Chapitre 08

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Une tempête en mer se prépare. Les goélands sont en train de tourner en rond au-dessus du port, et l’aiguille du baromètre de Monsieur Ford descend doucement. Cet objet est encastré dans le mur du tunnel par lequel le charpentier fait glisser ses bateaux jusqu’à la mer, assemblés et décorés par ses soins, à l’image de ses œuvres marines. Le Docteur aurait voulu prendre la mer, il imaginait une promenade tranquille pour profiter de ses vacances forcées à Dryade, la tempête ne lui permettra pas et il est préférable de ne pas prendre de risque. Malgré le ciel gris, l’air est très lourd, l’humidité n’est pas agréable. Les deux hommes ont pensé que se balader sur le port allait les rafraîchir, le vent leur fouette le visage.
 Ils passent près de plusieurs bateaux en train de tanguer contre les murets de pierres, et le ponton en bois qui remue tellement qu’on pourrait croire que le cordage va céder. Plusieurs barils d’essence et de fiouls sont restés entreposés sur l’un des chalutiers et sur le quai, le propriétaire n’a pas eu le temps de les ramener dans son atelier ou dans la cale de son navire. On y retrouve également plusieurs outils qui traînent au sol et sur une mallette à la peinture décollée. Ici, il n’est pas rare de voir traîner les affaires des marins ou des mécaniciens, l’ambiance est toujours bon enfant, il n’est jamais venu à l’idée de qui que ce soit de voler à autrui. On se prête le matériel, on se le rend, comme une évidence.
 Le Docteur Willem tourne son regard vers une voile pliée, complètement blanche et éclatante. Il est vrai que l’ancienne avait vécu, on distingue quelques lignes de couture sur les rebords inférieurs.
 « Monsieur Damien change régulièrement ses voiles, il m’en a donné une l’année dernière.
 — Le commerce maritime est-il le principal marché de Dryade ? » Mercure acquiesce. N’ayant rien à rajouter sur ce sujet, il se contente de se souvenir des plusieurs fois où il a vu les marins rentrer au port avec des dizaines et des dizaines de caisses de daurades. Il a timidement fait part de son envie d’embarquer sur l’un de leurs bateaux un jour, on lui a tout aussi gentiment expliqué qu’il ne ferait que gêner.
 « Agathe rêve de prendre la mer. Mais elle ne se sent pas prête. Elle a commencé à peindre un tableau il y a longtemps, et chaque jour où elle accompagne son père à l’atelier, elle s’installe dans le tunnel avec sa toile, et rajoute une vague de plus. » Le jeune homme pointe le tunnel de pierre du doigt, avec la position exacte d’Agathe assise devant son chevalet et sa toile, les yeux rivés sur les mouvements salés de l’eau et le phare qui se trouve au loin. Son regard est toujours profondément ancré dans l’écume qui s’écrase contre les rochers avec puissance, elle en capte les moindres intentions à chaque coup de pinceau, une habitude impressionnante que Mercure ne vient pas voir souvent. Il y voit une cérémonie intime avec la mer.
 « Pourquoi recouvrir la peinture d’origine à chaque fois ?
 — Je ne sais pas. Mais maintenant, la peinture à beaucoup de volume, Agathe aime la toucher du doigt, le relief se rapproche de plus en plus des vagues, elle a beaucoup de talent. »
 Le Docteur Willem se rapproche du tunnel et y remarque facilement des traces de peinture de différentes teintes de bleus sur un endroit assez centré, il imagine lui aussi avec facilité où la jeune femme se trouve quand elle peint. Il remarque au fond de l’atelier, à une vingtaine de mètres, la toile posée contre le mur sans la possibilité de l’observer. Le chevalet, lui, est couché contre le sol près des outils de Monsieur Ford, faisant pleinement partie du décor, ainsi que tous les pinceaux et verres usés à cause de la peinture sale.
 En observant cet atelier, on comprend, et on ressent, une complicité flagrante entre Monsieur Ford et sa fille. Il y a eu de la sueur ici, de la concentration, et de fantastiques créations. Une famille d’artistes.
 « Tant qu’elle n’aura pas pris la mer, elle ne cessera pas, le tableau ne sera pas terminé. » Mercure s’assoit sur la chaîne entre deux bornes béton qui délimite la zone de sécurité du quai, et se balance doucement. La démarche d’Agathe est sans fin, elle souhaite laisser un souvenir concret de sa personne quand elle partira. Mercure est en admiration devant ce tableau.
 Afin de changer de sujet, le jeune rouquin cesse de se balancer et recentre son attention sur le Docteur qui revient vers lui. Le vieil homme ne souhaite pas s’introduire dans l’atelier comme ils ont pu entrer aussi facilement dans l’auberge, ou dans la grande bibliothèque, le travail qui s’y trouve est trop intime.
 « Qui est la personne à qui vous vouliez rendre visite ?
 — Un vieil ami. Mais je ne l’ai pas prévenu, j’aurais dû lui envoyer une lettre pour qu’il ne parte pas. Cette folie de déserter un village trop chaud, je ne m’y attendais pas... et il ne m’en a jamais parlé. » Mercure hausse les épaules. Le Docteur Willem prend place sur une des bornes béton, appuyant avec force sur ses genoux pour s’asseoir. Il sent plusieurs de ses articulations craquer dans ses jambes et le bas de son dos.
 « Il n’est pas médecin. Il est romancier
 — Romancier ? Je ne savais pas qu’un écrivain vivait à Dryade. » La lueur naissante dans les yeux de Mercure en dit long sur son amour pour la lecture, le Docteur ne peut pas s’empêcher d’afficher un sourire amusé.
 « Il ne publie pas.
 — Pourquoi ? » La déception est rapide, le Docteur décide de parler d’une voix douce pour l’apaiser, joignant ses mains, et fixant ses vieilles chaussures usées. Elles préservent leur élégance malgré tout.
 « Il m’envoie ses histoires par écrit. Quand je reçois une lettre de sa part, je suis toujours excité comme à la sortie du nouveau tome d’une longue suite palpitante. Je ne sais pas pourquoi, mais lui et moi adorons nous raconter des histoires. Nous pourrions nous raconter nos journées, le cours de la bourse dans nos pays respectifs, ou des actions, de l’investissement, mais non. Tout ceci est trop adulte pour nous, aussi loin que je me rappelle, c’est ce qui nous a toujours amusés. Quand nous nous sommes quittés, il y a bien des années, nous continuons de nous écrire, deux vieux amis impossibles à décoller ne pouvaient évidemment pas se séparer à la fin de leurs études. Il a développé un talent formidable pour l’écriture, bien meilleur que moi. Alors aujourd’hui je suis très heureux d’avoir un romancier personnel qui m’envoie des récits incroyables régulièrement.
 — Que raconte-t-il ? » En fait, la curiosité de Mercure est touchante. Ces récits et histoires ont l’aspect de secret pour les deux amis, personne d’autre ne peut les lire, ni même avoir idée d’un échange aussi romancé.

« Il pourrait écrire des histoires comme la tienne, Mercure. Oui, ça serait bien son genre. »

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