Adelphes

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Florie de nouveau enlaçait étroitement son frère, sous prétexte de s’agripper à lui pour ne pas tomber du cheval qui la ramenait vers leurs parents. La dureté de son corps l’étonnait, si loin de la douceur et la souplesse de son propre corps. Sans doute avaient-ils été semblables à la naissance, mais la façon dont ils avaient grandi les avait modelés tout différemment. Ils en avaient encore pour une heure de chevauchée ; la proximité physique enhardit la jeune fille.

– Silence, notre terre ne te manque-t-elle pas ?

– Si fait. Il n’est pas un jour que je ne pense à Cornouailles.

– Quand y reviendras-tu ?

– Je ne sais. Le roi de France est mon maître à présent et je ne puis le quitter à volonté.

Florie était sûre qu’il taisait une autre raison. Elle avait souvent songé combien le séjour de Silence en France, malgré les honneurs qui lui étaient rendus, ressemblait à de l’exil.

– Me diras-tu, osa-t-elle d’une petite voix, pourquoi es-tu parti ?

Silence eut une seconde d’hésitation. Quand il reprit la parole, le ton de sa voix était étrangement mesuré.

– Je suis parti pour mon éducation. Ne le sais-tu pas ?

– Tu aurais pu être éduqué aussi bien à la cour d’Angleterre. Le roi Ebain t’a pris quelques mois sous son aile – j’étais déjà assez grande pour m’en rappeler, tu sais. Nos parents n’ont jamais voulu me dire la véritable raison, mais je sens bien qu’elle n’est pas si simple qu’on veut me le faire accroire. As-tu… as-tu fait quelque chose de mal ?

– Rien, Florie, répondit Silence avec véhémence. Je jure que je n’ai jamais rien fait dont j’eusse à rougir ou qui puisse entacher notre nom.

La jeune fille sentit qu’elle avait touché quelque chose. Silence soupira.

– Tu es trop jeune. Je te raconterai cette histoire dans quelques années.

– J’ai quatorze ans ! Nos parents songent à me marier ! Si je suis assez âgée pour connaître un homme, que ne puis-je entendre ?

L’argument porta. Le jeune homme capitula.

– Promets-moi de garder pour toi ce que je vais te raconter.

Elle acquiesça vigoureusement, impatiente d’entendre la suite.

– J’étais tout jouvenceau encore, à la cour du roi Ebain. J’aimais y jouer la vièle ou la harpe et chanter pour qui voulait bien m’entendre ; j’y avais un certain succès, je crois. La reine en particulier semblait apprécier ma musique et me réclamais souvent quelque lai ou quelque chanson de geste. Un jour, on vint me dire que la reine était souffrante et me priait de venir la distraire en lui jouant de la harpe. Quand je me rendis auprès d’elle, je fus surpris de la trouver seule et pas si mal en point qu’on me l’avait affirmé. Je commençai à jouer pour elle, mais elle m’interrompit rapidement et me demanda de l’embrasser. Enfant que j’étais alors, je lui baisai le front juste sous la guimpe ; mais ce n’était point cela qu’elle voulait : elle m’enlaça et commença à me couvrir d’embarrassants baisers, exigeant que je les lui rende de même.

– Oh ! La reine Euphème ?

– Oui certes, la reine. J’en étais aussi surpris que toi. Je la priai d’arrêter, j’en appelai à ma loyauté envers le roi, à mon honneur, au sien. Elle se contenta de m’assurer que personne ne connaîtrait notre commerce si nous y étions assez habiles, que je devais la visiter ni trop souvent ni trop peu. Quant à moi, je me souhaitais à mille lieues de cette chambre d’angoisse et me jurais bien que si je m’en échappais je n’y retournerais pas pendant des mois. Elle n’entendait aucun refus, se faisait pressante et ne se souciait pas que je criasse grâce. Je dus m’arracher à ses bras assez brusquement, je le crains ; puis je m’enfuis. La reine me tint grande rigueur de ce rejet et me prit en haine. Elle affirma à son époux que j’avais tenté de la forcer.

– Ah, la garce !

– Florie ! Ne répète pas ce mot à d’autres. Tu parles de ta reine.

– Qui se soucie du respect de la reine quand elle te met à si grand opprobre ?

– Ah certes, elle eût bien voulu me voir traîné dans la boue et même écartelé. Mais le roi craignit le scandale. Je crois aussi qu’il n’osait pas condamner le fils de son ami Cador qu’il honorait si grandement. Il me convoqua et m’informa qu’il m’envoyait à la cour de son cousin de France ; il me fit comprendre que je n’étais pas libre de revenir en Angleterre sans son ordre. En fait, il me bannissait.

– C’est injuste ! Silence, tu aurais pu te disculper facilement.

– Il m’en aurait trop coûté.

– Tu aurais pu être mis à mort !

– Peut-être, si les choses en étaient arrivées là, aurais-je parlé. Mais notre père m’a fait jurer de garder le secret de ma nature et je ne le trahirai ni ne me trahirai à moins qu’il ne s’agisse de vie ou de mort.

Florie le serra plus étroitement, émue de colère et de tristesse. Par la faute de sa propre reine elle était séparée de son frère ! Puis elle se rappela d’un élément de sa propre vie qui s’éclairait soudain d’un jour nouveau.

– Ma mère à cette époque a pensé me proposer au service de la reine. Je comprends maintenant pourquoi elle y a renoncé.

– Je suis navré que cet honneur t’ait été refusé, mais je ne crois pas que tu aurais été très heureuse auprès d’une telle reine.

– Assurément non.

Ils chevauchèrent quelques minutes sans rien dire ; puis Florie reprit d’une petite voix :

– Tu disais être condamné à la chasteté, mais tu plais.

– Je plais aussi longtemps qu’on ne me dévêt point, rétorqua Silence. Les femmes me désirent parce qu’elles m’imaginent autrement que je ne suis.

– Si tu avais été tel que la reine t’espérait… lui aurais-tu cédé ?

– Je ne crois pas, Florie. La reine Euphème est très belle, sans contredit, mais ses bras ne sont pas si doux qu’on veuille y risquer la mort. Tu as vu son caractère : c’est un serpent à l’apparence de colombe. J’espère être autorisé un jour à revenir en Cornouailles, mais je suis bien aise de ne jamais la revoir.

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