Chapitre 3

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Cela faisait plus de trois heures que Runa tuait le temps dans sa cellule. Pour cela, Chingu était d'une aide précieuse.

Comme la plupart des habitants de Kaldød, la jeune femme avait doté son bracelet d'identité de multiples fonctions personnalisées, dont un générateur d'hologrammes, et son petit compagnon usait et abusait de cette possibilité. Il avait ainsi pu la défier à pierre, feuille, ciseau en générant une image de lui sous l'apparence d'un petit garçon, il avait également amorcé un jeu de devinettes, mais Runa s'en était vite lassée.

Quelles que soient les distractions que son ami lui proposait, elle ne parvenait pas à se retirer de la tête l'idée qu'elle allait bientôt le perdre. Il n'était pas vraiment réel et n'était qu'un assemblage de codes très complexes qu'elle n'avait cessé de perfectionner jusque-là. Pourtant, elle avait fini par le considérer comme un être à part entière et comme son plus fidèle ami.

Dans les moments où elle allait mal, il était toujours là pour elle. Il trouvait toujours le moyen de la faire rire aux éclats, quelles que soient les circonstances. Et même maintenant que les choses étaient pires que jamais, il était parvenu à lui décrocher plusieurs sourires sincères. Elle avait beau se dire qu'il ne faisait qu’exécuter ses programmes, elle songeait qu'après tout, il en allait de même pour les êtres vivants. Chaque individu de cette cité ne faisait qu'agir en fonction de ce qu'il avait appris et de ce que son cerveau analysait d'une situation donnée. En quoi était-ce différent ? L'humain était juste plus complexe dans ses réactions.

« Veux-tu faire une partie de baduk ? Ou bien as-tu peur de perdre contre moi ? Ah ! Ah ! », lui demanda alors Chingu par écrit en ajoutant des emojis tous plus farfelus les uns que les autres.

Runa pouffa de rire et s'adossa contre le mur qu'elle avait quitté un peu plus tôt en se relevant pour s'étirer.

— Chingu, tu connais littéralement tous les coups possibles. Je vois pas comment quiconque pourrait te battre. Alors non, je ne jouerai pas contre toi. Sauf si tu me laisses subtilement gagner.

« Te laisser gagner ? Et puis quoi encore ? Oh ! Attends, je sais ! On peut jouer à ''devine les paroles''. Je te passe un extrait de chanson et toi tu dois finir la phrase. »

— Hum, hum, commenta Runa, dubitative. Et tu la passes sur quoi la chanson ? Y a aucun haut-parleur ici.

« Est-ce que c'est ma faute si tu as oublié d'emporter les enceintes dans ton sac ? »

Instinctivement, elle sera contre elle le sac en bandoulière que les agents n'avaient même pas pris la peine de lui retirer. Quoi qu'il ait pu y avoir dedans, ils savaient qu'elle ne pourrait de toute façon rien en faire ici. Alors à quoi bon le lui confisquer ?

Soudain, une série de légers cliquetis commencèrent à s'élever en provenance du mur opposé à la porte d'accès. À la fois curieuse et inquiète, Runa se releva aussitôt et se plaça le plus loin possible de la paroi qui sembla alors se déformer.

Un écran holographique était apparu après qu'un pan du mur ait coulissé et un visage à l'aspect métallique et à l'expression bien trop neutre pour être réel la fixa d’un regard morne. Runa fit un pas de côté et les yeux de l’hologramme la suivirent, preuve qu'il était capable de la voir.

— Vous êtes Runa Cordova, commenta sobrement le visage dont la voix semblait s'élever de derrière l'écran.

La jeune femme ne répondit pas, se contentant de fixer avec colère le visage artificiel de l'IA. Quoi qu'il lui arrive désormais, elle n'avait pas la moindre intention de lui faciliter la tâche.

— Vous vous êtes rendue coupable d'un crime passible de la peine capitale, poursuivit la voix androgyne sans une once d'émotion.

— QUOI ? s'emporta aussitôt la jeune femme qui s'était décomposée. Comment ça, capitale ? Je n'ai tué personne autant que je sache !

