Chapitre 2

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— On n'a plus beaucoup de temps, Runa.

Malgré les avertissements de son petit compagnon immatériel, la jeune femme poursuivit, envers et contre tout, son dangereux piratage. Elle se savait suffisamment compétente pour ne pas se faire repérer. Elle était plus discrète qu'une petite souris qui se serait faufilée dans les rouages de la cité.

Il y avait trop longtemps qu'elle attendait une telle occasion, elle n'en aurait peut-être plus avant très longtemps et elle ne supportait plus de ne pas savoir. Alors, la langue tirée entre ses dents, concentrée sur la moindre manipulation qu'elle opérait, Runa continua de s'enfoncer toujours plus loin dans les méandres du Réseau, telle un rongeur en équilibre au-dessus du vide. Le moindre faux pas la condamnerait.

— Runa ! insista l'IA de sa voix électronique de petit garçon.

— Encore une minute, Chingu ! J'y suis presque !

Bien qu'elle sût que c'était une très mauvaise idée, elle s'était rendue dans l'une des anciennes salles d'interface, un lieu où les habitants se rendaient autrefois pour pouvoir accéder au Réseau, l'intelligence artificielle qui gérait l'entièreté de la cité, et effectuer toutes sortes de manipulations. Ils pouvaient aussi bien rechercher des informations que porter plainte contre leur voisin. Mais depuis quelques siècles, toute personne possédant une tablette ou même juste un bracelet d’identité suffisamment poussé pouvait y accéder sans plus avoir à se déplacer.

Néanmoins, même si on pouvait désormais se connecter à la puissante IA par le biais de n'importe quel outil technologique compatible, il y avait des parties du système qu’on ne pouvait pas explorer depuis une vulgaire tablette. Il fallait un accès direct aux serveurs pour cela.

Tout ce qu'il y avait à savoir, et ce depuis la construction de Kaldød, s'y trouvait profondément enfoui. Bien sûr, l'IA avait évolué au fil des siècles, mais les informations qu'elle recelait restaient inchangées.

Le seul problème à présent, c'était de parvenir à faire tomber les nombreux pares-feux que l'IA avait placés pour protéger ses données. En temps normal, Runa pouvait accéder sans la moindre difficulté à n'importe quel système. Elle avait toujours bien mieux compris le langage des machines que celui des Hommes. Mais le Réseau était clairement à part. Elle avait beau s'échiner, à peine parvenait-elle à faire tomber un mur que deux autres venaient se dresser sur son chemin. Elle avait l'horrible impression d'être en train de jouer à une partie d'échec face à un maître de la stratégie. Il anticipait tous ses coups, toutes ses manœuvres et, après un énième échec, Runa laissa échapper un grognement rageur. Elle donna un violent coup de poing contre la console d'interface suivi d'un coup de pied à sa base.

— Tu pourrais m'aider au lieu de te tourner les pouces ! invectiva-t-elle son ami.

— Je n'ai pas de pouces, rétorqua ce dernier. De plus, j'ai déjà essayé de t'aider. Le Réseau est une montagne et moi un grain de sable. Il n'y a rien que je puisse faire pour infiltrer son système. Pas sans me faire repérer. Tu es allée bien plus loin que je n'aurai pu le faire moi-même.

Dépitée, tant par l'humour incertain de sa création que par la véracité de ses propos, elle laissa sa tête reposer quelques instants contre la console métallique tout en lâchant un profond soupir. Elle ne pouvait pas abandonner aussi facilement. Elle touchait au but, elle le savait !

Elle avait depuis longtemps terminé d'écumer les fichiers libres d'accès, à la recherche de la moindre information qu'elle aurait pu dénicher sur ses parents. En vain. C'était comme si elle était apparue du jour au lendemain dans cette fichue cité sans que rien ni personne n'ai jamais été au courant de rien. Elle n'avait officiellement aucun géniteur connu. C'était du jamais vu. Même les autres orphelins du foyer avaient eu des parents qui, soit étaient morts, soit les avaient abandonnés, quelle qu'en fut la raison.

Mais bien loin d'en rester là, elle avait décidé de tenter le tout pour le tout et d'accéder au seul endroit où toute la vérité était détenue.

— Je suis si proche ! C'est pas juste !

Elle ferma les yeux et donna un nouveau coup de poing contre l'interface. À l'extérieur de la pièce exiguë, il n'y avait aucun garde dans la mesure où cet endroit était censé être désaffecté. Il n'y avait rien que des passants, ignorant sa présence ici et s'en fichant bien de toute façon. À Kaldød, c'était toujours chacun pour soi.

