Monde du silence

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Ici-bas, la parole est d'or. Le silence est légion.

Nous étions les premiers à subir cette malédiction, en France. Dans un premier temps, nous nous en doutions puis nous avions observé les faits. Par un beau matin de janvier 2068, ce fut d’abord la commère de notre camp autonome qui ne put plus parler ; ce, avant même que la radio eût lâché : toutes deux s’arrêtèrent net de débiter le moindre son. Dès lors, nous nous rendîmes compte que cela ne s’arrêtait pas à la voix, chaque son pouvait nous abîmer, énoiser, par exemple, était devenu dangereux sans porter un gant, sous peine de voir sa peau détériorée.

Un beau matin de février 2068, l'information tomba : la parole était dorénavant limitée. Les recherches ont suivi, longuement, trop longuement et sans résultat. Au début de l'été qui suivit, on apprit qu’un micro-organisme inconnu abîmait les cordes vocales. Ce qui émettait des sons était dégradé, selon sa nature et son accessibilité. Le corps humain étant bruyant, il y eut vite des vérifications : la peau et les cordes vocales étaient les deux organes qui ne savaient pas se régénérer après attaque de ces micro-organismes. Ils étaient déjà presque partout en France et se développaient en se renforçant. Le bruit de façon générale les attirait. Les spécialistes avaient estimé le nombre de mots qu’il est possible autour de trois mille... Mais c’était une estimation valable pour ce moment-ci.

Nous voulions rester. Jean-Lin et moi. Nous souhaitions que la France resta habitée. Fin 68, nous n'étions plus que quelques millions déjà. Beaucoup étaient partis dans ces mêmes pays qui avaient été ravagés par les tsunamis, les incendies, la sécheresse, auxquels nous avions refusé l'hospitalité. Ces pays criaient à l'invasion : nous voyions des images d'eux parqués dans des camps où ils subissaient des traitements inhumains, comme des réminescences de notre passé égoïste. De notre côté, Cela nous semblait ni juste ni injuste, mais la tristesse se lisait sur nos visages pourtant pas patriotes pour un sou.

Dans les villes et les campagnes, les vestiges n'en étaient pas encore. Tout paraissait en état de fonctionnement. Tout paraissait vivant. Les transports nous manquaient... enfin façon de dire : on ne s'était pas encore habitués à la fin de leur omniprésence. Nous étions de toute façon depuis 2047 constitués à l'intérieur d'une communauté autonome vivant dans la nature et son respect, près de Vendôme, au sud de Paris. Seule la moitié d'entre nous, les autonomes, était partie, rejoindre le reste de leur famille. Nous dénombrions cent huit vies en décembre 2069 dans notre camp. Il nous restait alors de quoi produire notre propre électricité via nos énergies renouvelables silencieuses, et notre situation entre deux rivières était idéale : nous ne manquions de rien, si ce ne fut d’une chaleur humaine qui s’était peu à peu évanouie dans l’ardeur du silence.

— Mathilde !

Jean-Lin m'appelait pour manger, mes sermons pour qu'il ne gaspillât pas ses paroles pour si peu n'avaient pas d'effet et les vieilles habitudes revenaient sans cesse. Je devais me trouver autour de deux mille mots prononcés depuis le début de la diffusion du micro-organisme. Jean-lin devait se trouver autour de mille, malgré son imprudence. Pour cause, le jour de cette découverte, je discutais avec Corinne de la pousse des choux raves. De son côté, Jean-Lin s'était occupé de toutes les tâches ménagères de la sous-collectivé numéro trois... seul. Sans dire un mot. Les opérations pour essayer de régler le problème avaient été des échecs jusque maintenant, le seul espoir résidait donc dans l’idée de garder de la parole en stock, en cas d'urgence.

J'arrivai dans notre salon avec mon regard noir, celui qu'il connaissait bien, il me sourit. J'essayai de lui gueuler dessus avec les yeux, si seulement il me restait encore plus de mots à disposition... Etant donné qu'il m'ignorait en continuant sa cuisine, je décidai de prendre une craie et d'écrire sur notre grand tableau improvisé, sous le regard désaprobateur de mon fils Zerald, "FERME TA GUEULE POUR SI PEU". Mes doigts saignaient.

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