Elle s'était attendue à se retrouver enfermée jusqu'à la fin de ses jours. Mais en aucun cas elle n'avait pensé écoper du pire châtiment possible au sein de Kaldød.

Dans l’impérieuse cité, il n'y avait pas de mise à mort à proprement parler. Mais les individus condamnés à la peine capitale se voyaient jetés dehors sans la moindre possibilité de revenir. La faune locale ou les intempéries se chargeaient alors de mettre la sentence à exécution.

— Vous avez enfreint l'article 4.12.520 de la sixième convention de Kaldød. En fonction des actes particuliers commis durant l'infraction, la peine encourue peut égaler celle d'un homicide. C'est votre cas.

— Mais je... commença à se défendre Runa.

— Qui plus est, l'interrompit l'IA, votre capacité à vous introduire dans mon programme avec autant de facilité fait de vous un danger de niveau A pour la cité toute entière. Par conséquent, et en toute logique, vous ne pouvez bénéficier d'aucune atténuation de peine.

La jeune technophile sentit ses jambes faiblir et s'appuya lourdement contre la porte impossible à discerner de ce côté du mur. Entre ses mains, elle serra plus fort son sac de tissu finement tressé aux motifs bariolés et laissa son regard se perdre dans le vide. Elle allait donc mourir !

À son bras, une légère vibration la tira de sa torpeur et elle se ressaisit en un instant. Non ! Il était hors de question qu'elle meure aussi facilement ! Elle baissa les yeux vers son bracelet et l'espoir l'envahit.

« Connexion rétablie... » avait simplement marqué son petit compagnon.

Les sourcils froncés, un air résolu sur le visage, elle avança de deux pas vers l'écran et pointa un index accusateur vers le visage inhumain.

— Tu veux me tuer ? le défia-t-elle. Et tu penses que je vais te laisser faire ? C'est mal me connaître.

Elle fouilla rapidement dans son sac d'une main et en tira une tablette. Elle s'assit ensuite en tailleur au centre du cube que formait sa prison et commença à pianoter rapidement sur le clavier tactile. Ce qu'elle allait essayer de faire était risqué, mais au point où elle en était, elle n'avait absolument plus rien à perdre.

Avec un sourire satisfait, elle constata que, comme Chingu le lui avait dit, la pièce n'était plus le moins du monde isolée depuis que l'écran avait fait son apparition. Avec agilité, elle fit alors voler en éclat tous les obstacles que le Réseau tenta aussitôt de mettre sur sa route et trouva ce qu'elle cherchait. Depuis sa tablette elle ne pouvait pas accéder au code source de l'IA, mais elle n'avait pas besoin d'aller aussi loin pour causer des dommages irréparables.

Après de longues minutes d'une bataille silencieuse, elle se figea soudain, les doigts prêts à appuyer sur une ultime série de touches. Puis elle leva le regard pour fixer le visage du Réseau avec un air de défi.

— Fais-moi libérer ou la ville entière sera privée d'alimentation pour les trois prochains jours.

Elle était parvenue à accéder à l'un des logiciels internes du Réseau qui s'occupait de la distribution en énergie de toute la cité et n'avait plus qu'une dernière commande à entrer pour rebooter tout le système. Lorsqu'elle était effectuée de façon conventionnelle, cette action ne durait jamais plus de quelques secondes. Mais Runa avait ajouté un petit virus de son cru qui ferait tourner le logiciel en boucle sans que ce dernier parvienne à se relancer avant un long moment.

Les conséquences seraient incommensurables. La température de la cité chuterait drastiquement après seulement quelques heures. Les machines chargées de recycler l'air n'étant plus alimentées, le taux de dioxyde de carbone ne ferait qu'augmenter jusqu'à atteindre un seuil rapidement critique. Et, clou du spectacle, les habitants finiraient par paniquer et par créer d'autres séries d'incidents en tentant de s'en sortir à tout prix.

Au final, s'il restait des survivants lorsque le système redémarrerait enfin, ils ne seraient pas assez nombreux pour que perdure Kaldød. Livrés à eux-mêmes, ils finiraient par mourir de faim, incapables de gérer les champs hydroponiques correctement. Ou bien ils s’entre-tueraient comme les Hommes savaient si bien le faire, certains voyant là une opportunité de prendre un pouvoir dont ils étaient depuis toujours démunis.

