Chapitre 4

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Le matin arriva plus rapidement que Sept ne l’aurait cru. Il n’avait en général besoin de dormir que deux ou trois heures par nuit. Pourtant, il avait sombré dans un sommeil de plomb après que Marika avait quitté sa cellule.

Une fois sa colère redescendue, la perspective de ne pas avoir à subir les atrocités du docteur Hermann avait radouci son humeur et il avait même réussi à faire d’étranges et paisibles rêves. Chose qui ne lui arrivait que trop rarement à son goût. Et bien qu’il ne parvînt plus à s’en souvenir exactement, ce dernier s’étant volatilisé aussi rapidement qu’une bulle qui éclate, il en gardait une sensation de quiétude et de chaleur qu’il désirait ardemment faire perdurer aussi longtemps que possible.

Quatre gardes inutilement armés jusqu’aux dents vinrent l’escorter depuis sa cellule pour le conduire au hangar où le Hammer ainsi que toute l’équipe de la White Reaper devait l’attendre de pied ferme. Il était curieux de savoir s’ils étaient parvenus à remplacer le technophile qui avait péri.

S’il y avait bien une chose qu’il avait fini par apprendre, c’était que nul n’était irremplaçable. Aussi, lorsqu’il pénétra enfin dans le vaste hangar à moitié vide, il ne s’étonna pas de compter six membres chaudement équipés en train de l’attendre à proximité de l’imposant véhicule.

Le Hammer, un blindé haut de quatre mètre et long de huit, était presque aussi blanc que les étendues neigeuses et glacées qu’il allait devoir parcourir. Quatre énormes chenilles plus hautes qu’un homme, deux jeux de chaque côté du monstre de métal, lui permettrait de se jouer du terrain accidenté et glissant qui les attendait.

Nikolaj Johansen, qui était mort durant l’attaque des ours polaires, était sans doute pleuré par ses anciens équipiers. Mais aux yeux de Kaldød, il n’était qu’un matricule parmi tant d’autres, une série de chiffres et de lettres dont le remplaçant était en train de se battre avec sa paire de bottes.

Ses gardes l’abandonnèrent au niveau de la porte principale et le laissèrent terminer seul le trajet jusqu’au blindé. Le hangar spacieux dont le plafond était à peine perceptible tant il culminait était prévu pour pouvoir s’adapter aux fluctuations du niveau de la couche de neige à l’extérieur. Ainsi, lorsqu’une forte tempête avait sévi et que la glace avait englouti plusieurs mètres de paroi de la cité, la plateforme qui constituait le sol s’élevait jusqu’au niveau adéquat. Les Hammers pouvaient ainsi sortir sans encombre. De même, si les températures se radoucissaient et que le soleil faisait fondre une partie de la neige, la plateforme redescendait.

Le temps était plutôt clément ces derniers jours et le sol du hangar était maintenu à un niveau exceptionnellement bas. Malgré tout, les cinq humains qui avaient presque terminé de se préparer étaient emmitouflés de la tête aux pieds dans d’épaisses combinaisons à la technologie de pointe qui leur assureraient de ne pas mourir gelés à la première brise.

Tout en marchant d’un pas lent et nonchalant, Sept ne put s’empêcher de remarquer la longue chevelure sombre nouée en tresse qui s’agitait dans le dos de la nouvelle recrue au rythme de sa bagarre contre sa bottine droite qui semblait refuser de laisser entrer son pied. Ils avaient donc recruté une fille pour remplacer Nikolaj. Sortait-elle d’une école spéciale de petits génies prêts à se sacrifier pour le bien commun ? Ou peut-être la jeune femme souhaitait-elle faire ses preuves auprès de ses proches ? À moins que ce ne fut pour les crédits. Se faire une place dans la White Reaper, c’était assurer à son compte de crédits un avenir florissant.

— Mais nom de… Tu vas entrer, saloperie ! entendit-il la jeune femme éructer alors qu’elle tapait désespéramment son pied au sol tout en maintenant les bords rembourrés de la bottine d’une poigne de fer.

Son talon finit par se loger dans la chaussure d’un coup sec, ce qui déséquilibra la jeune technophile qui glissa les fesses à terre sans que quiconque dans l’équipe s’en émeuve ou tente de l’aider. Comme Sept l’avait imaginé, si elle espérait se faire accepter du groupe en deuil, la remplaçante de Nikolaj aurait du pain sur la planche.

Cela dit, elle n’en aurait pas autant que lui.

Kylee fut la première à voir arriver l’hybride et le regard assassin que la blonde lui lança ne laissa aucun doute quant aux sentiments qui l’animaient. Elle ne le portait déjà pas dans son cœur auparavant, mais désormais, la logisticienne de la White Reaper paraissait prête à lui sauter à la gorge.

