Chapitre 6
Depuis dix heures, depuis que le ministre de l’Économie m’avait apporté tous ses dossiers, non sans le faire à reculons, j’étudiais les dit-documents. J’avais commencé par faire une réorganisation, la précédente ne me convenant pas. Plus j’avançais, plus je découvrais des documents, des erreurs comptables, des absences de documents et plus ma charge de travail augmentait. Si bien que je ne vis pas les heures passer, la tête plongée dans les chiffres, dans ce qui me rassurait tandis que ça donnait de l’urticaire à d’autres.
— Elena ?
Je levais la tête en entendant mon prénom et je vis Emma, un plateau-repas dans les mains, la porte grande ouverte derrière elle. Elle me fixa un instant, une pointe d’inquiétude dans son regard, sans que je comprenne pourquoi avant de finalement poser le plateau sur une petite table à sa gauche.
— Tout va bien, mademoiselle ? me questionna-t-elle.
— Pourquoi ça n’irait pas ? J’ai beaucoup de travail, Emma. Si c’est pour…
— Vous n’avez pas répondu quand j’ai toqué et vous n’avez pas sursauté quand je suis entrée. Ce n’est pas…
— Normal, complétais-je. Je devais être trop concentrée.
— Si j’avais su que vous plongez dans le travail pouvait aider à ne plus avoir peur du moindre bruit, j’aurais utilisé cette technique il y a bien longtemps.
Je restais silencieuse quelques secondes, avant de ranger mon document en cours d’étude ainsi que tous mes stylos. Depuis qu’Emma avait posé mon plateau-repas, une bonne odeur de viande grillée, de légumes cuits dans une sauce aigre-douce que j’adore, ainsi qu’une pointe de vanille, surement pour le dessert, emplissait la pièce. Au même moment, mon ventre grogna et j’haussais les épaules.
— Je suppose que si tu m’as apporté un plateau-repas, c’est parce que j’ai encore loupé le déjeuner ?
— Pourquoi poser la question si vous le savez ?
— Pour le style, Emma, pour le style.
— Dites-moi donc ce qui occupe autant votre esprit ?
Je m’installais à table et savourais la première bouchée de ma viande, cuite saignante, à la perfection. Je commençais ensuite mon explication, ponctué par quelques bouchées supplémentaires.
— Et bien, pour faire simple, dans un premier temps, c’était un désordre sans nom. Les documents étaient mélangés, que ce soit au niveau de leur date ou de leur spécificité. À croire que le ministre a fait exprès de me les transmettre dans cet état. Ensuite, j’ai commencé à analyser le dernier bilan de l’Empire. Autant dire que c’était encore plus le bazar que les documents eux-mêmes. Il manque des factures, des justificatifs de flux financier. Certaines transactions étaient même enregistrées dans les mauvais comptes. J’ai dû tout reprendre à zéro, donc depuis la balance pour refaire quelque chose de propre. Et c’est que sur le bilan de l’année passée. Après ça, je…
Je m’arrêtais un instant pour regarder Emma. Bien qu’elle m’observait attentivement, je voyais bien dans son regard qu’elle était perdue. J’avais utilisé un vocabulaire qui était simple pour moi, que j’utilisais au quotidien durant mes cours d’économie.
— Mon explication n’était pas simple du tout, c’est ça ?
— Si, si, j’ai tout compris… bon d’accord, vous m’avez perdue dès que vous avez parlé de bilan.
— Désolée.
— Vous n’avez pas à vous excuser. Ça montre que vous maitrisez le sujet. Pas comme le ministre de l’Économie, visiblement.
Je terminais mon flan à la vanille, avant d’aller me laver les mains dans ma salle de bain, dans ma chambre attenante. Je pris quelques minutes supplémentaires pour me recoiffer. À force de glisser mes doigts dans mes cheveux quand je réfléchissais, mes cheveux devenaient vite un champ de bataille. Mèches brun clair contre mèches brun foncé.
— Avant de faire quoi que ce soit, repris-je à mon retour, il faut que l’économie de l’Empire soit impeccable. J’ai bien compris que les Eryenniens manquaient de nourriture, mais je ne peux prévoir que ce soit si je n’ai pas le montant exact des réserves économiques disponibles. Ce serait courir un trop grand risque.
— Et c’est tout à fait compréhensible. Peut-être pourriez-vous réfléchir à une idée temporaire, qui ne nécessiterait aucune dépense supplémentaire ?
— Je note ça sur mon pense-bête, qui s’allonge d’heure en heure, soupirais-je.
— Votre mère pourrait vous aider, si vous le lui demandiez.