Elle savait qu'elle n'avait plus qu'une seule solution. Cependant elle devrait faire vite. Très vite. Car jusqu'à présent, elle avait navigué sous la surface. Le Réseau n'avait pas encore vraiment eu conscience de sa présence dans son système. Les défenses qu'il lui avait opposées étaient jusque-là automatiques, gérées par un sous-programme. Si elle se décidait à pénétrer le système avec moins de délicatesse, elle parviendrait à entrer, mais elle serait aussi flagrante aux yeux du Réseau qu'un ours polaire au milieu d'un couloir. Elle n'aurait alors que peu de temps pour trouver des informations au sujet de ses parents puis effacer toute trace de son passage. Si toutefois c'était possible.

Pour se donner du courage, et aussi se rappeler pourquoi elle était là, elle sortit son précieux pendentif de sous son col et le caressa tendrement entre son pouce et son index. Elle aimait plus que tout sentir les stries des trois cercles imbriqués les uns dans les autres qui parcouraient le rond d’ivoire percé d’un trou en son centre. Il était assez épais pour être solide, mais assez fin pour être discret. Il avait une merveilleuse couleur laiteuse et était tellement poli qu’il en était d’une agréable douceur. Et plus important encore, c’était tout ce qu’elle possédait qui lui venait probablement de ses parents. En d’autres termes, il était parfait.

— Bon, okay, finit-elle par lâcher, résolue. La manière douce, ça fonctionne pas. On joue dans la cour des grands, Chingu. On doit taper un cran au-dessus.

— Je ne suis pas certain que ça soit raisonnable, objecta la voix enfantine qui émanait des hauts parleurs de la console sur laquelle la petite IA s'était connectée pour pouvoir communiquer plus facilement avec sa créatrice, ceux de son bracelet d’identité ayant rendu l’âme.

Bien décidée à obtenir ce qu'elle était venue chercher, Runa ne répondit rien, replaça son pendentif sous ses vêtements et fit craquer ses doigts. Puis elle se remit à pianoter sur l'interface.

Le codage de cette IA était d'une complexité sans pareille, mais puisqu'elle ne prenait plus de gants, elle parvint à faire tomber la quasi-totalité des défenses de son système en quelques secondes seulement. Rapidement, elle accéda aux archives les plus confidentielles de la cité et commença à explorer les divers incidents qui avaient pu survenir le jour de son inscription à l'état civil. Les enfants y étaient répertoriés dès leur naissance, mais elle n'y avait été enregistrée qu'à l'âge de trois ans. Pourquoi ? Personne n'avait jamais su quoi lui répondre hormis que c'était peut-être un bug du Réseau. Mais bien sûr ! Un bug ! Chez une IA aussi parfaite ! C'était tout bonnement impossible. Et quand bien même, cela n'expliquait pas le fait qu'aucune information ne soit disponible concernant les personnes qui l'avaient mise au monde.

— Runa ! J'ai détecté des protocoles d'alerte !

Trop absorbée par sa recherche, la jeune femme n'avait pas remarqué le léger changement dans les lignes de code qu'elle surveillait pourtant du coin de l’œil. Le Réseau l'avait repérée. Mais plutôt que de l'attaquer de front pour l'expulser de son système, il s'était contenté de la faire prisonnière en verrouillant l'unique porte qui menait à la minuscule salle d'interface. Une action que la jeune femme aurait pu ne pas remarquer si Chingu ne l'avait pas interpellée.

— Merde ! lâcha-t-elle tout en se retournant pour constater qu'elle était bel et bien prise au piège, le voyant lumineux de la porte ayant viré au rouge.

— Vous venez d’enfreindre l'article quatre de la sixième convention de Kaldød, récita alors une voix androgyne d'un ton presque amical. Veuillez patienter ici le temps que les autorités compétentes viennent procéder à votre arrestation.

— Mais oui, bien sûr. Compte là-dessus.

Depuis l'interface, elle abandonna à contre cœur les innombrables fichiers qui, elle en était sûre, contenaient la vérité sur son passé, puis elle se concentra sur l'ouverture de la porte. Comme c'était le Réseau qui avait toute la cité en charge, et puisqu'elle se trouvait déjà infiltrée au plus profond de son système, elle accéda rapidement au programme d'ouverture qu'elle enclencha.

La porte se déverrouilla, commença à coulisser puis se figea à mi-chemin.

— Certainement pas ! s'emporta-t-elle.

Le Réseau venait de reprendre la main pour interrompre son action. Avec une rapidité presque surnaturelle, elle pianota sur l'écran tactile de la console et repoussa son adversaire sans le moindre ménagement. Elle voyait cela comme un combat entre elle et une pieuvre gigantesque dont les tentacules essayaient par tous les moyens de la contrer de tous les côtés. Et elle, armée de ses seuls doigts et de ses connaissances des machines, elle tentait de se protéger de ces attaques de plus en plus violentes.

