Chapitre 40

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La fenêtre ouverte, après avoir fait caler la voiture trois fois, un arrêt sur le bas-côté, et un changement de conducteur, l’air est bon. Agathe est appuyée contre le rebord de la fenêtre passager, le vent agite ses cheveux.

C’est la première fois qu’elle monte dans cette voiture sans partir en vacances ou rendre visite à sa mère dans la Baie de Femir. C’est une escapade.

« Et toi, tu l’as le permis ? » Agathe se vexe, Mercure conduit bien mieux qu’elle.

« Oui. Perdu quelque pars, sur une quelque année. »

La dernière fois que Mercure a conduit une voiture, il s’en souvient très bien. La Mercury Sedan roulait à toute allure dans les rues poussiéreuses de la ville, aussi vite que le cœur du rouquin tambourinait dans sa poitrine. Il fallait absolument se dépêcher avant que le sang ne recouvre toute la banquette arrière. La roue avant droite produisait un affreux son crissant, elle perdait des morceaux tous les cinquante mètres environ. A ceci, se couplait les cries d’agonie de son camarade d’infanterie. Les mains crasseuses de Mercure glissaient sur le volant, sans quitter la route des yeux, il avait arraché le reste de sa manche qui pendait le long de son bras. Son triste uniforme ne revendiquait plus aucune patrie.

« Si on se fait arrêter, aucun de nous deux ne pourra prouver qu’il sait conduire.

— En ce qui me concerne, je pourrais leur dire que je n’ai pas de

mal à différencier le clignotant des essuie-glaces. Ni même ma gauche et ma droite. » Agathe lui tire la langue, puis rit elle aussi.

Le Soleil se cache toujours derrière un léger voile de nuages à l’horizon, la route est linéaire, et bientôt, ils pourront apercevoir la mer et toute la côte. Agathe n’a pas pris avec elle plus que le contenu de son porte-monnaie. Ils ne pourront pas reprendre de l’essence si besoin, ils ne pourront pas partir très loin. Ils ne pourront pas faire grand-chose...

Agathe allume la radio, comme elle n’est pas récente la qualité n’est pas bonne du tout, et il lui faut quelques minutes pour trouver une chaîne que la Studebaker capte. Ici évidemment, pas possible de brancher son téléphone et de lancer une playlist de chansons qu’elle aime, et dont elle a l’habitude. Heureusement, le rythme entraînant de la chanson sur laquelle elle est tombée lui redonne le sourire.

Ils roulent bien vingt minutes encore, sans croiser beaucoup de voitures. Maintenant, la police a dû se rendre compte que la Studebaker a disparu du garage de Monsieur Ford, ils vont commencer les recherches d’après la plaque d’immatriculation. Mercure conseille à Agathe d’éteindre son téléphone, voire même de l’abandonner. Inconcevable pour un jeune adulte aujourd’hui de laisser tomber son téléphone. Mercure se questionne, il en demande peut-être trop à Agathe, car après tout, ce n’est pas elle qu’on recherche, ce n’est pas elle qui voit sa vie en danger. Elle aurait dû rester en sécurité avec son père et continuer sa vie tranquille, et lui aurait dû partir seul, comme à chaque fois.

« Papa a dit qu’ils avaient trouvé une photo de toi. » Murmure Agathe en fouillant la galerie de son téléphone. Elle a énormément de photos ensemble, sur la plage, dans sa chambre, à la Maison de Porcelaine, que des images heureuses, et qui remémorent des souvenirs agréables. Mais qui ne dépassent pas ses albums. Agathe fouille à présent la galerie de ses réseaux sociaux, entre les innombrables dessins qu’elle poste par semaine, elle doit remonter plusieurs mois, un an, deux ans... La voilà.

Ils sont tous les deux l’un à côté de l’autre, allongés dans l’herbe, sous le soleil. Agathe avait les cheveux mouillés, ils venaient d’aller se baigner dans la rivière, une superbe après-midi à l’extérieur. D’après la date qui est affichée au-dessus de la photo, Mercure venait de se réveiller de son hibernation, il y avait une semaine environ, c’est ce qui justifiait ces deux visages radieux.

C’est une faute. Celle qui met en danger Mercure.

La jeune femme s’apprête à supprimer la photo, avec regret, du coin de l’œil, Mercure la surveille.

« Ne fais pas ça. N’efface pas cette photo.

— Mais c’est à cause d’elle que...

— Jette ton téléphone, mais ne supprime pas cette photo. S’il doit

rester une trace de toi et moi, je veux que ce soit celle-ci. Tu ne pourras rien supprimer quand il s’agit d’internet, c’est une preuve qu’ils auront pour toujours. Le reste nous appartient encore. » Agathe se sent effrayée, elle ne veut pas perdre toutes les photos d’eux qu’elle garde précieusement dans son téléphone. S’il devait se passer quelque chose, ça lui briserait le cœur de ne plus pouvoir le voir, même sur une image.

« C’est pour ça qu’on doit le garder précieusement non ?

