Juillet 2014

Eh bien... Par quel bout commencer ?

Ezéar a commencé à m'enseigner. Nos rencontres sont donc devenues plus formelles, mais aussi plus intimistes. Passer du temps seul avec lui me donne tout le loisir de l'observer, de le connaître. Lesia m'a dit qu'il était connu parmi les Hybrides pour être un as de la maîtrise de soi. C'est une chose loin d'être évidente de mon point de vue. Je le trouve agité et nerveux, mais il faut dire que la situation est particulière. Même Ierofeï semble tendu dans son mutisme.

"Connu parmi les Hybrides". C'est cette phrase qui me reste le plus, dans l'information lâchée nonchalamment par ma petite soeur si informée.  

Hybrides. Ce mot est nouveau pour moi, il n'était pas utilisé lorsque j'étais enfant. On n'avait en réalité aucun nom pour les désigner : ils étaient juste atteints d'une condition physique particulière.

Hybrides. Depuis une dizaine d'année, c'est le terme choisi. Je l'écris comme je l'ai compris : les recherches de Svenhild et Zedan ont abouti à la conclusion qu'un corps humain compatible peut, au contact de son sang avec des cellules autonomes dont on ignore l'origine, voir évoluer son code génétique. En quelque sorte, s'hybrider.

Dans la plupart des cas, les cellules en question se sont chargées d'informations en passant dans d'autres corps avant. Souvent des animaux. Dans un corps humain compatible, elles vont prospérer et se multiplier, jusqu'à remplacer totalement les cellules normales. C'est un simple renouvellement cellulaire, sauf qu'il n'a lieu qu'une fois : les cellules autonomes ne meurent pas, elles se multiplient seulement tant qu'elles en ont l'espace, en copiant les informations de l'hôte, puis stagnent. Au final, les chromosomes d'un Hybride sont en grande partie identiques à ceux de sa naissance, à l'exception de certains allèles, qui auront gardé aléatoirement des attributs de l'hôte précédent.

En terme de clarté, j'imagine que je pourrais faire mieux. Ce n'est pas évident, même pour moi qui ait étudié un peu de biologie, car ça ne répond pas vraiment à la logique de la nature telle qu'on me l'a apprise. Mais enfin... peut-être que la logique limite la science, quelque part.

Quoi qu'il en soit, s'il y a encore de nombreuses question sur le pourquoi du comment, il apparaît que ces cellules se développent au maximum chez les hôtes les plus favorables, c'est pourquoi les cinq sens et la force physique sont souvent particulièrement accrus.

J'ai questionné Ezéar au sujet des dents, attribut le plus visible chez les Hybrides que j'ai rencontré. Il m'a montré les siennes : des crocs d'ours avec quatre énormes canines qui se croisaient en formant une légère boursouflure sous les lèvres. Il est très étonnant qu'une telle denture ne le défigure pas. Ezéar n'est pas une beauté, mais son visage est quand même loin d'être totalement déformé. C'est comme si ses crocs s'étaient adaptés à la taille de la mâchoire humaine et rangée parfaitement sous les lèvres élastiques.

Il existe des sujets dont ce sont les yeux qui se sont modifiés (ou un seul, comme chez Svenhild), la pilosité, la forme des oreilles, la texture de la peau... Ce doit être fascinant à voir. Je lui ai demandé s'il en avait vu beaucoup, et il a semblé paraître triste l'espace d'une seconde. Il a parlé d'Azul, de leurs voyages. Il voulait qu'elle rencontre un maximum de ses semblables.

C'est là que j'ai fait l'erreur de ne pas me taire.

- Tu l'aime beaucoup, hein, Azul ?

Il a haussé un sourcil et tourné un œil vers moi. Un petit souffle moqueur est sorti de sa bouche pour toute réponse. J'aurais dû m'en tenir là, mais j'ai insisté. Je lui ai demandé s'ils étaient amants. Il a rit.

- Tu dis n'importe quoi.

- Son absence a l'air de te coûter, alors j'en tire des conclusions.

- Eh bien elles sont hâtives.

Il s'est levé de la pierre où il était assis et a marché un peu, calmement, en rond. Et puis ses deux larges yeux noirs se sont posés sur moi. J'ai frissonné.

Après de lourdes secondes de silence, j'ai rouvert la bouche pour parler, mais il m'a coupé.

- Ta gueule.

Il souriait toujours, mais une crispation sur son sourcil m'indiquait que sa nervosité commençait à prendre le dessus. Un as de la maîtrise de soi ? Vraiment, je ne suis pas convaincu.

- Je sais que tu n'es plus un enfant. Du haut de tes vingt-cinq ridicules années, tu es parfois plus adulte que je ne le serais jamais. Mais garde tes questions pour toi, avant que j'aie envie de t'imposer le respect.

J'ai sûrement pris un air perplexe, cet air qu'il a souvent tendance à prendre pour de l'arrogance. Il m'a observé, longtemps, en silence. Et sous ce regard illisible, ce regard profond comme l'abîme encadré de si peu de blanc, j'ai senti mon corps fourmiller des orteils jusqu'au haut du crâne.

Incapable de me détourner de lui, c'est à peine si j'ai pu déchiffrer le murmure échappé de ses dents serrées.

- Tu pues. Tu sens la peur, la sueur, les hormones... Comment qui que ce soit peut avoir envie de toi ?

Ses références indirectes à Max sont fréquentes, il me pique sans arrêt à son sujet. J'aurais pu m'en agacer, lui demander de le laisser en dehors de ça. En dehors de nous. Mais je suis resté muet, accroché à la conscience que j'avais d'Ezéar.

Ezéar seul existait. Son odeur, à lui, a toujours été douce. Très légère, une odeur de mousse, de sous-bois. Je n'en connais pas beaucoup, mais il me semble qu'aucun hybride ne sent, comme il l'a dit, la sueur et les hormones.