Même si elle avait fait tous les efforts du monde pour le cacher, Kylee Malberg avait fini par tomber amoureuse du technophile du groupe. Et ça, Sept le savait pertinemment. Elle et Nikolaj s’échangeaient des murmures roucoulants dès qu’ils pensaient ne pas être entendus. Mais c’était oublier l’ouïe un peu trop fonctionnelle de l’hybride qui avait parfois capté des échanges dont il aurait préféré ne pas être témoin.

Désormais privée de l’homme pour lequel elle avait flanché, Kylee n’était plus que colère et haine à l’encontre de Sept.

Les sentiments… C’était là quelque chose qui compliquait toujours tout. À quoi bon s’en encombrer si c’était pour se retrouver dans un tel état ?

La nouvelle recrue finit par se remettre debout et se dépoussiéra sommairement. Elle se trouvait toujours de dos. L’hybride ne pouvait donc que voir sa silhouette déjà allègrement dissimulée sous les diverses couches de vêtements protecteurs. Malgré tout, il constata qu’elle était plus petite que tous les autres membres, ce qui lui donnerait un avantage si elle devait fuir face à un prédateur car elle serait plus légère et habile. En revanche, si elle devait se battre, elle ne serait pas en mesure de pouvoir faire grand-chose pour se défendre.

C’était du moins ce qu’il lui semblait, jusqu’à ce que la jeune femme se retourne et que leurs regards se croisent l’espace d’un bref instant. Elle paraissait certes petite et faible, mais ses yeux brûlaient d’un feu que Sept n’avait jusqu’à présent vu qu’à travers son propre reflet.

Sans comprendre pourquoi, il ressentit aussitôt un vif élan de sympathie pour elle et lui adressa même un léger sourire qui se voulait sincère. Après quoi il brisa le contact pour se focaliser sur le Hammer qui les surplombait tous.

Il n’avait pas le droit de voyager à l’intérieur. Il était là pour s’assurer que les membres ne craignaient rien et qu’aucun danger ne guettait, aussi devait-il se poster sur le toit du véhicule blindé. Il ferait également des rondes régulières au cours de leur voyage, quittant ainsi son sommet pour aller au devant du groupe. De toute façon, il imaginait mal le genre d’ambiance qu’il aurait générée s’il s’était retrouvé enfermé avec les autres dans l’habitacle.

Il prit appui sur l’une des chenilles gigantesques et s’élança pour attraper une autre prise jusqu’à finalement bondir sur le toit sans la moindre grâce. Une fois en surplomb, il se permit de jeter un nouveau regard furtif vers la nouvelle recrue et s’aperçut qu’elle ne l’avait pas un seul instant quitté des yeux, perplexe, sa deuxième bottine toujours dans sa main.

— Cordova ! s’exclama soudain le commandant, faisant ainsi sursauter la jeune femme qui tourna aussitôt la tête vers lui. On a un horaire à respecter. Que tu n’aies qu’une seule chaussure à tes pieds quand on devra partir, je m’en contrefous. Mais ne viens pas te plaindre si tu as les orteils qui gèlent.

Khan Malberg était le frère jumeau de Kylee, mais également le commandant de la White Reaper, doublé d’un sniper hors pair. Il pouvait se montrer froid et dur, mais Sept savait qu’il était surtout inquiet pour la sécurité de ses membres. À la manière d’un père de famille, il veillait sur chacun tout en faisant semblant de ne jamais s’impliquer émotionnellement. Il n’y avait qu’envers Sept qu’il n’avait pas cet élan de bienveillance. Il semblait plutôt le considérer comme un chien dangereux dont le collier n’était pas assez serré à son goût.

La technophile rougit imperceptiblement face à la remontrance et se mit à marmonner dans la doublure de son manteau.

— Autant que je sache, je suis pas la seule à pas être encore prête ! Pourquoi y a que moi qui me fais engueuler ?

Myron, qui avait dû l’entendre, s’approcha d’elle de sa démarche lourde et un peu pataude du fait de son large gabarit musclé, et lui tendit un drôle d’objet oblong que Sept identifia comme étant une grenade de sa fabrication.

— Si tu parles du drôle d’oiseau parti se percher là-haut, il ne s’habillera pas plus que ça. Du coup, on n’attend vraiment plus que toi. Et tiens, mets ça dans une de tes poches. On ne sait jamais quand on peut en avoir besoin.