Impassible, le visage du Réseau fixait Runa avec une infinie patience. La jeune femme aurait bien été en peine de deviner ce que pouvait penser l'IA en cet instant. Si toutefois ses pensées pouvaient avoir quoi que ce soit de similaire à celles des humains. Après tout, celles-ci n'étaient jamais qu'une savante suite de 1 et de 0.

D'interminables secondes s'écoulèrent durant lesquelles Runa s'interdit de cligner des yeux. Si le Réseau tentait quoi que ce soit, elle devrait réagir au quart de tour.

Mais ce dernier avait cessé toute activité pour la contrer. Il se contentait de la fixer de son regard indéchiffrable. Qu'attendait-il pour l'arrêter ? Pourquoi restait-il à ce point imperturbable ?

— Tu ne le feras pas, finit par simplement déclarer la voix artificielle en passant au tutoiement.

Runa hésita quelques instants puis finit par demander sur un ton provocateur :

— Qu'est-ce que tu en sais ? Tu n'es qu'une machine.

— Techniquement, je suis un programme informatique, pas une machine. Tout comme celui qui siège dans ton bracelet d'identité et qui se nomme « Chingu ». Son analyse m'a permis de comprendre de quelle façon tu fonctionnes et j'ai ainsi pu établir que la probabilité pour que tu ailles au bout de ton action était inférieur à deux pour cent.

L'idée que le Réseau ait pu sonder son bracelet et analyser son compagnon sans même qu'elle s'en aperçoive la rendit furieuse. Elle serra le poing et rapprocha les doigts de son autre main du clavier, menaçante. Si le Réseau avait trouvé Chingu, il avait aussi bien pu le démanteler et réduire son code si précieux à néant. À sa colère se mêla une intense inquiétude. Mais elle ne pouvait pas détourner son attention de sa tablette pour vérifier si Chingu allait bien.

— Plus le temps s'écoule, poursuivit l'IA, et plus la probabilité pour que tu passes à l'acte s'amenuise. Ton rythme cardiaque ainsi que la dilatation de tes pupilles abondent en ce sens. Tu ne condamneras pas Kaldød, même pour sauver ta vie.

De plus en plus furieuse, Runa fixa encore quelques instants le regard vide de son adversaire et finit par se remettre debout. Elle leva alors sa tablette en l'air, prête à la jeter à la figure holographique. Puis elle se ravisa, l'éteignit et la replaça violemment dans son sac tout en poussant un râle énervé.

Elle n'avait bien évidement pas eu l'intention de tuer plusieurs millions de personnes, pour la plupart innocentes, dans le simple but d'avoir le dernier mot face à une IA, aussi agaçante fut-elle. Mais elle avait espéré que celle-ci tombe dans le panneau et fasse tout ce qui était possible pour désamorcer la crise. Au lieu de quoi, elle n'avait fait que renforcer le sentiment d'impuissance de la jeune femme qui se décida, très inquiète, à vérifier l'état de Chingu.

— Je n'ai pas corrompu le code que tu as créé, lui indiqua alors le Réseau. Si j'avais voulu le faire, cela m'aurait demandé des ressources que je ne suis pas prêt à gaspiller. Tu l'as bien protégé.

— Pas suffisamment, lâcha-t-elle après avoir constaté que le Réseau disait vrai.

Chingu était intact mais semblait avoir été plongé de force en mode fantôme. Elle s’apprêtait à le réveiller mais interrompit son geste au dernier moment. Si elle devait mourir, autant que sa création reste en sommeil. Si un jour prochain un technophile suffisamment habile découvrait son programme dans son bracelet au rebut, son petit compagnon aurait alors un nouveau propriétaire. Et si son bracelet était détruit, au moins il ne se rendrait compte de rien.

Une boule dans la gorge, elle abaissa son bras et leva le menton, aussi digne qu'elle pouvait l'être après son pitoyable coup de poker avorté.

— Et maintenant ? demanda-t-elle à l'IA, persuadée que celle-ci ne pourrait être que plus dure envers elle désormais.

