. Pour son absence.

Il me regarde de nouveau, ses yeux acier pleins d’une douceur presque violente.

— Je vais continuer à m’occuper d’elle. Autant que je peux. Mais je dois m’occuper de moi aussi. C’est pas de l’abandon. C’est… c’est de la survie.

Je sens mes doigts se crisper autour des siens.

— Et moi ? je murmure. Tu veux vraiment venir dans mon monde à moi ? Avec mes dessins, mes angoisses à trois heures du mat’, mes tisanes douteuses et mes playlists de vieilles chansons tristes ?

Il sourit, ce genre de sourire qui se voit plus dans les yeux que sur la bouche.

— C’est exactement pour ça que je viens. Pour les tisanes chelou et les drames existentiels à la guitare.

Il se penche un peu plus près, le ton malicieux :

— Et toi ? Tu veux venir dans mon monde à moi ? Avec mes fausses notes, mes solos improvisés, mes playlists en bordel, mes silences d’avant-scène et mes nuits sans fin ?

— Seulement si j’ai droit à ma place dans le public, et parfois sur scène.

— Marché conclu.

Je ris, les larmes au bord des yeux.

— T’es fou.

— Non. Je suis amoureux.

Un silence. Beau. Plein. Puis il souffle, plus bas :

— On fera les choses ensemble, pas juste en couple. En équipe.

— J’aime bien l’idée. D’une équipe un peu bancale mais solide.

— Genre “Coma & Cie, société à responsabilité très affective.”

— Exactement.

Dans l’appartement, on entend encore les autres chanter faux, rire trop fort, refaire le monde avec des miettes de chips dans les cheveux.

Et quelque part, c’est ça, grandir. Pas tout comprendre. Pas tout réparer.

Mais choisir d’y aller.

Main dans la main.

Ensemble. Pour toujours.

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