Myron fit ensuite un clin d’œil entendu à la nouvelle recrue qui observa un court instant la grenade sans avoir le moins du monde conscience de ce qu’elle tenait entre ses mains. L’artificier du groupe, dont le crâne entièrement chauve arborait un tatouage de pieuvre un peu trop réaliste aux tentacules lui encadrant le front et le menton par la gauche, retourna alors à ses préparatifs tout en fredonnant un air entraînant et Sept se surprit à détailler la jeune femme sans même s’en cacher.

Il devait bien avouer qu’elle n’était pas désagréable à regarder. Elle avait manifestement du sang Inuit dans les veines, ce qui lui donnait un petit côté exotique qui manquait cruellement dans le groupe et même dans la cité en général. Il l’observa ranger négligemment la grenade au fond d’une des nombreuses poches de son manteau puis s’affairer à enfiler sa deuxième bottine.

Cette fois-ci, elle se mit directement assise et parvint plus facilement à y glisser son pied.

Lorsqu’elle se redressa, elle leva distraitement la tête vers lui et se rendit compte qu’il la regardait toujours. Elle le fixa quelques instants sans cligner des yeux, comme pour le défier d’oser continuer à l’observer ainsi de haut et Sept ne put s’empêcher de rire intérieurement. Il garda néanmoins un air impassible et ne cessa pas pour autant de la toiser.

— Pourquoi tu me fixes comme ça ? J’ai quelque chose entre les dents ? finit-elle par lui demander d’un ton mordant.

Sept commençait à comprendre la raison pour laquelle le Réseau l’avait choisie elle plutôt qu’une autre. Elle semblait avoir un caractère bien trempé ainsi qu’une témérité qui ne pourrait que lui être bénéfique à l’extérieur de la cité.

Il ne répondit rien et se contenta de lui adresser un léger sourire en coin. Libre à elle de l’interpréter comme elle le voulait. De son côté, il venait de décider qu’il l’aimait bien.

— Laisse tomber, lui glissa soudain Myron à l’oreille, une caisse énorme entre ses énormes mains alors qu’il faisait des allers-retours pour charger le Hammer. Sept n’est pas très loquace. Et à ta place, je me tiendrais le plus loin possible de lui.

— Pourquoi ça ? rétorqua la jeune femme sans se démonter. Et est-ce qu’il compte vraiment rester là-haut ? À moitié nu ?

Ce fut plus fort que lui, Sept souffla du nez pour réprimer un rire. Il était vrai qu’il n’était que sobrement vêtu comparé aux autres membres du groupe. On ne lui avait fourni qu’un simple t-shirt couleur crème aux manches quasiment inexistantes ainsi qu’un pantalon de tissu un peu plus sombre tellement élimé qu’il ne tarderait pas à se déchirer au niveau de ses genoux. Il avait depuis longtemps abandonné l’idée de porter des chaussures car celles-ci le ralentissaient en se remplissant de neige. Il restait donc pieds nus. Et puisqu’il ne craignait pas le froid, à quoi bon ressembler à un sac de fourrure ambulant ?

— Personne ne t’a prévenue ? s’inquiéta alors Myron.

— Prévenue de quoi ?

L’artificier parut quelque peu embêté. S’il avait eu les mains libres, nul doute qu’il se serait gratté la tête pour se donner l’air de réfléchir. Au lieu de quoi, il se contenta de se racler la gorge avant d’éluder gauchement la question.

— Je ne sais pas si… Enfin, ce n’est pas à moi de… Khan t’expliquera tout ça mieux que moi.

Il fila ensuite ranger la caisse dans le compartiment de stockage du Hammer dont la trappe se trouvait lovée entre les deux jeux de chenilles.

Les sourcils froncés, la technophile le regarda aller chercher une autre caisse avant de se tourner à nouveau vers Sept qui la toisait toujours d’un air impassible.

— Sérieusement, dans quel traquenard je me suis encore fourrée, moi ? marmonna-t-elle tout bas avant de poursuivre à l’adresse de Sept, assez fort pour être certaine d’être entendue. Et toi, arrête de me fixer comme ça ! Tu me donnes l’impression de vouloir me manger !

Puis, sans attendre de réponse de la part de l’hybride, qui ne lui en aurait de toute façon pas donné, elle s’empara du bonnet qui complétait sa tenue. Elle se l’enfonça sur la tête jusqu’aux oreilles, après quoi elle se rendit à l’arrière du véhicule blindé où la porte avait été baissée pour former une rampe d’accès.

Si elle avait su de quoi était capable le monstre perché sur le toit du blindé, ou même ce qu’il était, sa dernière réflexion aurait alors pris un tout autre sens… Au lieu de quoi, elle monta dans le véhicule et disparut à la vue de Sept qui se mit à observer d’un regard morne les dernières allées et venues des membres de la White Reaper qui terminaient de charger la soute.