Finalement, après de longues secondes d'un bras de fer silencieux entre elle et le Réseau, elle parvint à reprendre le contrôle juste assez longtemps pour lui permettre de bloquer le système d'ouverture et de fermeture de la porte, paralysant cette dernière en une position semi-ouverte.

Elle ramassa son sac en bandoulière à la volée et se précipita à travers l'ouverture sans demander son reste. Lorsque le battant se ferma, signe que le Réseau était parvenu à se ressaisir, elle était déjà loin de la salle d'interface.

Mais elle n'était pas sauvée pour autant. Le Réseau avait d'ores et déjà averti les autorités et une brigade, peut-être même deux, ne tarderaient pas à investir les lieux. Et dans la mesure où elle n'avait pas pris la peine de couvrir son visage, trop sûre d'elle et de sa capacité à réussir l'impossible, son identité était désormais connue.

Où qu'elle aille, elle serait poursuivie.

Avec une agilité féline, elle se mêla à la foule qui allait et venait dans l'axe principal du plateau médian bas. Des escaliers montaient et descendaient partout sur sa gauche et sa droite, chacun menant à des passerelles ou à l'une des innombrables rues, larges ou étroites, qui se raccordaient à toutes les hauteurs de ce couloir immense. Certaines n'étaient rien de plus qu'une vulgaire grille épaisse tout juste assez large pour une personne.

Kaldød, comme la plupart des cités survivantes, était semblable à un énorme dôme de métal constitué de plusieurs plateaux. Et chacun de ces plateaux était une ville à lui tout seul, quasiment autonome, mais malgré tout interdépendant les uns des autres. Aucun accès au monde extérieur n'était possible pour le commun des mortels et jamais la lumière du jour n'atteignait ses habitants, sauf peut-être les privilégiés qui occupaient les plus hautes sphères. De toute façon, il fallait être fou pour vouloir aller dehors et la lumière des diodes électroluminescentes valait bien celle du soleil.

Néanmoins, les plateaux avaient beau être relativement indépendants dans la mesure où les habitants ne pouvaient pas facilement passer de l’un à l’autre, la cité ne faisait qu'un. Et le Réseau était partout. Dans chaque tablette, chaque bracelet ou collier d'identité, chaque caméra de contrôle. Il voyait et entendait tout ce qui se passait à chaque seconde. Cependant, dans les niveaux les plus bas, et accessoirement les plus peuplés, nombreuses étaient les zones où le Réseau était devenu aveugle.

Il fallait croire que certaines personnes ne voulaient pas être surveillées en permanence et ces quartiers, réputés insalubres et trop dangereux pour pouvoir y vivre, étaient le paradis des illégaux et des fuyards. Exactement ce que Runa était désormais. Il suffisait qu'elle parvienne à atteindre l'un d'entre eux et elle pourrait souffler. Elle n'aurait plus ensuite qu'à convaincre le Réseau que cet incident ne s'était jamais produit. Pour cela elle n'aurait pas besoin de s'enfoncer trop loin dans son système et n'importe quelle tablette ferait l'affaire.

Son bracelet d'identité, qui recouvrait presque la moitié de son avant-bras droit tant elle l’avait modifié, émit alors une légère vibration. C'était le seul moyen pour Chingu d'attirer son attention maintenant qu’il n’avait plus de haut-parleur à sa disposition. Tout en continuant de se faufiler à travers la foule comme si de rien n'était, pressant le pas mais sans aller jusqu'à courir, elle jeta un œil à son avant-bras.

« Le Réseau tente de diffuser ta fiche d'identité sur les panneaux. Je ne pourrai pas le bloquer encore très longtemps. Accélère ! » lui disait-il.

Affolée, mais également attendrie par les efforts que faisait son petit compagnon pour la sauver, Runa se mit à courir sans plus se préoccuper du regard des passants. Après tout, il n'était pas rare de voir quelqu'un se presser pour se rendre à son travail. Les gens la regardèrent donc avec étonnement mais sans se poser plus de question.

Jusqu'à ce que, tout à coup, les dizaines de panneaux holographiques qui diffusaient d'ordinaire des annonces et autres recommandations du haut conseil, ne s'accordent toutes sur une seule et même information : son avis de recherche.

Le plus imposant de ces panneaux se trouvait suspendu sur l'un des plus grands ponts qui traversaient l'axe principal, et si les autres hologrammes pouvaient plus ou moins passer inaperçus, personne ne pouvait rater celui-ci.

— C'est la cata, c'est la cata, c'est la cata !

