1.1 Mahe - En ville

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C'est toujours pareil.

Après dix-neuf décennies, rien n'a changé.

Dix-neuf putain de décennies, ça n'est quand même pas rien ! Mais non, ils n'évoluent pas. Ils s'entassent encore. Ils marchent dans le même sens, comme des maudites gouttes d'eau dans un fleuve en folie.

Je n'ai jamais été comme eux. Jamais. Je ne pourrais jamais les comprendre. Jamais supporter ce qu'ils supportent, jamais percevoir ce qu'ils perçoivent.

Ah... Je suis bien amer. Si c'est le temps qui passe qui me fait cet effet, ça ne risque pas de s'arranger. Je vais devenir grognon comme Ezéar ou supérieur comme Svenhild.

Dejà, le mépris me chatouille. Je hais leur nombre. Leurs odeurs me dégoûtent, les vibrations grossières de leurs pas me font grincer des dents. Ils sont sales. Aucune autre espèce n'est aussi sale que l'humain.

C'est mal, de les mépriser. Je ne devrais pas, je le sais bien. Individuellement, j'ai déjà eu pour eux quelqu'intérêt, mais en troupeau...

C'est la ville. C'est la ville qui fait ça. A la campagne, c'est différent. Supprimez les engins à moteurs et, paf, tout y est presque parfait. En ville, quoi qu'il arrive, ça puera toujours. Ça puait déjà quand Armel lui-même, doyen parmis les Hybrides, dernier représentant du peuple etrusque, n'était pas encore né. Aucun troupeau n'est fait pour être aussi étendu, surtout en étant sédentaire. C'est ce qu'on appelle du surpâturage.

Qu'est ce que je fous là, vraiment ? J'ai vraiment cru la trouver ici ? Il n'y a aucune chance pour que ce soit elle. Je ferai mieux de fouiller l'Alaska une sixième fois. Mais à quoi bon ? Elle pourrait tout aussi bien être derrière moi depuis le début, à m’emboîter le pas, depuis un siècle, ou à marcher à reculons juste sous mon nez.

Je dois bien me rendre à l'évidence : sans une compagnie voyante, ma quête est sans fin. Or, aucun hybride ne voudra m'aider. La plupart sont ravis que Sasori ait disparu du paysage. Les autres s'en fichent. Et même si je trouvais une bonne âme, nous aurions besoin d'un siècle de plus, à parcourir chaque petit morceau de terre. Looking everywhere.

Je perds mon temps.

Mais je n'ai que ça, du temps.

- On m'a dit que tu viendrais.

Odeur de sable chaud. Voix constante, avec un je-ne-sais-quoi de nasillard. Ce n'est pas elle. Evidement, ce n'est pas elle.

Des doigts se mêlent aux miens. Ils sont fins, mais pas assez fins. Ils sont froids, mais pas suffisamment. Ce n'est pas toi que je cherche.

- On m'a dit que tu serais mignon, et que j'aurais le droit de te toucher.

Ysha et son humour. Les fruits de l'éducation d'Ezéar. Une bénédiction.

- Tu as l'air déçu.

- Tu n'es pas la personne que je cherche.

- Et ça te surprend ?

- Non.

- Mais ça te déçois.

Elle rit. Je n'aime pas son rire. Il se veut adorable et ça sonne faux.

Elle fait grimper ses doigts lisses le long de mon bras comme une araignée. Je sens son souffle froid contre ma joue et les vibrations de son corps qui ondule de droite à gauche. Provocante.

La surprise lui arrache un hoquet quand ma main se plaque un peu trop sèchement sous sa mâchoire inférieure. Je la tiens un moment immobile comme ça, à la renifler et à sentir son sang filer lentement dans ses veines. Son menton est relevé à l'extrême et, au léger mouvement de son corps, je sens qu'elle est sur la pointe des pieds. Situation inconfortable, certainement terrifiante. Pauvre petite chose. Elle est jeune. Ysha m'a conduite vers une femelle inexpérimentée, aux réactions aussi lentes qu'un humain. Je savais en venant ici qu'il se moquait de moi, mais c'est bas de sa part de s'être moqué d'elle.

De mes doigts libres, je parcoure son visage pour en connaître les traits. L'arrondi de ses paupières, ses lèvres fines, la rondeur de ses joues.

- Tu es asiatique ?

Je la relâche doucement et la laisse reprendre pied. Son soulagement crée une vibration caractéristique tout près de moi. Elle ne s'est pas éloignée.

- Vietnamienne.

- C'est qui ? La personne que tu cherches ?

Curieuse. Inutile de répondre. Je suis venu jusqu'ici pour rien. Pour trouver un bébé hybride. Sans surprise, je dois rentrer bredouille.

- Attend ! Où tu vas ?

Sa voix est assourdissante, c'est affreux.

- Dis moi au moins ton nom !

Pourquoi faire ?

Je crois rêver, on dirait qu'elle me suit. Je vais pas savoir m'en dépêtrer dans cette ville bondée. Merde.

- S'il te plait...

Cette fois, la voix a baissé d'un ton. ça soulage.

- Il a dit que tu passerais un peu de temps avec moi.

Il s'est avancé. Pour une obscure raison – et ses raisons sont toujours obscures - Ysha s'est joué de toi plus encore que de moi.

Les vibrations de ses petits pas derrière moi cessent d'un seul coup. Je sais que ce sont les siens, parce que leur rythme me suit depuis la rue où je l'ai trouvée. La sensation de les avoir perdus me trouble un peu. Mais ça passera.

Je rentre chez moi.

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