Chaque fois qu’ils partaient en expédition, c’était le même rituel. Chacun savait ce qu’il avait à faire ou à emporter, surtout grâce à Kylee qui était en charge de la check-list. Le véhicule blindé était bien assez spacieux pour accueillir tout l’équipement nécessaire à leur survie, après quoi les six membres de l’équipe montaient à bord où six sièges inconfortables se faisaient face de part et d’autre de l’habitacle. Restaient encore deux places faisant face à la route pour le conducteur et son copilote.

Cependant, bien que l’organisation du voyage n’avait pas changé comparée aux fois précédentes et que tous s’affairaient comme d’ordinaire, faisant de temps à autre un rapport à Kylee qui s’était postée devant la soute, tablette en main, et qui vérifiait au fur et à mesure que rien n’avait été oublié, Sept captait dans l’atmosphère ambiante une animosité qu’il n’avait encore jamais ressentie jusqu’alors. Il n’y avait que peu d’échanges de paroles ou de regards, les mines étaient renfrognées, le ton glacial… Et lorsqu’il arrivait que quelqu’un croise son regard, il avait l’impression de se faire fusiller sur place.

Seul Myron avait évité de le regarder en face, se contentant de faire la seule chose pour laquelle il était doué : s’occuper de ses armes et de ses explosifs auxquels il parlait parfois comme s’ils avaient été de mignons petits animaux de compagnie.

En d’autres termes, sa vaine tentative de retrouver sa liberté semblait avoir eu bien plus de conséquences qu’il ne l’aurait cru. Il avait pensé que l’équipe aurait eu le temps de faire son deuil et que, lorsqu’ils seraient repartis en mission quelques mois plus tard, l’histoire aurait été loin derrière eux. Jamais il n’aurait pu prévoir que la White Reaper repartirait aussitôt ! Ce n’était jamais arrivé. Pas une seule fois. L’état de la cité devait vraiment être critique pour que le Réseau les renvoie aussi rapidement risquer leur peau.

Sept passa distraitement une main sur le collier qui conditionnait son existence. Dans son cou, le froid du métal l’incommodait moins que cette sensation d’emprise qu’il éprouvait. Khan avait peut-être raison de ne le voir que comme un chien. Par moment, c’était ce qu’il avait l’impression d’être. À la différence près que les rares chiens de la cité, qui tenaient compagnie aux citoyens les plus aisés ou les plus hauts placés, étaient traités comme des rois. Et même ceux qui servaient à garder férocement les zones à risque avaient une vie bien plus confortable que la sienne ne le serait jamais. Seuls les bâtards destinés à l’expérimentation se retrouvaient dans la même situation inconfortable que lui.

Son unique espoir était de se libérer au plus tôt. Cette mission était sa dernière chance. Car s’il devait revenir à Kaldød, le docteur Hermann lui ferait payer au centuple le temps qu’il lui aurait fallu attendre pour pouvoir tester sur lui ses idées les plus abjectes. Jamais il ne le supporterait. Il ne pourrait plus endurer ça un jour de plus !

Khan Malberg, qui venait de refermer la trappe d’accès au compartiment de stockage du Hammer, ordonna à tout le monde d’embarquer puis monta à son tour sur le toit du blindé en s’aidant des poignées installées sur le côté du véhicule. Sept ne broncha pas et se contenta de le regarder se diriger vers lui jusqu’à finalement se tenir à moins d’un mètre de son visage.

Avec ses cheveux clairs coupés en brosse et sa mâchoire carrée parcourue de fines et discrètes cicatrices, le commandant de la White Reaper respirait l’autorité et la force brute typique des militaires habitués aux situations de crise. Pourtant, dans son regard bleu azur, Sept décela quelque chose d’assez inhabituel. Quelque chose qui ressemblait à de la lassitude. Il avait bien remarqué que l’hybride n’en faisait de plus en plus souvent qu’à sa tête. Et il devait se douter que, tôt ou tard, ce qui s’était produit durant l’attaque des ours polaires se produirait à nouveau lors de cette prochaine mission.

— Je vais mettre les choses au clair tout de suite, déclara-t-il d’une voix basse mais néanmoins ferme. Je sais que ta situation n’a rien d’enviable et je ne voudrais être à ta place pour rien au monde. Mais je ne souffrirai plus la mort d’aucun autre membre de mon équipe par ta faute. Alors soit tu fais ton job et tu veilles à ce qu’il ne nous arrive rien de fâcheux, soit je ferai en sorte que tes derniers instants soient les plus douloureux possibles. Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?

