Chapitre 5
— J’ai l’impression que mon cœur va exploser.
Océane marchais à la même hauteur que moi, les bras dans le dos, sans me lâcher du regard. Elle avait attendu que je parle la première, malgré le sourire qui inondait son visage et ses yeux.
— Tu étais incroyable. À un moment, j’ai bien cru que le ministre allait se liquéfier.
— S’il y a bien un domaine que je maitrise, c’est l’économie. Et je ne comprends pas comment un gouvernement a pu ainsi abandonner son peuple.
— Ta mère… hésita-t-elle, c’est elle qui prend les décisions finales. C’est elle qui est la représentante du gouvernement. Les ministres ne sont là que pour l’aider. Et comme elle passait plus de temps à s’inquiéter pour toi qu’à diriger l’Empire…
— Tu peux être franche et directe, Océane. Qu’est-ce que tu ne dis pas ?
— Que nous vivons dans un Empire. Alors même si les ministres ont de grandes responsabilités, c’est l’Impératrice qui est la dernière chaine du maillon. Rien ne peut être fait sans son accord. Et pour le peuple, ils ne voient qu’une Impératrice qui a abandonné son peuple. Ils ne voient pas la mère derrière le titre. Ils…
— Ils commencent à se rebeller, c’est ça ?
— Ils ne commencent pas. Ils ont commencé quand tu avais cinq ans, lors de ta première tentative d’assassinat. Depuis, ce ne sont que de nouvelles tentatives de se faire entendre, de reprendre leur vie en main.
— Autrement dit ? Ne tourne pas autour du pot, Océane.
— Autrement dit, le peuple ne veut plus de ta mère au pouvoir. Les révolutionnaires se préparent à la reverser.
Je m’arrêtais net, mes doigts commencèrent à trembler, mais je ne la regardais pas, pas une seule fois. J’avais compris, sans vraiment l’accepter. Mais je savais que je devais mettre des mots sur ce que je croyais avoir compris, avant que ça ne me détruise de l’intérieur.
— Et tu sais tout ça… parce que tu fais partie de cette révolution ?
Océane ne répondit pas et j’interprétais son silence comme une réponse positive.
— Je te faisais confiance, repris-je en marchant, le cœur lourd.
— Et tu le peux toujours. Non, en réalité, c’est en toi que tu dois avoir confiance. Elena, regarde-moi !
Je me figeais à nouveau et me tournais vers elle, avec un regard plus noir et déçu que je ne l’aurais voulu.
— C’est vrai, ma mission principale était de t’observer, de déterminer si tu pouvais prendre la place de ta mère sur le trône. Et en peu temps, j’ai compris que oui. Tu es une victime de l’Empire, comme le peuple. En t’attaquant, ta mère a mis de côté l’Empire pour s’occuper de toi. Le peuple venait alors t’attaquer parce que ta mère ne s’occupait plus de l’Empire.
— Un cercle vicieux, marmonnai-je.
— Exactement. Et je t’ai vu et entendue faire avec le ministre de l’Économie. Il est ministre, plus âgé et plus expérimenté que toi, et pourtant tu as réussi à asseoir ton autorité sur lui. Ta mère a fait des erreurs, elle n’aurait jamais dû être Impératrice, mais elle n’a pas eu le choix, après la mort de ton père. Les Eryenniens aussi ont fait des erreurs. Et aujourd’hui, toi seule es capable de rassembler ce peuple divisé. De réparer ce que ta mère a brisé, pour te protéger. Elle a tout sacrifié, elle-même et l’Empire, pour que tu puisses prendre sa place un jour. Et ça pourrait arriver plus vite que prévu.
— Tu crois vraiment… que je pourrais y arriver ?
— Tu ne pourras pas faire pire. À moins que l’Empire n’ait plus aucun gouvernement et que ce soit l’anarchie, tu ne pourras pas faire pire. Je ne dis pas que tout sera parfait ou facile. Mais tu sauras le faire, à ta manière, à ton rythme, en temps et en heure. Tu dois juste avoir confiance en toi. Pas en moi, pas en les ministres, ni en ta mère. En toi uniquement. Si tu te convaincs que tu peux y arriver, tu y arriveras. J’en suis persuadée.