— Maintenant, nous allons parler de tes talents et de la façon dont tu les gaspilles, lui rétorqua le visage artificiel.

Abasourdie, Runa croisa les bras et se renfrogna. Non seulement elle allait mourir, mais en plus elle allait recevoir une leçon de morale de la part d'un programme informatique ! C'était un comble !

— Parce que tu crois que j'en ai quoi que ce soit à faire de ce que tu penses ? J'ai fait ce que j'avais à faire pour survivre dans cette cité élitiste à ma façon, sans avoir à courber l'échine ou à suivre les ordres de qui que ce soit. Et le seul regret que j'ai, c'est de m'être fait prendre. Alors maintenant, économise ton temps et le mien et venons-en au fait !

Pour la première fois, le visage du Réseau afficha un léger sourire amusé. Runa ne se souvenait pas avoir jamais vu le moindre signe d'émotion chez l'IA lorsque celle-ci apparaissait sur des tablettes ou des panneaux holographiques à même les rues. Elle était toujours d'une neutralité exaspérante. C'était l'une des raisons pour lesquelles la jeune femme avait voulu donner à Chingu un peu plus d’authenticité en lui permettant de simuler diverses humeurs.

— Quoi ? fit-elle, de plus en plus agacée. Pourquoi tu souris ?

Pour toute réponse, l'IA disparut de l'écran, et à sa place, une liste étonnamment longue de dossiers s'affichèrent. Runa les reconnut presque aussitôt. Il s’agissait des fichiers qu'elle avait failli pouvoir lire avant de se faire bêtement repérer puis arrêter.

— Il me semble que c'était cela que tu cherchais tout à l'heure. Puis-je en connaître la raison ?

Avoir sous les yeux de potentielles réponses à ses questions sans pouvoir les consulter était une véritable torture.

— Et ça changera quoi ? Tu m’acquitteras si je te dis pourquoi je voulais ces dossiers ?

— Non. Mais j'ai besoin de cette donnée pour la suite de ma réflexion.

La façon que les IA avaient de s'exprimer était horriblement énervante. Toujours froides, calculatrices et prévisibles... Au moins, Chingu avait de la personnalité.

Un long silence plana durant lequel Runa se demanda ce qui se passerait si elle ne répondait pas au Réseau. D'une manière ou d'une autre, elle finirait par être jetée hors de la cité, alors pourquoi lui donner satisfaction ?

Mais si, avant de mourir, elle pouvait finalement savoir...

— Si je te réponds, tu voudras bien me laisser consulter certains de ces dossiers ?

Le Réseau resta silencieux encore quelques secondes avant d'accepter, du moins en quelque sorte.

— Je ne peux pas te laisser ouvrir ces archives. Leur contenu est trop sensible et tu n’as pas les permissions requises. En revanche, je peux les parcourir pour toi si je sais ce que tu y recherches.

— Je veux savoir qui et où sont mes parents, avoua-t-elle alors à l'IA de but en blanc.

Le Réseau resta à nouveau silencieux quelques instants, signe qu'il était en train d'analyser sa réponse pour tenter d'en tirer des conclusions. Puis, lorsque sa voix s'éleva à nouveau, Runa crut y déceler quelque chose d’inhabituel. Quelque chose qui semblait s'apparenter à de la compassion.

— Je suis au regret de t'annoncer que rien dans ces dossiers ne contient la moindre information à ton sujet ou au sujet de tes potentiels géniteurs.

— TU MENS ! s'emporta soudainement la jeune femme.

C'était forcément là ! Elle avait épluché tout ce qui avait été légalement à sa portée – ou à la portée du premier hacker venu. Il ne restait donc plus que les archives les mieux gardées de la cité. Celles qui contenaient des sujets trop tabous ou compromettants pour être laissées à la portée du commun des mortels. Chacun de ces dossiers portait d'ailleurs un nom fait de lettres et de chiffres qui ne laissait rien deviner de son contenu.

— Mentir ne fait pas partie de mes attributs, rétorqua calmement la voix.

— Ouais, c'est ça. Et moi je suis une innocente informaticienne. Je sais que les IA peuvent mentir. Chingu le peut. Alors je doute que tu n'en sois pas capable.