Imperceptiblement, Sept avait serré la mâchoire tout en soutenant le regard acéré de Khan. S’il n’y avait pas eu ce fichu collier pour le retenir, il aurait pu lui sauter à la gorge ainsi qu’à tous les autres membres de l’équipe. Les uns après les autres, il les aurait dévorés, déchiquetant leur chair de ses crocs acérés aussi facilement que s’ils avaient été faits de papier !

Khan dut ressentir sa colère car il leva un doigt en l’air pour appuyer sa question qu’il répéta un peu plus violemment.

— Est-ce que je me suis bien fait comprendre ?

Pour toute réponse, Sept hocha sobrement la tête, ses dents pointues tellement serrées qu’il en avait mal. Néanmoins, Khan parut satisfait car il abaissa son doigt et tourna le dos à l’hybride pour se diriger vers le bord du toit dont il descendit de la même manière qu’il y était monté. Il entra ensuite dans le Hammer et ordonna la fermeture de la porte arrière.

À nouveau seul avec ses démons, Sept serra les poings et enfonça ses griffes dans les paumes de ses mains jusqu’à ce qu’un sang tiède vienne se mettre à goutter sur le toit du blindé. En d’autres circonstances, il aurait pu apprécier certains des humains qui se trouvaient dans le véhicule. Khan Malberg, notamment, était un homme qu’on gagnait à connaître et à côtoyer si l’on était humain. De même que Myron Goodwin dont la naïveté était largement compensée par sa gentillesse. Mais les choses étaient telles que tout ce que Sept désirait du plus profond de son cœur en cet instant, c’était de voir chacun d’entre eux périr, quitte à les y aider.

Quant à la nouvelle recrue, il ne lui faudrait sans doute pas longtemps pour se joindre aux brimades générales. Se mettrait-elle à l’appeler « la bestiole », comme se plaisait à le faire Kylee ? Ou bien se contenterait-elle de le mépriser de loin d’un air supérieur comme le faisait Adélie Cox, la doctoresse du groupe ?

Tout aurait pu être tellement différent, si seulement ils l’avaient accepté comme un membre à part entière de l’équipe. Si seulement ils ne lui avaient pas, dès le début, fait sentir qu’il n’était rien de plus qu’un monstre tout juste bon à prendre les coups à leur place. Il aurait même été prêt à endurer les interminables tortures qu’on lui faisait subir entre chaque mission. Si seulement ils l’avaient ne serait-ce que respecté...

Sous ses pieds nus, le Hammer se mit à vrombir et à vibrer doucement au rythme du moteur alimenté en velk.

Sept rouvrit lentement les mains. Ses griffes y avaient provoqué de profondes entailles. Avait-il été humain un jour ? Ou bien n’avait-il toujours été qu’un monstre ? Une expérience scientifique ratée destinée à se faire disséquer dans la plus grande impunité ?

Aussi furieux que désespéré, il regarda ses plaies se refermer lentement jusqu’à ce que ses paumes soient à nouveau intactes. Seul le sang qui maculait sa peau témoignait de ce qu’il avait fait.

Il finit par s’accroupir pour se maintenir en équilibre. Puis, lentement, le véhicule se mit en branle et les gigantesques portes du hangar s’ouvrirent, laissant soudain entrer un air glacial et vivifiant dont l’hybride s’emplit les poumons avec délice. Le ciel d’un bleu limpide fut bientôt visible et Sept en oublia quelques instants le triste sort qui était le sien.

***

Il n’avait pas fallu beaucoup de temps à Runa pour assimiler tout ce qu’elle avait à savoir sur sa mission. Le Réseau lui avait fourni un dossier numérique détaillé qu’elle avait longuement épluché durant la majeure partie de la nuit. Elle avait ainsi réalisé qu’elle n’aurait un véritable rôle à jouer qu’une fois leur destination atteinte. Car afin de porter secours aux scientifiques Kaldiens que les Perazelans avaient capturés, elle devrait permettre à la White Reaper de s’introduire en toute discrétion dans leur cité et d’en ressortir sans encombre. D’après le dossier, ces scientifiques étudiaient les propriétés des cristaux de velk et leurs découvertes étaient essentielles à la sauvegarde de Kaldød. Sans eux, la cité courait à sa perte.

D’ici là, elle devrait se contenter de survivre et de supporter ses nouveaux camarades.

