1.2 Mahe - Ysha

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  • Ce n'est pas très gentil d'avoir abandonné Mariko dans la rue comme ça.

Le ton de faux reproche d'Ysha vient de la fenêtre. Un soupir m'échappe. Vous espérez que le silence et le calme de la maison saura vous apaiser et, soudain, une pierre brise votre simple vitrage en éclat. Ça résume à peu près bien l'intrusion d'Ysha. Heureusement, son volume vocal est plus doux que celui de ladite Mariko.

  • Come on ! Tu ne perds pas au change ! Elle est beaucoup mieux que Sasori !

Comme si c'était une question de comparaison. Comme si, par ailleurs, aucun être était comparable à un autre.

  • Mahe, mon ami, mon ami...

Là, voilà, avec mon casque anti-bruit sur les oreilles, sa voix discrète s'éteint. Je sens déjà mon corps se détendre. Je vais m'asseoir sur le bord du lit et attendre qu'il se lasse de mon silence. Il va s'en aller.

En fait, je sais très bien qu'il ne s'en ira pas. Ysha ne s'en va pas, jamais. Jamais sans avoir eu la conversation ou le contact physique qu'il est venu chercher. Mon attitude n'a aucun effet sur lui, elle n'est là que pour lui montrer mon mécontentement. Et pour me donner quelques secondes de digestion entre les bruits de la ville, laissée derrière moi depuis quatre jours seulement, et ce qu'il a à babiller.

Les légères vibrations de ses pas m'impressionnent toujours. Il sera bientôt aussi discret qu'Ezéar. On peut tout reprocher à ce vieux grognard mais, d'une certaine façon, c'est un excellent professeur. J'aimerais qu'on m'ait enseigné la moitié de ce qu'Ysha sait. Bêtement tombé d'une falaise à onze ans, injecté du sang de l'Ours pour le remettre sur pied, il est de nous tous celui qui a connu cet état le plus jeune. Et il n'a jamais cessé d'être entouré et soutenu. D'une certaine façon, je l'envie. Mais je n'échangerais mon histoire contre la sienne pour rien au monde.

Le voilà déjà tout près de moi, à s'amuser à me frôler sans me toucher, de plus en plus loin, pour voir si je sens qu'il est là. Mais je n'ai pas envie d'entrer dans son jeu, ce soir, il m'a contrarié.

Sans doute frustré par mon impassibilité, il me pousse en arrière sur le lit d'un coup de ses deux paumes sur ma poitrine. Je ne résiste pas, un soupir las m'échappe alors que mon dos s'enfonce dans le moelleux de ma couverture. L'agacement a changé sa température ; son corps est plus chaud que le mien. Je sens cette chaleur irradier autour de ses membres si précisément que je pourrais le dessiner. Il est à quatre patte au dessus de moi, le visage proche du mien. Il ne respire pas, mais je sens l'énergie qui fourmille sur chacun de ses traits. Sa caractéristique odeur de miel de forêt m'enveloppe d'une façon paradoxalement agréable.

Je continue à miser sur l'indifférence. Je sais qu'il cherche à me faire jouer avec lui, qu'il me provoque pour me pousser à répondre. Mais je ne me battrais pas avec lui.

Je dois tout de même avouer qu'il s'y prend très bien pour m'énerver. Surtout maintenant que la pointe de sa langue a tracé un filet de salive sur ma joue et que ses petits crocs d'ours ont saisi mon menton. Ma face se crispe, je le sens bien, impossible d'avoir l'air neutre quand mon nez fronce tout seul comme ça. Par bonheur, ça le pousse à se redresser. Il rit en s'asseyant à califourchon sur moi. Son corps est secoué de ces spasmes d'hilarité grossières que les gens ont quand ils sont satisfaits. Il a sûrement dû dire quelque chose sur un ton victorieux, mais mon casque me préserve de ses remarques.

D'un geste souple, je plie un genou entre ses jambes et le repousse sèchement hors du lit. Bien sûr, il ne chute pas. Ses vibrations sont claires : il bondit en arrière et retombe habilement sur ses pieds sans même avoir trébuché. Ce type est une plaie au cul, mais c'est un artiste en matière de mouvement. Il serait bon danseur.

Je me relève du lit et me détourne pour me rendre à la salle d'eau, espérant qu'il prendra ça pour une invitation polie à quitter les lieux. Mais en trois grands pas, assurés comme ceux de quelqu'un qui voit où il met les pieds, il bloque mon échappatoire.

Mon menton s'abaisse et je porte mes doigts à mon front, geste inutile de l'humanoïde qui aspire à la tranquillité d'esprit. Bêtement, je m'ouvre la peau du bout d'une griffe, au niveau de la racine des cheveux. Un grognement agacé fait vibrer ma poitrine. Ma patience s'amenuise encore d'un cran. Mais ça serait quand même idiot de perdre pied maintenant, juste à cause d'un ongle mal limé.

Rien n'indique dans l'atmosphère qu'Ysha est en train de se moquer de ma maladresse. Etonné, je suis tenté de palper son visage pour en lire l'expression. Mais il me devance ; son pouce essuie le filet de sang qui coule sur mon arcade avec une douceur aussi déconcertante qu'inattendue. Méfiant, je fronce les sourcils et recule d'un pas. L'instant d'après, il m'attrape brutalement par la nuque et m'arrache mon casque anti-bruit pour forcer son murmure à mon oreille.

  • Mariko viendra te trouver. Elle a besoin de quelqu'un, et toi aussi. Ne la repousse pas une seconde fois.

Pris d'un frisson indescriptible qui me donne presque la nausée, je le repousse avec plus de violence que nécessaire. Ma main griffue ripe sur sa pommette et en récolte quelques gouttes de son sang. Et puis, il disparaît.

Le silence règne désormais dans ma petite maison. Enfin. L'odeur de miel persiste à peine au bout de mes doigts. Enfin. Enfin seul.

Mais le soulagement ne vient pas. La pression montée au contact de son souffle contre mon cou ne redescend pas. Voilà ce que je suis, depuis qu'elle m'a laissé. Inachevé. Mon calme légendaire ne sait pas faire face à toutes ses frustrations. Toutes ses blessures enfouies. Tous ses désirs si secrets que mon esprit même ne les connait pas. Mon calme légendaire est capable de terroriser une innocente juste pour la percevoir dans son entier. Et de faire saigner un ami parce qu'il m'a contrarié.

Ezéar dirait que ce n'est pas ça que m'a donné le sang animal qui coule dans mes veines. Ça, ce sont des comportements pathétiquement humains. Et Sasori ? Qu'en penserait-elle ?

Une sensation de dégoût de moi-même me pousse à sortir dehors, pour sentir l'air frais et la terre humide. La dernière phrase d'Ysha passe en boucle dans ma tête. Ce qu'elle signifie n'a que peu d'importance, en revanche le ton sérieux qu'il a employé, en contradiction à ses doigts joueurs dans ma nuque, a fait naître une drôle de sensation en moi.

Pourquoi, vraiment, es-tu venu, Ysha ?


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