Le Réseau resta étrangement silencieux. Puis, lorsqu'il se décida enfin à parler, ce fut pour aborder un tout autre sujet, ce qui eut le don d'agacer la jeune femme.

— Pourquoi avoir saboté tes tests ? Tu aurais pu avoir une vie bien différente de celle que tu mènes aujourd'hui.

Runa soupira d'exaspération et décida de ne plus répondre. Elle ne voyait pas pourquoi elle le ferait dans la mesure où le Réseau ne semblait pas avoir la moindre intention d’honorer le marché qu'ils avaient passé. Il ne lui dirait rien à propos de ses parents et ne la laisserait pas consulter les dossiers d'archive. Alors à quoi bon ?

La jeune femme alla s'asseoir dos à la porte, les jambes et les bras croisés, puis elle se mit à fixer le plafond d'un blanc immaculé.

— Ton caractère en est très probablement la cause, finit par déduire la voix. Tu as de grandes capacités intellectuelles, mais tes émotions viennent perturber ton fonctionnement.

Runa continua de fixer le plafond, la mine renfrognée.

— Tu aurais pu permettre à Kaldød de croître et de se développer considérablement. Peut-être même aurais-tu pu trouver des solutions aux problèmes auxquels la cité doit faire face. Si tu m'avais permis de me rendre compte de ton potentiel, de très nombreuses vies auraient pu être épargnées...

À nouveau, une légère émotion sembla poindre dans la voix artificielle. Comme une sorte de regret. Mais Runa, obstinée, continua de faire la sourde oreille. Le Réseau changea alors de stratégie.

— Je ne peux pas fermer les yeux sur tes actions, mais je peux faire en sorte d'adapter ta condamnation au contexte actuel.

Le contexte actuel ? Qu'est-ce que ça signifiait ? Autant Runa comprenait parfaitement le fonctionnement des programmes dont elle avait pu voir le code, autant le Réseau était d'une complexité telle qu'il était un peu trop nébuleux pour elle.

— Où est-ce que tu veux en venir ? finit-elle par lâcher, trop curieuse pour ne pas répondre mais sans pour autant cesser de fixer le plafond.

— Si tu l'acceptes, ton talent pourrait permettre de sauver des vies en péril.

Cette fois-ci, Runa n'y tint plus. Elle baissa le regard sur l'écran qui affichait à nouveau le visage artificiel d'une neutralité exaspérante. Ce dernier poursuivit ses explications.

— Une mission de sauvetage doit partir rapidement. Mais sans un technophile confirmé, cette mission n'aboutira pas.

Sur l'écran, le visage fit alors place à une vue aérienne de l'extérieur de la cité. Un tracé orange se déploya soudain, formant une route zigzagante à travers la glace et la neige qui recouvrait la zone jusqu'à atteindre une autre cité aux abords de l’océan intérieur. D'un côté, il y avait ainsi Kaldød, massive et imposante, l'une des plus grandes, sinon LA plus grande cité du globe, et de l'autre, un microdôme qui ne devait pas accueillir plus de quelques centaines d'habitants, voire un ou deux milliers.

Le commerce entre les cités proches était déjà périlleux pour ceux qui avaient l’audace, ou plutôt la folie, de s’y adonner, mais la distance qui séparait les deux villes était telle que rien ni personne ne pouvait la parcourir sans rencontrer une mort douloureuse. Qu'il s'agisse des ours, des loups, des léopards des mers ou encore des mutants créés par les Premiers Hommes, celui ou celle qui tenterait de suivre ce tracé finirait tôt ou tard par croiser la route de l'un d'entre eux. Et si la chance faisait qu'aucune de ces bêtes ne surgisse, il restait encore un dernier obstacle insurmontable : le climat.

Depuis des milliers d'années, la nature avait revêtu un manteau blanc dont les êtres humains ne pouvaient que tenter de se protéger. Le froid et les tempêtes faisaient désormais écho aux traumatismes que les Premiers Hommes avaient fait subir à la planète. Et Runa ne voyait pas bien comment elle pourrait sauver qui que ce soit en se faisant bêtement tuer dehors.

— C'est du suicide, déclara-t-elle, catégorique.