— Me faire confiance, ça parait si simple.
— C’est peut-être la partie la plus compliquée. Tu as les compétences, Elena. Ta mère t’a suffisamment formé pour être l’Impératrice dont l’Empire à besoin.
— Et si les… révolutionnaires, comme tu les appels, s’en prennent encore à moi ?
— Ils n’ont aucun intérêt à détruire la seule personne qui peut aujourd’hui les sauver. Et avec moi à tes côtés, ils ne t’approcheront jamais.
— J’en conclus que tu as une place favorable dans cette organisation ?
— En effet. Ils m’écoutent.
— Alors, dis-leur que je suis là. Que je vais reprendre les rênes. Mais en douceur. Il est hors de questions que je lutte contre ma mère.
— De ce que j’ai vu, elle sera ravie de te laisser la place. Elle ne t’aurait pas laissé parler au ministre de l’Agriculture ni au ministre de l’Économie. Alors ? On fait ça ensemble, future Impératrice d’Eryenne ?
Elle me tendit la main, avec un sourire qui repoussa toutes mes hésitations. Je ne la connaissais pas depuis longtemps et pourtant, avec elle, je me sentais libre, en sécurité, écoutée et surtout moi-même. Je sentais que je pouvais lui offrir toute ma confiance les yeux fermés, ce qui n’était jamais arrivé, pas même avec Emma.
— Il faut que je parle à ma mère.
Sans même attendre une quelconque réponse, je fis demi-tour et rentrais au château. Pourtant, je ralentis au milieu du chemin. Mon bal de fin d’études avait encore lieu. Ce n’était absolument pas le moment de parler de la révolution en cours à ma mère. Ce n’était pas le moment de lui avouer que je savais, qu’elle était à l’origine de tout ce que j’avais subi.
Avant qu’Océane ne puisse m’interroger sur ce qu’elle aurait pu prendre pour une hésitation, je repris ma marche. Ce soir, c’était un moment de fête. Ce soir, je mettais de côté tous ce que je vais d’apprendre. J’aurais bien assez du reste de ma vie pour tout réparer, pour redonner un souffle de vie à l’Empire. Juste avant d’entrer dans la salle de bal, je respirais un grand coup, comme j’avais fait lors de ma première entrée. Cette fois-ci, peu de regards se tournèrent vers moi, d’autant plus que personne ne m’annonça. C’était bien mieux comme ça. Je fis un détour par le buffet des boissons et après seulement une seconde d’hésitation, je récupérais un verre de champagne. Après ce que j’avais fait, et ce que je m’apprêtais à faire, j’en avais bien besoin. Du coin de l’œil, je remarquais qu’elle avait rejoint Emma. Elle lui chuchote quelque chose à l’oreille et je compris qu’elle devait lui raconter ce qu’il s’était passé avec le ministre Pleter puisqu’Emma me chercha du regard et me souriait. Quelques minutes plus tard, c’est la femme du ministre Pleter qui me rejoignit. Madame Eloïse Pleter avait toujours cet éclat intrigué dans le regard et le même sourire que j’avais aperçu sur son visage quand j’avais demandé à son mari de me présenter le ministre de l’Économie.
— Madame Pleter, que puis-je pour vous ?
— Puis-je discuter un instant avec vous, Votre Altesse ?
— Bien sûr. Je vois que vous n’avez plus rien à boire, souhaitez-vous…
— Ça ira, je vous remercie. J’ai bu assez de champagne pour la soirée. J’avais beaucoup entendu parler de vous avant ce soir. Et pourtant… vous m’avez surprise.
— Positivement, j’espère ?
— Évidement. Je m’attendais à une jeune femme terrifiée, sur ses gardes, qui n’oserait pas engager la conversation. Et pourtant, vous avez réussi à montrer qu’il ne fallait pas pour sous-estimer.
— Je dois admettre que j’étais terrifiée en entrant dans cette salle. Me croirez-vous si je vous dis que je le suis toujours un peu ?