De plus en plus paniquée, Runa percuta un homme de plein fouet et faillit tomber à la renverse. Elle se rattrapa de justesse et recommença à courir sous les injures de ce dernier. Désormais, plusieurs passants commençaient à la pointer du doigt avant de désigner l'un des panneaux holographiques, comme pour demander à leur voisin s'ils ne rêvaient pas.

— Chingu, trouve-moi un itinéraire vers le quartier aveugle le plus proche ! Vite !

Elle connaissait plutôt bien le plateau médian bas, mais pas suffisamment pour rejoindre un lieu sûr sans faire des détours qui risquaient de lui coûter très cher.

Son bracelet vibra presque aussitôt et un plan en 3D s'afficha sur son écran. Elle se félicita intérieurement de la débrouillardise de son petit chef-d’œuvre. Il lui avait fallu de nombreuses années pour parvenir à un tel niveau d'autonomie chez Chingu. Mais désormais, la petite IA était capable de raisonner par elle-même et de prendre des initiatives qui ne manquaient jamais de surprendre sa créatrice. C’était à croire qu’il commençait à développer sa propre volonté.

Suivant le plan sur son écran, Runa bifurqua et dévala quatre à quatre les marches d'un escalier en fer tout en bousculant tous les malheureux qui s'y trouvaient. Elle était encore très loin de son objectif. Beaucoup trop, même.

— Arrête-toi immédiatement, petite peste !

Dans son dos, un homme en uniforme de la brigade d'intervention pointait son arme vers elle. Autrefois, ils avaient le droit de tirer avec leurs armes à cristaux de velk. Mais le haut conseil avait fini par adopter des mesures plus souples et les brigades ne pouvaient plus que paralyser les criminels. Néanmoins, peu désireuse de se retrouver clouée au sol à cause d'une décharge électrique, Runa accéléra encore le pas, persuadée que ses poumons et son cœur lâcheraient avant que quiconque l'attrape.

— STOP !

Au bas de l'escalier où les passants, conscient de la traque en cours, avaient automatiquement mis les mains sur la tête et s'étaient accroupis comme ils pouvaient au milieu des marches, un autre agent de la brigade l'attendait, arme au poing.

Elle était faite comme un rat ! Son cœur, qui battait déjà plus que de raison à cause de sa course, menaçait à présent d'exploser tant elle craignait de se faire prendre. Il était hors de question qu'elle finisse en cellule de redressement !

Sans trop avoir conscience de ce qu’elle faisait, elle se pencha par-dessus la rambarde et évalua ses chances d'atteindre la plateforme la plus proche. Elle sentit son bracelet vibrer mais ne prit pas le temps de regarder ce que Chingu avait à lui dire. Sans doute voulait-il la dissuader de sauter. Il aurait eu raison.

Elle attrapa la barre de fer qui courait d'un bout à l'autre de l'escalier pour empêcher les gens de tomber et se hissa dessus d'un bond élégant. Après quoi elle appuya de toutes ses forces sur ses jambes, un peu déséquilibrée par la position penchée de la rambarde, et s'élança dans le vide avec un seul objectif en tête : attraper les bords de la passerelle qui se trouvait à trois mètres de là, légèrement en contrebas.

Plusieurs personnes hurlèrent en la voyant ainsi sauter dans le vide et elle-même ne fut pas certaine d'avoir pris la meilleure décision. Mais bientôt, le bout de ses doigts agrippèrent le métal tranchant de la passerelle étroite et déserte qui longeait un bloc de bâtiments industriels. En dessous d'elle, vingt mètres de vide s'étendaient jusqu'à la plateforme suivante qui constituait une rue marchande. Les passants s'y étaient arrêtés pour l'observer tout en la pointant encore et toujours du doigt.

Elle risqua un regard en arrière et se rendit compte que les agents de la brigade avaient renoncé à lui tirer dessus. L'électriser maintenant serait revenu à la tuer puisqu'elle lâcherait prise et tomberait vers une mort certaine. En revanche, ils n'avaient pas renoncé à l’appréhender et commençaient déjà à se diriger vers d'autres escaliers qui les conduiraient à elle.

La respiration haletante, Runa ne put s'empêcher de remarquer le message écrit en gras et en rouge qui prenait toute la place sur l'écran de son bracelet.

« CINGLÉE ! »

Un petit rire amusé lui échappa alors qu'elle commençait à se hisser péniblement à la force de ses bras pour se mettre en sécurité derrière le garde-fou. Elle avait voulu rendre Chingu plus authentique en lui apprenant à jurer. Elle en payait les frais.

Une fois sur la passerelle, elle s'accorda quelques secondes de répit pour reprendre aussi bien son souffle que ses esprits. Elle se pencha ensuite une dernière fois vers le vide qui aurait pu être son aller simple vers l'au-delà et tira la langue aux badauds toujours arrêtés, bien qu'ils ne pussent pas distinguer son geste à cette distance.