— Pour des humains seuls et non préparés, oui, ça l'est. Mais la mission bénéficiera d'une protection particulière de telle sorte que vous n'aurez pas à vous soucier des dangers extérieurs. Sauf imprévu.

Sauf imprévu... Quelle ironie ! Absolument tout et n'importe quoi pouvait se passer à l'extérieur des cités. C'était littéralement un lieu d'imprévus !

— Et si je refuse ? demanda-t-elle après avoir enfin décroisé les bras pour les laisser reposer sur ses jambes en tailleur.

— Si tu refuses, nous en reviendrons à la première option : la peine capitale.

Runa laissa échapper un petit rire amer. Quoi qu'elle choisisse, elle finirait à la porte. Dans le premier cas, elle serait seule et mourrait rapidement, dans le deuxième cas, elle aurait de la compagnie et mourrait en tentant d'accomplir une noble quête. À choisir, elle préférait mourir vite et seule.

— Navrée de te décevoir, mais je préfère ne pas prolonger mon agonie. Mets-moi dehors et n'en parlons plus.

La carte s'estompa de l'écran et le visage de l'IA reparut. Son expression était étrange et n'avait rien à voir avec sa neutralité habituelle. Il semblait... inquiet ?

— Je t'en conjure, reconsidère les choses. Beaucoup d'humains mourront si tu ne te joins pas à cette mission. Tu pourrais tout aussi bien retourner jouer dans mon sous-programme et interrompre la distribution de l'alimentation de toute la cité. Car c'est le sort qui attendra Kaldød très bientôt.

Runa fronça les sourcils tout en essayant de comprendre où le Réseau voulait en venir. Mais ce dernier ne semblait pas vouloir lui donner plus d'éléments. Est-ce que ça signifiait que la cité était en péril ? C'était bien ce qu'il venait de dire. Mais ça n'avait aucun sens. En quoi une mission organisée hors de la cité pouvait-elle servir à protéger cette dernière ? Et qu'est-ce qui pouvait bien menacer une aussi gigantesque infrastructure qui s'épanouissait depuis plusieurs millénaires ?

— Bon okay, admettons. Admettons que cette petite balade champêtre permette de sauver des vies. En quoi ma présence est-elle si indispensable ? Des technophiles, y en a plein la cité. Alors pourquoi moi ?

— Le groupe d'intervention devra s'introduire dans la microcité nommée Perazure et mener à bien sa mission de sauvetage. Pour ce faire, un technophile doit en pirater les accès et permettre à l'équipe d'y pénétrer sans se faire remarquer. Tu t'es montrée particulièrement douée pour naviguer dans l'ombre de mes détecteurs. Tu es allée très loin lors de ton piratage avant que je ne remarque ta présence. Et je doute que l'IA de Perazure soit aussi développée que moi, pour peu qu’elle existe. De plus, ton caractère, qui ne t'apporte rien de bon au sein d'une civilisation structurée et hiérarchisée, te sera nécessaire pour survivre dehors.

— Je croyais que je n'aurais pas à me soucier des dangers parce qu'on aurait une protection. Tu te contredis, souligna-t-elle.

— Vous serez protégés des prédateurs, c'est un fait. Mais pour qu'un être humain habitué au confort d'une cité survive à un environnement hostile sans perdre la raison, il doit avoir une force mentale suffisante. Et comme je le disais, on ne peut exclure de potentiels imprévus. Je considère que tu as l'intelligence et la force de caractère adéquates pour te sortir de certains de ces éventuels imprévus. De plus, dans la mesure où tu ne peux ni ne veux te conformer aux règles et aux attentes de Kaldød, ton talent ne pourra être utile qu'en cette seule circonstance.

— Donc si je lis entre les lignes, rétorqua la jeune femme avec un rictus dédaigneux, tu m'assignes à cette mission suicide parce que je suis largement qualifiée pour ça et que, si je meurs, dans la mesure où je ne suis pas foutue de rentrer dans les rangs, je ne manquerai pas aux grandes instances de Kaldød. C'est bien ça ?

Le Réseau sembla réfléchir à la meilleure réponse à apporter à cette question acerbe. Il finit par choisir l'honnêteté.

— C'est bien ça.

