Le comte de Chester

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Alors que l’aube déchirait à peine le ciel, les hommes du comte Conant perçurent le bruit d’une grande cavalcade ; les sentinelles s’alarmèrent. On s’arma à la hâte et le comte porta lui-même une première ligne de défenseurs au-devant des assaillants. Le premier rayon de soleil éclaira le déferlement de l’armée royale ; mais ceux-ci trouvèrent leurs opposants prêts et des rangées de piques se dressèrent devant leurs chevaux. Le cauchemar des mêlées meurtrières commença.

Le roi, qui avait follement décidé de porter les armes, se retrouva bientôt en difficulté face au comte de Chester. Il était tombé de cheval et combattait pied à pied avec les compagnons qui lui restait. Voyant cela, Silence pressa ses hommes pour défendre son roi.

Les chevaliers français avaient jusque-là fait merveille, frayant leur chemin en traînées de sang, de vrais anges de la mort. Mais cela ne dura que jusqu’à ce qu’ils rencontrent les gardes d’élite du comte. Ceux s’empressèrent de leur rappeler que malgré leur ardeur ils étaient jeunes et inexpérimentés. Sous les yeux effarés de Silence tombèrent un, deux, trois de ses camarades, puis plus encore. La fureur s’alluma dans son cœur et lui brûla les veines ; il voulut mettre fin à cette tuerie et s’élança contre le comte lui-même. Les yeux du félon brillèrent quand il vit le jeune homme, mais Silence ne s’attarda pas à cette étrange lumière. Il donna sans beaucoup se garder les plus rudes estocades, mais ne parvint même pas à faire reculer le comte. Celui-ci lui asséna en retour des coups si violents qu’il eût tôt fait de mettre le bouclier de Silence en pièces. Le coup suivant, Silence dut le parer de sa lame. Alors qu’il était ainsi immobilisé sous la pression de l’épée du comte, celui-ci rapprocha son visage du sien et lui dit :

– Je connais ces armes. Tu es le fils du comte de Cornouailles. Ton père était mon ami, et toi tu es valeureux et plein de vaillance ; mais tu sers un roi inique. Allons, ne nous affrontons pas : mets ton épée à mon service, tu en seras hautement récompensé.

– Jamais je ne trahirai ! Je ne suis pas comme vous.

Le comte eut une moue désolée, puis dégagea sa lame. Silence voulut attaquer de nouveau, mais avant qu’il eût compris, il fut heurté à la tête si violemment que son heaume se détacha ; le jeune chevalier tomba étourdi. Il fit un effort pour se redresser, mais la pointe de l’épée du comte Conant contre sa gorge arrêta son geste.

– Puisque je ne puis obtenir ta loyauté de gré, par la force ta personne et ton épée m’appartiennent désormais.

***

La bataille tournait au massacre ; bientôt les deux camps rappelèrent leurs armées pour sauver les hommes qui leur restaient. Le champ était jonché de cadavres et de mourants sans qu’un vainqueur pût être désigné.

Devant l’ampleur de la tâche qui leur faisait face, les talents de Mélisande ne furent pas de trop pour seconder les mires de l’armée royale. La jeune femme n’avait jamais vu si grand nombre de blessés et peu s’en fallait, malgré sa bravoure, que son cœur ne se soulève devant tant de souffrances et tant de corps réduits à chair et organes sanglants. Bientôt sa tâche l’absorba si bien qu’elle parvint presque à repousser l’anxiété de voir amener Silence dans un tel état. Mais au bout de longues heures, elle vit arriver un de ses compagnons, portés par ses camarades dans une litière. Elle n’y put plus tenir et se jeta sur l’homme pour l’interroger, oubliant presque son pâtiment.

– Que s’est-il passé ? Où est sire Silence ?

– Oh, dame… nous avons voulu porter secours au roi, mais avons rencontré plus fort que nous. Nombre d’entre nous sommes tombés et le sire Silence a été fait prisonnier. Mais le roi, grâce soit rendue à Dieu, a pu se libérer de son prédicament. Quant à moi, on m’a cru mort sans doute et peut-être ne s’est-on trompé que d’une heure.

Le chevalier avait une vilaine plaie au flanc et Mélisande songea enfin à s’en préoccuper. Elle s’agenouilla et commença son examen, mais son esprit était ailleurs, loin de l’infortuné devant elle qui ne lui était rien.

– Prisonnier, répéta-t-elle en tâchant de garder sa voix ferme. Est-il blessé ?

– Sire Silence ? Dame, je n’en sais rien. Il a voulu se mesurer au comte de Chester et peu peuvent se vanter de sortir indemne de sous ses coups.

– Mélisande, mon amie, calmez-vous, je vous en prie. Prisonnier n’est pas mort, tous les espoirs sont donc permis.

Aënor serrait contre elle le corps sanglotant de sa compagne. La dame avait récupéré sain et sauf son époux : rassurée de ses propres craintes, elle pouvait se consacrer à celles de son amie, épuisée de ses longues heures de labeur et s’autorisant enfin à libérer son angoisse.

– Sire Silence est un prisonnier de valeur, poursuivit Aënor. Ils le traiteront bien et en demanderont rançon à sa famille, qui la paiera très certainement.

– Mais combien de temps cela peut-il prendre ?

– Un peu de temps, je le crains, surtout si la somme réclamée est importante. Quelques semaines, peut-être quelques mois.

– Quelques mois !

Mélisande se dégagea de l’étreinte, l’effroi faisant derechef galoper son cœur.

– Quelques mois ! Ce n’est pas possible !

– Je sais combien l’attente peut être pénible, mais je vous assure que vous reverrez votre chevalier, mon amie.

Mais Mélisande se refusait absolument à cette attente annoncée. « Des semaines, des mois, songea-t-elle, c’est plus qu’il n’en faut pour qu’on découvre son secret ; on le mettra en grande honte, on lui fera du mal. Non ! Je ne l’ai pas suivi au-delà de la mer pour l’abandonner aux mains de ses ennemis, quand bien même il s’y est jeté de sa propre folie. »

Aënor vit d’abord avec plaisir, puis avec inquiétude, le calme revenir peu à peu sur le visage de sa compagne ; le calme ou plutôt une froide détermination. La question suivante aviva sa crainte naissante :

– Dame, pensez-vous que le camp du comte Conant comporte beaucoup de femmes ?

– De femmes ? Pourquoi cette étrange question, ma mie ?… ma foi, j’ai ouï dire que maîtresses et servantes suivaient le comte jusque dans ses batailles.

– C’est suffisant.

– Mélisande, que comptez-vous faire ? Je vous en prie, ne soyez pas aussi téméraire que votre chevalier.

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