— Ce qui est tout à fait logique. Surtout après tout ce qui vous est arrivé. Je voulais surtout vous dire que même si je ne suis que la femme d’un ministre, si vous avez besoin de quoi que soit, n’hésitez pas à me demander. Je vois bien comment l’Impératrice vous regarde.
— Et comment me regarde-t-elle ? ajoutais-je intriguée, en cherchant ma mère dans la salle sans la trouver.
— Comme une mère, comme une femme qui sacrifierait sa propre vie pour son enfant. Comme je regarde mes propres enfants.
— Elle… je sais, mais… parfois, c’est sa présence qui me… je ne sais pas vraiment comment expliquer ça.
— Elle vous étouffe ? Si vous saviez le nombre de fois où mes enfants m’ont dit que j’étais trop sur le dos, que je les empêchais de vivre. Ils sont plus âgés que vous et ont eu une enfance plus simple. Avant d’être la princesse héritière, vous rester une jeune femme qui ne cherche qu’à prendre son indépendance. Ce que vous ressentez vis-à-vis de votre mère. Le fait que vous avez grandi isolée n’as surement pas dû aider.
— J’aime beaucoup parler à vous, avouais-je avec un petit sourire.
— Si mes mots peuvent apaiser un peu ce qui vous trouble, j’en suis ravie.
— Dites-moi… je ne sais pas si la question est appropriée en ce jour, mais les Eryenniens, mon peuple… est-ce aussi préoccupant que les échos qu’on m’a rapportés ?
— Je ne sais pas quels échos vous avez eus, mais oui, la situation est préoccupante. Mon époux ne vous a pas tout dit. Il n’exporte pas tout le surplus de l’agriculture et de la mariculture. Il en garde une partie qu’il redistribue gratuitement à des associations. Les producteurs eux-mêmes ne vendent pas toutes leurs productions pour le redistribuer aux locaux.
— C’est une bonne idée. Mais est-ce que légal ?
— Pas tout à fait. Ce sont des productions qui ne sont pas répertoriées, donc, d’un point de vue économique, c’est un manque à gagner. Mais d’un point de vue social…
— C’est un moyen de pallier aux difficultés économiques des familles. Si ce n’est pas tout à fait légal, je suppose que ma mère n’est pas informée. Sinon Monsieur Billier ne laisserait pas passer ça.
— En effet. La pratique n’est pas tout à fait illégale, mais elle est faite de façon illégale.
— Et pourtant vous m’en parlez.
— J’ai cru comprendre que vous alliez reprendre ce dossier des mains du ministre de l’Économie. Et… tout le monde vous a entendu, quand vous lui avez demandé pourquoi le peuple mourez de faim.
— Et vous avez su que ce que faisait votre mari, contre la couronne, allait m’aider à restaurer l’équilibre. Connaissez-vous les parts… volées à l’état et les parts exportées ?
— Non, Votre Altesse. Ce sont des informations confidentielles dont seul mon époux dispose de l’autorisation d’en avoir connaissance. Mais il vous les donnera volontiers si vous le lui demandez.
— Je vous remercie, Madame. Sachez que je ferais tout mon possible pour réparer ce qui a été détruit, même si ça doit prendre du temps.
— Votre cœur a surpassé vos traumatismes, Altesse.
Elle s’inclina avant d’aller rejoindre son époux de l’autre côté de la salle. Contre toute attente, ce bal m’avait révélé bien plus que je ne l’aurais cru. Sur moi-même, mais aussi sur ma mère et mon peuple. J’avais compris qu’il était de laisser derrière celle qui sursautait au moindre bruit, celle qui avait peur d’être à nouveau poignardée en pleine nuit. Si je voulais que tout ça cesse, je ne devais compter que sur moi-même, je devais sauver mon peuple et faire ce que ma mère n’avait pas réussi. Et ça commencerais dès demain, dès que j’aurais toutes les données économiques de l’Empire sur mon bureau, même si pour cela, je devais le destituer une fois couronnée.

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