Ce fut plus fort qu'elle. Runa éclata de rire. Toute sa vie on l'avait traitée comme une moins que rien. Et même encore maintenant, alors qu'on reconnaissait enfin ses talents, on se permettait de la sacrifier pour le bien commun. Tout ça parce que sa façon de voir le monde n'était en rien compatible avec la vie si bien huilée et organisée de la cité.

En fait, ce n'était même pas vraiment contre elle. Personne ne comptait à Kaldød. Tous, ici, n'étaient que les éléments parfaitement dispensables d'une mécanique complexe. Si un individu faillait, un autre prenait sa place. Ils n'étaient tous que les cellules d'un organisme plus complexe qui pouvait à tout moment se passer d'eux tant que d'autres venaient assurer leur rôle.

Dépitée, Runa laissa sa tête reposer quelques instants entre ses genoux légèrement relevés et toujours croisés. Elle soupira bruyamment et songea à son petit Chingu tout en caressant son bracelet du bout des doigts. Elle et lui étaient tous deux des parias. Elle, parce qu'elle refusait de se conformer et qu'elle jouait selon ses propres règles. Lui, parce qu'elle l'avait ainsi fait que n'importe quel autre programme informatique le considérait comme défaillant. Il fallait dire qu'elle avait particulièrement soigné son codage de telle sorte qu'il ne ressemblait à aucun autre. Ainsi, il était comme elle : unique et rejeté.

Elle finit par relever le menton et toisa la figure virtuelle qui avait retrouvé sa neutralité. Quitte à mourir, autant que ça soit pour une bonne cause tout compte fait. Elle n'aimait pas particulièrement les gens de cette ville, mais il y avait quelques personnes pour qui elle avait envie de se battre. Certains enfants qui avaient partagé sa chambre à l'orphelinat et qui avaient aujourd'hui son âge. Deux ou trois technophiles qui lui avaient appris de nombreuses choses et aidé à commettre certains délits. La vieille dame qui tenait l'épicerie dans la ruelle Olympe et qui lui avait de nombreuses fois permis de ne pas dormir à même la rue en lui proposant son divan dans son arrière-boutique. Celle-ci lui offrait systématiquement un copieux petit déjeuner à son réveil. Son sourire ridé et édenté était le plus chaleureux qu'elle ait jamais vu. Elle ne voulait pas voir ce sourire disparaître.

— Et si jamais je m'en sors, de cette mission foireuse, je serai acquittée ?

— La White Reaper a besoin d'un technophile. Pas seulement pour cette mission, mais également pour toutes ses missions à venir. S'il s'avère que tu conviens, il te sera proposé de l'intégrer de façon définitive. Cela sous-entend que tu auras les crédits ainsi que les privilèges accordés aux membres des unités spéciales d'intervention. Et bien entendu, toutes les charges retenues contre toi seront levées.

Runa avait envie d'étrangler l'IA. Celle-ci lui donnait un choix qui n'en était pas un. Elle pouvait soit mourir vainement, soit se résigner à être enfin utile à cette société qu'elle haïssait tant en intégrant un corps expéditionnaire. Sachant qu'elle pouvait tout aussi bien se faire tuer lors de l'une de ces missions, d'ailleurs.

Elle laissa échapper un nouveau rire qui n'avait rien de joyeux. Elle était faite comme un rat.

Elle se remit sur ses jambes qu'elle sentit plus flagellantes qu'elle ne l'aurait voulu et commença à faire les cent pas tout en réfléchissant. Elle avait beau avoir une grande force de caractère, la perspective de se retrouver dehors d'une manière ou d'une autre la terrifiait.

Dès l'enfance, on apprenait aux citoyens à quel point la vie à l'extérieur était rude, voire impossible. L'Homme était fait pour vivre confortablement dans l’opulence technologique des cités. Ce que faisaient les Inuits, les seuls êtres assez fous pour braver les caprices de la nature, était impensable pour toute personne sensée. Et même si, dans son enfance, Runa avait souvent rêvé pouvoir être aussi libre que ces peuples indomptables, elle avait vite fini par oublier ses illusions en se plongeant dans la technologie. Peut-être était-ce dû au fait qu'elle avait du sang Inuit dans les veines. On lui faisait souvent remarquer qu'elle avait un physique atypique avec ses yeux en amandes, ses cheveux d'un noir de jais et ses pupilles tout aussi sombres.