Elle regarda ensuite son bracelet sur lequel sa petite IA avait remis le plan à jour, non sans laisser son commentaire pour être certain que Runa le verrait.

— Merci Chingu, se contenta-t-elle de le féliciter sans relever son insulte.

La jeune femme réajusta son sac en bandoulière sur son épaule et replaça correctement une mèche de ses longs cheveux noirs tressés derrière son oreille. Elle longea ensuite la passerelle dans le sens indiqué par sa carte, d'abord en marchant, puis en courant lorsqu'elle s'en sentit capable.

Elle parvint ainsi à rejoindre une rue adjacente à l'axe principal, puis des rues plus petites et de moins en moins fréquentées jusqu'à finalement se retrouver seule dans un énième escalier étroit.

La zone suivante qu'elle atteignit avait beau n'être que peu empruntée, les affiches holographiques continuaient de diffuser son portrait un peu partout et elle releva comme elle put le col de son pull afin de masquer le bas de son visage. Mais les gens, ici, semblaient se moquer des avis de recherche et ne lui prêtèrent pas la moindre attention.

Elle n'était plus très loin du quartier aveugle qu'elle cherchait à rejoindre et un sourire satisfait s’étendait désormais sur ses lèvres. Sourire qui aurait pu être plus large si elle était parvenue à ses fins dans la salle d’interface. Mais même si elle n'avait pas obtenu les informations qu'elle convoitait, elle s'en était sortie. Rien n'était donc encore perdu.

Une douleur fulgurante lui foudroya soudainement l'arrière du bras gauche, remontant jusque dans son épaule et descendant jusqu'au bout de ses doigts. Elle s'écroula à terre en hurlant, incapable de se saisir de son bras meurtri tant tous les muscles de son corps se retrouvaient contractés par la décharge.

Lorsqu'elle put reprendre son souffle et que la souffrance reflua, il était trop tard. Quatre paires de bottes se trouvaient face à son visage qui n'arborait plus le moindre sourire. Elle sentit des doigts puissants se saisir de ses poignets et la relever sans la moindre délicatesse, lui arrachant un nouveau cri.

— Runa Cordova, commença à réciter l'agent qui lui faisait face tout en regardant sa tablette, citoyenne, matricule 147M951B, vous avez enfreint l'article 4.12.520 de la sixième convention de Kaldød relatif à l'utilisation du Réseau, infraction constatée par le Réseau lui-même. De ce fait, vous allez être placée en isolement jusqu'à délibération puis exécution de votre peine. Si vous désirez contacter un membre de votre famille, vous pourrez le faire une fois isolée. Veuillez obtempérer, sans quoi nous nous verrons dans l'obligation de vous neutraliser à nouveau.

Si près du but ! Comment avait-elle pu relâcher ainsi sa vigilance ? Et pourquoi Chingu ne l'avait-il pas avertie ?

L'agent qui lui avait lu ses chefs d'inculpation s'approcha d'elle pour abaisser le col de son pull et ainsi voir un peu mieux son visage. Il affichait un air impassible, comme si le fait d'avoir réussi à arrêter une criminelle lui était parfaitement égal.

Ce fut plus fort qu'elle. Runa inclina sa tête en arrière pour prendre un peu d'élan et envoya un puissant coup de crâne en plein sur le nez de l'homme qui poussa une exclamation autant de douleur que de surprise tout en reculant, les mains portées à son visage.

Aussitôt, celui qui l'avait menottée la tira en arrière et s'apprêtait à la frapper lorsque celui qu'elle venait d'estropier leva une main ensanglantée pour l'en empêcher.

— Si tu la frappes sans motif valable tu vas écoper d'un blâme, le prévint-il, une main en partie posée sur son nez qui formait désormais un drôle d'angle et qui saignait abondamment.

— Mais elle...

— Exécution !

L'homme qui la maintenait se raidit et acquiesça d'un hochement de tête. Rapidement, il scanna son bracelet d'identité pour s'assurer qu'ils avaient bien arrêté la bonne personne. Puis, une fois certain qu'il n'y avait pas d'erreur, il la tira sans aucun ménagement en direction d'une allée qui permettait de rejoindre le couloir de transport rapide.

Pendant qu'ils marchaient, Runa réfléchit à toute vitesse à un moyen de s'en sortir. Mais, menottée comme elle l'était, et cernée de toute part, elle ne voyait pas comment elle pourrait y parvenir.