Ces derniers, d’ailleurs, étaient au nombre de cinq. Il y avait le commandant, Khan Malberg, un homme au visage dur et au regard d’acier qui semblait terriblement fatigué derrière ses airs impérieux ; Un mécanicien, un certain Soren Petersen qui lui avait paru plus froid et distant que tous les autres réunis et dont elle n’avait jusque-là pas entendu le son de la voix ; Une logisticienne, Kylee Malberg, une grande blonde aux cheveux longs noués en queue de cheval qui l’avait largement snobée et qui était semblait-il la sœur jumelle du commandant ; Un médecin, Adélie Cox, qui était presque aussi petite qu’elle, portait de larges lunettes rondes sur son nez aquilin et qui lui avait tout de suite parue la moins renfrognée de tous ; Et pour finir, un artificier, Myron Goodwin, un grand type costaud qui avait bien plus des airs d’ours en peluche qu’autre chose.

Chacun d’entre eux, y compris Adélie, avait suivi un cursus militaire et était formé au combat. Elle serait la seule à ne pas savoir faire une clé de bras ou tirer pour se défendre. Dans ces conditions, elle ne voyait pas bien comment elle pourrait être considérée autrement que comme un boulet.

Elle s’en fichait bien. Tout ce qui comptait pour elle, c’était que le Réseau poursuive les recherches qu’il lui avait promis de faire concernant ses parents et revenir saine et sauve avec un casier judiciaire aussi vierge que possible.

Néanmoins, à présent qu’elle se trouvait assise à l’intérieur du Hammer, le harnais de sécurité la plaquant contre la paroi dure et froide de l’habitacle et les cahots la secouant de gauche à droite sans qu’elle puisse rien y faire, elle se demandait si le Réseau n’avait pas oublié de lui fournir quelques petits détails supplémentaires concernant sa mission.

Notamment à propos d’un certain type à moitié nu qui se trouvait actuellement sur le toit du blindé à subir les températures glaciales sans que cela semble lui poser le moindre problème. Bien sûr, il avait été question d’un « protecteur » dans le dossier qu’on lui avait fourni. Mais il n’y avait pas eu d’autre explication le concernant et elle n’avait pas cherché à en savoir plus. Elle s’était dit que c’était peut-être un nom affectueux donné à une mitrailleuse ou quelque chose du même genre.

Un peu plus nerveuse qu’elle aurait cru l’être en présence de cinq inconnus, elle se racla la gorge. Jusqu’à présent, ils s’étaient tous contentés de se présenter sommairement tout en la priant de ne pas rester dans leurs jambes. Aussi n’avait-elle pas la moindre intention de s’en faire des amis. Seule Adélie, le médecin du groupe, s’était montrée relativement chaleureuse et lui avait souhaité la bienvenue malgré les circonstances. Cependant, Runa n’était pas du genre à rester assise sans rien dire lorsqu’une question lui brûlait les lèvres.

Le grand costaud qui s’appelait Myron n’avait pas eu l’air très à l’aise à l’idée de lui en apprendre davantage au sujet de leur étrange protecteur, mais il avait également dit que Khan, lui, s’en chargerait. Et à présent qu’elle savait qu’il ne s’agissait pas d’une vulgaire mitraillette installée sur le véhicule, elle voulait absolument tout connaître au sujet de cet homme qui n’était sans doute pas aussi humain qu’il en avait l’air.

Aussi, Runa décida-t-elle de briser le silence pesant qui s’était installé entre eux et qui n’était jusqu’alors perturbé que par les bruits du moteur.

— Hum. C’est qui exactement le mec sur le toit ?

Comment Myron avait-il dit qu’il s’appelait déjà ? Seth ? Comme cette divinité d’un autre âge que vénéraient les Premiers Hommes ?

À nouveau, un lourd silence plana, bien trop long pour n’être dû qu’à un simple malaise. Kylee, assise juste en face d’elle, paraissait sur le point d’exploser et Soren, le mécanicien du groupe, ne daigna même pas lever les yeux de sa tablette sur laquelle il pianotait sans se soucier de la conversation, les genoux croisés. Adélie, qui était assise à sa gauche, parut quant à elle se crisper.

Comme elle s’en était doutée, ce fut Khan qui prit la parole.

— Tu n’as pas à te préoccuper de lui. Moins tu l’approcheras, et mieux tu t’en porteras, crois-moi. Et surtout, évite de rester seule avec lui. Contente-toi de rester en vie jusqu’à destination pour pouvoir nous faire entrer.