À Kaldød, le métissage n’était pas de bon ton. Même s’il y avait bien quelques personnes issues d’ethnies diverses, la grande majorité des habitants avaient les yeux et le cheveu clairs des gens du Nord.

Aujourd'hui, tout ce que Runa désirait, c'était pouvoir continuer de vivre au jour le jour. Ainsi que retrouver ses parents. Mais elle ne pourrait plus faire ni l'un ni l'autre. À moins que...

Elle se figea soudain après un énième pas et se tourna vers l'écran. Les yeux du visage artificiel n'avaient cessé de la suivre durant son manège.

— C'est d'accord, lâcha-t-elle. À une condition.

— Tu n'es pas vraiment en position d’émettre des conditions.

— Bien sûr que si. Tu m'as choisie moi parce que je suis compétente et dispensable. Mais si tu as un autre candidat sous la main, je serais curieuse de le connaître.

Le Réseau continua de fixer la jeune femme d'un air indéchiffrable.

— Quelle est ta condition ? finit-il par demander après un court silence.

Triomphante, Runa afficha un rictus au coin de ses lèvres. Elle n'aurait peut-être pas tout perdu. Sans même y penser, elle porta une main contre sa poitrine, là où reposait le médaillon d’ivoire enfoui sous ses vêtements.

— Mes parents. Je veux que tu m'aides à les retrouver.

— Je t'ai déjà signifié qu'il n'y avait rien te concernant dans les dossiers d'archives que tu voulais consulter.

— Rah ! Oui, je sais ça ! Seulement, il y a peut-être des informations ailleurs. Certaines personnes conservent les données de leur commerce sur des serveurs privés auxquels tu n'es pas relié. Peut-être que l'orphelinat où j'ai grandi possède des dossiers que je n'ai pas trouvés. J'ai même entendu dire qu'il existe encore des archives sous format papier. Et puis, tu dis qu'il n'y a rien me concernant dans ce que tu as fouillé, mais est-ce que tu as essayé de lire entre les lignes ? Ce n'est pas parce que mon nom n'est pas mentionné que ça ne parle pas de moi, ou de mes parents.

— Je pourrais effectuer de plus amples recherches, si c'est là ta condition. Je parcourrai l'intégralité de mes données internes en prenant en compte tout indice qui pourrait faire référence à ta personne. Avec de simples mots-clés je n'ai rien pu trouver, effectivement, mais en lançant un algorithme plus complexe je parviendrai peut-être à un résultat. Cependant, cela risque de prendre un peu de temps. Mon système est vaste et les données incommensurables. Et la mission doit partir au plus tôt. Aux premières heures du jour demain, pour être exact.

— Alors quoi ? Je pars pour sauver le monde avec l'espoir de rentrer vivante pour que tu me donnes les résultats de tes recherches ? Et sans aucune garantie que tu feras ce que je t'ai demandé ?

— Non. Je serai en lien permanent avec la White Reaper, ainsi qu'avec toi par le biais de ton bracelet d'identité grâce aux satellites de la cité. Ainsi, je t'informerai dès lors que j'aurais terminé mes recherches.

Ils n'allaient donc pas la priver de son bracelet. Elle pourrait conserver Chingu auprès d'elle ! Tout n'allait pas si mal que ça en fin de compte. Et si le Réseau parvenait à trouver qui étaient ses parents, elle aurait finalement obtenu ce qu'elle avait ardemment désiré des années durant.

— Okay, conclut-elle sans rien ajouter de plus.

Elle se fichait bien de savoir comment devait se dérouler la mission ni qui ils étaient censé sauver pour empêcher la cité de sombrer. Elle se fichait également de savoir qui était ce fameux protecteur qui devait leur épargner une malencontreuse entrevue avec les ours polaires ni comment il comptait s'y prendre pour veiller sur eux. Tout ce qui importait pour Runa désormais, c'était cet espoir qui rayonnait à nouveau dans son cœur. L'espoir d'enfin découvrir qui elle était.

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