À son bras, le petit Chingu était passé en mode fantôme et ne pouvait plus rien faire pour elle. Mais au moins de cette manière, lorsque l'agent avait contrôlé son bracelet d'identité, son scanner n'avait vu en l'IA qu'une vulgaire application, certes étonnamment lourde et complexe, mais légale comme il y en avait des centaines qui circulaient. Elle devrait donc se débrouiller par ses propres moyens. Comme presque toujours.

— Elle vous a carrément pété le nez, chef, entendit-elle l'un des hommes dans son dos murmurer sur un ton amusé.

— Tais-toi et donne-moi un autre mouchoir, rétorqua-t-il sèchement.

Un rictus satisfait se dessina au coin des lèvres de Runa qui, à défaut d'être parvenue à échapper à la brigade, lui avait au moins laissé sa marque.

Ils arrivèrent bientôt au couloir de transport où les habitants les plus aisés ou les plus chanceux pouvaient circuler à bord de leur véhicule automatique durement acquis. La cité avait beau être immense, et la traverser d'un bout à l'autre avait beau prendre des heures à pied à cause du véritable labyrinthe que représentaient les escaliers et les diverses passerelles d'accès aux axes principaux, rares étaient ceux qui pouvaient utiliser ce couloir-là.

Ce dernier permettait d'accéder à n'importe quelle zone de n'importe lequel des cinq plateaux de Kaldød en un temps considérablement réduit et, une fois bien calée dans le fourgon d'arrestation, assise entre deux agents de la brigade d'intervention, Runa se retrouva un peu trop rapidement à son goût au plateau médian haut.

Les agents la firent ensuite descendre du véhicule inconfortable et la poussèrent sans ménagement en direction du guichet de sortie. Leurs bracelets furent automatiquement scannés et les portes s'ouvrirent d'elles-mêmes. Si autrefois, il fallait qu'une personne contrôle l’identité de chaque passant, tout était automatisé et géré par le Réseau depuis bien longtemps. Même s’il restait encore des zones de la cité où un contrôle physique restait en vigueur.

Runa s'était souvent demandé ce qu'il adviendrait de la cité et de tous ses habitants si la merveilleuse IA venait à défaillir ou à disparaître. Plus rien ne fonctionnerait alors plus et Kaldød serait plongée dans le chaos. Était-il vraiment raisonnable de confier la survie de millions d'êtres à une entité virtuelle, aussi sophistiquée fut-elle ?

Lorsqu'elle était parvenue, quelques instants plus tôt, à pénétrer au plus profond des entrailles du Réseau, elle avait eu accès au cœur même de son code. Si elle l'avait voulu, elle aurait pu faire énormément de dégâts. Bien sûr, un tel piratage n'était pas à la portée du premier esprit venu. Néanmoins, si elle avait pu le faire, qu'est-ce qui empêchait un autre cerveau brillant et mal intentionné de venir mettre la pagaille dans ce code si parfait un jour prochain ?

Les mains de l'homme qui maintenait Runa par le bras se resserrèrent lorsqu'ils quittèrent le couloir de transport. Sans doute craignait-il qu'elle tente de profiter de la foule présente sur le boulevard pour s'échapper.

Le plateau médian haut était de loin celui que Runa préférait. Il n'y avait plus là le moindre aspect industriel. Plus de plateformes et d'escaliers constitués de métal brut et parfois de taule partant en tous sens. Plus de labyrinthes et d'allées étroites cernées de murs s'élevant ou descendant à des hauteurs vertigineuses.

Ce plateau-là, de même que celui qui se trouvait encore au-dessus, était proprement organisé, parcouru de rues bien droites et perpendiculaires, assez larges pour que les gens ne s'y bousculent pas. Il y avait même de la végétation ! C'était ici que Runa avait vu son premier arbre lorsque, à huit ans, elle avait fugué de l'orphelinat pour tenter de retrouver ses parents. Elle s'était dit que, puisqu'ils ne se trouvaient pas sur les plateaux inférieurs, peut-être se trouvaient-ils sur un autre.

Même la lumière était différente ici. Moins crue, moins blessante, elle imitait à la perfection la lumière du soleil – c'était du moins ce que s’imaginait Runa – et permettait ainsi aux plantes de croître.

C'était un lieu où il devait faire bon vivre. Mais c'était également un lieu où elle ne pouvait se rendre qu'en toute illégalité. Pour avoir le droit d'habiter dans cette zone aisée de la cité, il fallait que le Réseau reconnaisse les compétences d'un individu dans un domaine particulier. Pour cela, il faisait passer des tests dans l'enfance, l'adolescence puis arrivé à l'âge adulte – tests que Runa avait volontairement saboté à chaque fois –, après quoi il proposait une liste de postes adéquats. Ceux qui se distinguaient d'une manière ou d'une autre à ces tests se voyaient ouvrir des portes inaccessibles aux autres.