— Je ne veux pas la déranger. Et j’ai bien compris que tous les problèmes de l’Empire lui étaient reprochés. Je crains que si je propose quoi que ce soit et qu’elle m’ait aidée à préparer le projet, ce soit rejeté par le peuple. Non pas que je ne lui fais pas confiance ou que je doute de ses capacités, mais…
— Mais vous savez que le peuple en veut à votre mère et pas à vous. Elle comprendra. Mais vous pouvez quand même lui demander de l’aide si vous avez besoin.
— Merci Emma. Est-ce que tu pourrais m’envoyer Océane vers… disons seize heures ? Que je fasse une pause.
— Là, vous me faites plaisir, Mademoiselle, sourit-elle, comme à chaque fois que je faisais volontairement attention à ma santé.
— Je sais surtout que si je ne fais pas de pause avec les chiffres, ils se mélangent vite devant mes yeux.
— Je préviendrais Océane et je vais désormais vous laisser travailler. Je repasserais dans une heure remplir votre bouteille d’eau, termina-t-elle.
Elle quitta mon bureau après m’avoir lancé un petit sourire. Peut-être qu’elle avait raison, en fin de compte. Peut-être que le travail, avoir un objectif plus important que moi, allait être le moyen de mettre de côté tout ce qui m’avait détruite ses dernières années. Avant qu’Emma ne quitte mon bureau, j’avais mis mon flan à la vanille de côté. J’allais pouvoir le grignoter au fur et à mesure de mon expédition au milieu des chiffres et de l’argent.
De nouveau derrière mon bureau, je repris le dossier en cours et après un rapide regard, je sus que j’avais bientôt terminé de traiter cette partie. Je me concentrais pendant encore une heure, avant de poursuivre en cuisine. C’était bien beau de refaire tous les documents comptables de l’Empire, mon peuple n’en mourait pas moins de faim. Et s’il y avait bien une chose que je savais depuis des années, c’était que la quantité de nourriture produite au palais et surtout pour ma mère et moi, quand nous mangions ensemble, était bien trop importante pour deux personnes. Mais surtout, le personnel de cuisine ne nous faisait jamais manger de restes des jours présents. La question actuelle était donc que devient le surplus de production alimentaire du château ? La question exacte que je posais à Madame Selser, la cuisinière en chef du château.
— Les consignes actuelles sont d’en faire bénéficier le personnel du château, domestiques comme soldats puis de jeter le reste, Altesse, m’apprit-elle.
— Et avec cette consigne, quelles quantités jetez-vous ?
— Lors du dernier comptage, l’année dernière, nous étions à dix kilogrammes par jour.
— Nous sommes d’accord que c’est de la nourriture encore consommable ?
— Tout à fait. Je parle évidemment du surplus de production journalier. Après le dîner, toute nourriture produite durant la journée et non consommée est jetée. Dans ses dix kilogrammes, les pelures de pommes de terre, pour prendre un exemple, ne sont pas comptées.
— Pensez-vous qu’il serait possible de redistribuer ce surplus à des centres, à Glenharm, pour ceux qui ont du mal à acheter de la nourriture ? Une redistribution à titre gratuite.
— Ce serait totalement possible et je serais même ravie de mettre ça en place. Le seul problème va seulement être comment on transporte cette production supplémentaire jusqu’aux centres. Le soir, le lendemain, les conditions de transport, il faut réfléchir à tout.
— Je vais me pencher là-dessus, dans ce cas. L’objectif de cette démarche est temporaire, en attendant que je trouve une solution économique. Après, il faudra réduire drastiquement la quantité de nourriture produite. Jeter dix kilos par jour n’est pas tolérable.
— Et je suis entièrement d’accord avec vous, Altesse.
— Dans ce cas, nous allons bien nous entendre, vous et moi. Je vous remercie pour votre temps.
— C’est moi qui vous remercie de commencer à prendre en considération le peuple, Votre Altesse.
Jusque-là, j’avais rarement pris le temps de venir en cuisine. Mais en fin de compte, c’était en allant au plus près des concernés, des professionnels, que je prenais vraiment conscience de la situation, de ce qu’il fallait ou non changer. Parce que c’était eux qui savaient ce dont ils avaient besoin, comment fonctionne leur poste. Pas moi, qui n’ai jamais cuisiné de toute sa vie.
La cuisine était une immense pièce et plutôt bien éclairé grâce grandes fenêtres, sur deux murs, qui faisait entrer une bonne quantité de lumière du soleil. Il y faisait chaud, dû au fourneau et des plaques de cuisson qui semblaient tourner à plein régime. La cuisine était organisée en plusieurs sections, chacune ayant sa spécificité, son matériel adapté. Chaque section pouvait presque être totalement indépendante. Je dis bien presque puisque les aliments allaient d’une section à l’autre, en fonction des menus du jour. Et surtout en moins d’une minute, j’avais compris que chaque cuisinier et cuisinière avait sa propre place, son propre rôle dans la cuisine. Tout semblait parfaitement organisé.

Annotations