Focalisé sur sa conduite, il avait dit tout cela sans quitter son tableau de bord des yeux. Même si elle ne pouvait pas distinguer l’extérieur à proprement parler, le pare-brise étant protégé d’un large et long volet de métal sur lequel s’affichait les données nécessaires au conducteur, Runa devinait ce à quoi devait ressembler la route grâce aux tracés qui y défilaient à mesure que le Hammer progressait. Enfin, si toutefois on pouvait parler de route. Il s’agissait plus d’une sorte de chemin sinueux où la neige était un peu plus tassée qu’ailleurs, certainement à cause des passages occasionnels des rares véhicules marchands.

Les cités les plus proches les unes des autres commerçaient parfois entre elles. Des convois lourdement armés faisaient alors l’aller-retour. C’était un métier à risque et il n’était pas rare que l’un de ces convois se retrouve porté disparu.

— J’avais cru comprendre ça, rétorqua Runa. En fait, ce que je voudrais surtout savoir, c’est comment il peut survivre là-haut alors qu’il doit faire un truc comme moins cinquante degrés.

Kylee lâcha un petit rire moqueur.

— Moins cinquante ! On aura tout entendu. Il va faire moins trois ou quatre degrés à tout casser aujourd’hui. On est au printemps et le ciel est dégagé. Et si mes prévisions se maintiennent, on aura ce temps-là jusqu’à notre arrivée. Ce sera une vraie promenade de santé.

— Hum, en fait, l’interrompit Myron qui se trouvait à la place du copilote, il a peut-être l’air de faire beau, mais pour le moment on est plutôt sur du moins douze.

— C’est parce qu’on est le matin, triple buse. Ça va monter, s’emporta-t-elle.

À la grande surprise de Runa, Myron se contenta de sourire amicalement à l’insulte de sa coéquipière. Kylee, elle-même, parut se radoucir et se mit à sourire à son tour.

Le commandant profita du silence revenu pour répondre à sa nouvelle recrue.

— Sept est un hybride. À mi-chemin entre un être humain et un mutant. Tu as déjà entendu parler de ces créatures monstrueuses que les Premiers Hommes ont créées ?

Runa acquiesça avant de réaliser qu’il ne pouvait pas la voir puisqu’il regardait la route reconstituée sur le tableau de bord opaque.

— Euh, ouais, vaguement, répondit-elle alors. On voit ça à l’école, mais ça commence à dater un peu.

— Les mutants qui se baladent aujourd’hui sur la planète comme si c’était leur terrain de jeu, sont le résultat bâclé d’expériences génétiques orchestrées par des débiles profonds, enchaîna Kylee en se penchant vers elle autant que son harnais le lui permettait. Nos ancêtres ont essayé de modifier leur génome ou un truc du genre. Ils voulaient être plus résistants aux maladies, aux blessures et au temps qui passe. En gros, pour parler dans ton jargon de technophile, ils ont fait mumuse avec le code source et ça a juste provoqué d’horribles bugs.

— C’est un peu plus complexe que ça, en fait, souligna Adélie tout en replaçant ses lunettes sur le bout de son nez. Mais c’est une façon de résumer grossièrement.

Runa se souvint de ce qu’elle avait appris à ce sujet durant ses études. Des milliers de fœtus humains avaient été utilisés comme cobayes pour ces expériences censées révolutionner le transhumanisme. Mais au lieu d’être porteuses d’espoir, ces expérimentations n’avaient fait que conduire l’humanité à sa perte.

Les fœtus qui avaient réussi à survivre aux diverses manipulations opérées sur eux avaient fini par prendre un chemin que les scientifiques n’avaient pas prévu. Et en se développant, au lieu de devenir les humains améliorés tant espérés, ils étaient devenus des créatures humanoïdes terrifiantes et agressives.

Incapables de les contenir ou de les tuer tant elles étaient résistantes, les scientifiques avaient été dévorés par leurs créations et celles-ci s’étaient échappées dans la nature. Bien sûr, elles n’avaient pas provoqué à elles-seules la fin de l’humanité telle qu’elle existait à cette époque. Mais leur apparition n’avait fait qu’ajouter un élément perturbateur supplémentaire à une situation climatique et géopolitique déjà catastrophique.

— Donc… hasarda Runa, ce type, Seth, il est une sorte de descendant de ces mutants ou un truc du genre ? Il m’avait l’air plutôt humain...

À nouveau, personne ne sembla vouloir répondre et Khan finit par se dévouer.

— C’est un hybride, c’est tout ce qu’on nous a dit. Et en ce qui me concerne, je m’en contrefiche. Tout ce qui m’importe, c’est qu’il est censé veiller sur nous et éviter que des choses pas commodes nous tombent dessus.

— Ouais, censé, marmonna Kylee, soudain redevenue maussade.

Runa l’ignora et poursuivit son investigation. Elle ne pouvait pas se contenter d’un « je m’en contrefiche ».