En théorie, la façon dont le Réseau gérait la cité était parfaite. L'IA n'avait aucun conflit d’intérêt et prenait des décisions en fonction d'une logique implacable. Ainsi, un individu qui ne pouvait rien apporter de constructif ou de neuf à la cité se voyait attribuer un logement ainsi qu'un travail parmi tant d'autres sur l’un des deux plateaux inférieurs. C'était là, notamment, que se trouvaient la majorité des industries qui offraient ainsi à ces habitants jugés moindres un travail répétitif et épuisant. Ceux qui géraient ces industries, quant à eux, avaient droit à une habitation sur l’un des hauts plateaux. Une véritable hiérarchie s'était naturellement instaurée entre les esprits brillants et les individus moyens. Cela pouvait sembler injuste, mais au final, tout le monde avait sa chance.

Régulièrement, le Réseau permettait même aux personnes qui le souhaitaient de repasser des tests de compétences. Ainsi, nul n'était condamné à rester sur le plateau le plus bas.

Du moins, en théorie. Car la réalité était tout autre. L'IA était à ce point sélective que rares étaient ceux qui parvenaient à changer la donne. Finalement, les places au paradis étaient chères, même pour les esprits brillants.

Dans la rue illuminée de façon à imiter une chaude journée d'été, les habitants, peu nombreux et légèrement vêtus, se retournaient sur le passage de Runa et de son escorte pour la détailler d'un air supérieur. Beaucoup, ici, n'avaient jamais connu la tristesse et la dureté du monde d'en bas. Ils ne comprenaient pas que l'on puisse enfreindre la loi pour quelque raison que ce soit. Ou du moins, pas au point de se retrouver placé en isolement.

L'agent qui la retenait la poussa alors à travers une porte à double battants qui venait de s'ouvrir pour laisser passer ses deux collègues qui marchaient en tête. Elle n'en était pas à sa première infraction, mais c'était la toute première fois qu'elle se faisait prendre et conduire en cellule d'isolement. Elle ne savait donc pas à quoi s'attendre et sentit une boule d'angoisse naître dans sa gorge.

— Encore une ? entendit-elle l'une des standardistes commenter depuis son bureau à l'accueil. Bon sang, c'est la quatrième depuis ce matin. Qu'est-ce qu'ils ont tous à se croire capable de duper le Réseau ? Non mais sérieusement ! Je suppose qu'elle vient d'en bas ? Leur centre d’isolement est encore saturé.

L'air hautain de la jeune femme tirée à quatre épingles donna à Runa l'envie de lui sauter à la gorge sans pour autant faire disparaître la peur qui lui nouait à présent l'estomac.

— Tu supposes bien, commenta sobrement le chef de brigade estropié tout en présentant son bracelet pour ouvrir une nouvelle porte.

L'homme à qui Runa avait cassé le nez – et qui avait enfin cessé de saigner – prit le relais de son collègue et la saisit par le bras pour la mener le long d'un couloir si blanc et lumineux que la jeune femme dut cligner des yeux plusieurs fois pour s'y habituer. Les autres agents, quant à eux, se mirent à leur aise pour attendre le retour de leur chef afin de repartir en patrouille.

Sur chacun des deux murs du couloir que longea Runa, des portes, tout aussi blanches que le reste, se faisaient face à intervalles réguliers. Le chef de brigade en dépassa quelques-unes avant de faire s'arrêter Runa devant l'une d'elles.

— Si vous avez des proches à contacter, vous pourrez le faire lorsque le Réseau vous y invitera. D'ici là, tenez-vous tranquille et attendez votre jugement.

Il ouvrit ensuite la porte et la poussa sans délicatesse, ne lui ôtant les menottes qu'une fois certain qu'elle était au centre de la petite pièce parfaitement carrée.

— Et si j'ai pas envie de me tenir tranquille ? ne put-elle s'empêcher de le provoquer tout en relevant le menton en signe de défi.

Pour toute réponse, il sortit de la pièce en reculant de quelques pas sans jamais la quitter des yeux et referma la porte en la fusillant du regard.

— C'est ça ! Va soigner ton nez ! Et pense bien à moi chaque fois que tu auras mal en te mouchant, se mit-elle à ricaner sans savoir s'il avait pu l'entendre ou non.

Désormais seule dans la petite pièce aussi lumineuse que le couloir précédent, elle fit un tour sur elle-même pour essayer de trouver une issue. Mais elle avait l'impression de se trouver dans un cube totalement hermétique. Même les contours de la porte n'étaient pas visibles de ce côté-ci.

— Il doit bien y avoir une aération ou quelque chose dans le genre, pensa-t-elle à haute voix.

Son bracelet émit alors une légère vibration qui lui réchauffa le cœur. Elle n'était plus si seule désormais.