— Mais, lui, qu’est-ce qu’il en dit ? Est-ce que vous lui avez seulement posé la question ?

— Quelle importance ? lâcha Kylee. C’est un monstre. Point barre. Il fait son taf, on fait le nôtre. Re-point barre.

Runa allait poser une autre question, mais elle se ravisa face à l’air de plus en plus irrité de la femme qui lui faisait face. Quelle qu’en soit la raison, Kylee Malberg ne portait pas l’hybride dans son cœur. Et plus elle insisterait, plus elle risquait de se la mettre à dos. Elle soupira donc de frustration et s’enfonça un peu plus dans son siège dur et inconfortable.

— Et si tu nous parlais plutôt un peu de toi ? hasarda Adélie avec un léger sourire d’encouragement dans une vaine tentative de détendre l’atmosphère glaciale. On va faire une longue route tous les six, on devrait peut-être en profiter pour faire un peu mieux connaissance.

Adélie avait une voix douce et chaleureuse dans laquelle on entendait son sourire. Mais s’il y avait bien une chose pour laquelle Runa n’était pas douée, c’était pour parler d’elle. Sa vie n’avait été qu’une succession d’échecs, de délits et de malheurs qui l’avaient tout droit conduite dans cette prison blindée. Et elle se voyait mal résumer les choses ainsi.

— Oh, moi… Y a pas grand-chose à dire sur moi. Je suis juste… une fille parmi tant d’autres. Je me suis simplement retrouvée ici à cause d’un malheureux concours de circonstances.

— À d’autres ! ricana Kylee. Toutes les personnes ici présentes sont là parce que leur vie était trop pourrie pour être normale. Mais on t’en voudra pas si tu veux pas t’épancher sur tes malheurs. C’est même mieux, en fait. Parce qu’au fond, on s’en fout un peu. Bienvenue dans la White Reaper, ma grande ! Le groupe d’élite spécialiste en matière de galère.

Runa aperçut le sourire gêné qui s’étira sur les lèvres d’Adélie et constata le silence approbateur des trois autres. Les deux femmes qui se faisaient face se lançaient parfois des regards soutenus et la technophile ignorait si c’était une grande complicité qui les animait, ou alors une profonde rivalité.

— Quoi qu’il en soit, déclara la doctoresse, sois vraiment la bienvenue parmi nous. Pour ce que ça vaut.

Runa la remercia d’un sourire hésitant et d’un hochement de tête puis le silence retomba telle une chape de plomb dans l’habitacle. Myron finit par le briser par ses fredonnements qui se transformèrent rapidement en un marmonnement de paroles incompréhensibles. Les autres devaient en avoir l’habitude car aucun n’émit le moindre commentaire ni la moindre plainte.

La route jusqu’à Perazure allait être horriblement longue !

Tant de questions tournaient dans la tête de Runa ! D’où venait ce type, cet hybride ? Était-il né ainsi ou l’était-il devenu ? Était-il vraiment si dangereux pour être ainsi capable de les protéger des menaces du monde de glace qu’ils étaient en train de traverser ? Autant de questions qui ne trouveraient aucune réponse de la part de ses nouveaux coéquipiers.

D’autant plus que, désormais, Runa ne parvenait plus à s’ôter de la tête l’image des yeux si particuliers de l’hybride. Jamais, de toute sa vie, elle n’avait vu de tels iris. C’était d’ailleurs la première chose qui l’avait abasourdie le concernant. Cerclé de noir, le bleu qui les constituait ensuite s’éclaircissait progressivement jusqu’à devenir blanc au niveau de la pupille.

Mais ce qui l’avait le plus marquée, c’était la façon dont la lumière se reflétait sur sa rétine, de la même manière que chez certains animaux capables de voir dans l’obscurité. Sous certains angles, ses yeux avaient eu l’air de briller d’un éclat surnaturel.

Dépitée, elle remonta la manche horriblement épaisse de son manteau afin de pouvoir accéder à son bracelet. Puisque personne ici ne voulait en savoir plus au sujet de ce type, elle allait chercher les réponses ailleurs.

Mais elle eut beau écumer ses sites d’information habituels sous le regard curieux de Kylee qui fit mine de rien, Runa resta sans réponse. Il n’y avait pas la plus petite information concernant d’éventuels hybrides où que ce soit dans l’intranet de la cité auquel elle put accéder grâce aux satellites. Si bien qu’elle finit par se contenter de lire toutes les descriptions possibles concernant les mutants engendrés par les Premiers Hommes. Puisque Seth était vraisemblablement à mi-chemin entre les deux, ce serait une façon de le comprendre à moitié.

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