Elle regarda avec empressement ce que son petit compagnon virtuel avait à lui dire et elle déchanta aussitôt.

« Les cellules d'isolement ne possèdent aucune issue autre que leur porte d'accès, impossible à ouvrir de l'intérieur de quelque manière que ce soit. De plus, il n'y a pas de conduit d'aération. Chaque cellule est alimentée en oxygène par un recycleur d'atmosphère indépendant. Et, plus ennuyeux encore, la composition des murs m'empêche de me connecter au reste de la cité. Nous sommes totalement isolés. Cet endroit porte bien son nom. »

Runa laissa échapper un long soupir de frustration avant de commencer à faire les cent pas. Combien de temps allaient-ils la faire attendre ici ? Il n'y avait même pas de quoi s'asseoir ! La pièce était entièrement vide. Mais ce qui préoccupait surtout la jeune femme, c'était de ne pas savoir quel sort le Réseau risquait de lui réserver.

Elle avait étudié avec assiduité à l'école. Et bien que l'histoire n'avait pas été sa matière préférée, elle se souvenait que c'étaient autrefois les hommes qui jugeaient leurs semblables lorsque des crimes étaient commis. Cette période était aujourd'hui révolue et ce, depuis l'avènement du Réseau. Dès lors que l'IA avait été suffisamment autonome, elle avait pris le relais, remplaçant peu à peu l'humanité dans toutes ses tâches de gestion et d'organisation. En théorie, le haut conseil était là pour surveiller ses moindres faits et gestes afin de s'assurer qu'il n'y avait aucun débordement de sa part. Mais en pratique, les membres qui le constituaient, tout comme la Grande Oligarque, avaient été désignés par l'IA et ne faisaient office que de consultants tellement le Réseau était infaillible.

« Que crois-tu qu'il va m'arriver si le Réseau décide de te placer en cellule de redressement ? » interrogea alors Chingu avec une nouvelle vibration discrète.

L'IA que Runa avait habilement créée n'était pas capable d'assez de conscience d'elle-même pour craindre de disparaître. Cette question était purement pragmatique et la jeune femme s'en désolait presque. Elle aurait tant aimé que son ami soit doué de sentiments et d'émotions aussi fortes que les siennes. Au lieu de quoi, il ne faisait que simuler, exécutant simplement les programmes complexes que la jeune femme lui avait implantés.

Avec un sourire triste, elle se laissa glisser le long du mur immaculé jusqu'à se retrouver assise à même le sol. Puis elle répondit tout aussi tristement :

— Les détenus n'ont pas le droit d’emporter leurs effets personnels, autant que je sache. Ils m’attribueront sans doute un bracelet d'identité standard et te stockeront avec mes autres affaires. Tu feras une longue sieste le temps que je purge ma peine, puis nous nous retrouverons comme si de rien n'était. Enfin, si je sors un jour...

Dépitée par son sort à venir, surtout maintenant qu'elle venait d'énoncer à voix haute l'horrible destin qui l'attendait, elle déposa son front contre son genou replié puis ferma les yeux quelques instants pour essayer d'oublier la boule qui continuait de grossir dans sa gorge.

Ce n'était pas ainsi qu'elle s'était imaginée finir. Elle ne se faisait aucune illusion. Après ce qu'elle avait fait subir au Réseau, elle ne voyait pas comment il pourrait faire preuve de clémence envers elle. D'ailleurs, une intelligence artificielle pouvait-elle seulement être clémente ? Assurément non. Elle se contenterait d'appliquer son protocole et Runa écoperait de la peine maximale.

— Je suis fichue, Chingu... se lamenta-t-elle sans pour autant céder aux larmes.

Et tout ça pour découvrir l'identité de parents qui n'avaient même pas voulu d'elle !

Par automatisme, elle sortit son pendentif et commença à le caresser du bout des doigts comme pour se raccrocher à ses convictions, mais cela ne l’aida pas à se calmer, bien au contraire.

Son angoisse laissa un peu de place à la colère et elle frappa de son poing sur le sol dur et froid. Tout dans cette cité était comme ce sol. Impitoyable et indifférent. Elle avait cru qu'en retrouvant ses parents, deux personnes aimantes qui lui auraient enfin donné tout l'amour dont elle avait tant manqué jusque-là, son enfance misérable n'aurait plus été qu'un lointain souvenir.

Elle savait qu'elle se berçait d'illusions. Mais c'était tout ce qu'elle avait. Et maintenant qu'elle avait fait le faux pas de trop, elle n'aurait même plus la possibilité de s'accrocher à ce rêve pour ne pas sombrer.

Qu'à cela ne tienne. Elle s'accrocherait à sa colère.

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