— Il y a une chose que tu garderas toujours avec toi et qu’on ne te volera jamais, ce sont tes souvenirs. Tu n’as pas besoin d’images ou de photos pour te sentir heureuse à l’idée d’un souvenir. Les tiens resteront toujours intacts, Agathe, jusqu’à la fin de ta vie. C’est ta mémoire qui est précieuse, pas ces photos. Si le matériel avait tant de valeur que ça, j’en aurais transporté des milliers avec moi au cour du temps, pourtant je suis avec toi et je n’ai rien d’autre que moi, et ma mémoire. »

La jeune femme serre son téléphone entre ses deux mains, c’est douloureux, mais c’est le prix de la discrétion. Alors elle accepte. La photo restera sur son file d’actualité publique, et toutes les autres disparaîtront avec le téléphone qu’Agathe lâche à la fenêtre.

Elle ne se retourne pas pour voir l’écran se fracasser sur le goudron, à la place elle plonge son visage entre ses mains. Tout le reste n’avait pas d’importance.

« Je ne suis pas né pour être souvenu par le monde, je crois... mais tant que toi tu te souviens de moi, alors ça, ça me rend heureux.

— Bien sûr, je m’en souviendrai pour toujours, n’importe quel moment passé ensemble, je pourrai le décrire dans les moindres détails.»



***


« On va bientôt tomber en réserve, Agathe.

— Quoi ? On a roulé seulement trente kilomètres ! » S’écrit la jeune femme en scrutant le voyant du réservoir que l’aiguille attendra bientôt. Pendant ce temps-là, Mercure observe les panneaux qui passent sur la nationale. La prochaine sortie les dirigera sur la Baie de Femir, de toute façon ils ne pourront pas aller plus loin sans essence. Quand Agathe s’aperçoit du chemin qu’ils sont en train de prendre, son visage se ferme et elle restera silencieuse jusqu’à ce que la voiture s’arrête.

Mercure avance délibérément plus loin que le parking aux abords d’une forêt, il évite les habitations et lieux de rassemblement. La Studebaker se glisse entre les sapins délicatement, le terrain est très instable, la voiture tangue d’un côté à l’autre. La lumière jaune apparaît de part et d’autre des arbres et des feuilles au vent, elle fait briller la carrosserie de la Studebaker.

Agathe a le sentiment qu’ils viennent de s’arrêter au milieu de nul-part, mais tant qu’ils sont loin de la baie, ça lui convient. Mercure tire le frein à main, maintenant la voiture ne fait plus de bruit, comme si elle venait de s’endormir. Le rouquin brise le silence en premier, il explique qu’il connaît cet endroit, qu’il y avait des habitations auparavant, et qu’elles ont été abandonnées il y a très longtemps.

Quand Agathe descend de la voiture, elle ne voit rien d’autre qu’une forêt danse de plusieurs variétés d’arbres. Des boulots, des chênes, des sapins. La région est peuplée de chênes en majorité, la jeune femme se sent comme n’importe où ailleurs, un peu perdue. Elle prend son sac qu’elle hisse sur son dos, il va falloir laisser derrière eux la Studebaker, on ne sait pas vraiment pendant combien de temps. Peut-être que Agathe se rend compte qu’ils ne sont pas dans une position très confortable, qu’ils ne savent pas ce qu’ils vont manger ce soir ni s’ils vont bien dormir, s’ils verront un autre humain dans les prochains jours.

Mercure l’emmène sur un sentier de cailloux qui finit par très rapidement disparaître. Plus ils s’enfoncent, plus la lumière est orange, elle traverse les feuilles, Agathe à le sentiment qu’ils viennent de passer, en une dizaines de minute, de l’Été à l’Automne. Ses pieds traînent dans des centaines de feuilles endormies au sol, elles produisent un bruit de carton. Autour d’eux, la forêt est remplie de peupliers, c’est leur domaine, ils ont des troncs gris et écorces noires qui vous donnent l’impression d’être observés. Mercure marche lentement, de peur de déranger. Depuis le temps ou chacun de ses mouvements sont perçus comme intrusifs partout où il se trouve, où il va, il sait se faire discret et respectueux. Les arbres, les rivières, les fleurs, ont toujours sû mieux l’accueillir, c’est un fait.

« Il n’y a pas d’oiseau. » Remarque Agathe en gardant le nez en l’air pour observer les arbres vides.

« C’est parce qu’ils ne sont pas chez eux. » Les murmures de Mercure se fondent dans le léger souffle du vent. Ils arrivent comme une caresse aux oreilles de la jeune femme.

« Mais ne t’inquiète pas, nous sommes invités. » Agathe marche près d’une fleur jaune.

Un premier immeuble.

Fait de pierres et d’éclats. On ne peut pas entrer à l’intérieur de celui-ci, trop dangereux et envahi par la végétation, il ne peut abriter personne. Alors, Agathe et Mercure avancent encore, bientôt, ils tomberont sur d’autres habitations en piteux états, les routes sont pleines de nids de poule, impraticables, le goudron est fondu par endroits, le puit au centre de cette place ne transmet aucune eau, et celle de la pluie stagne à l’intérieur avec différentes saletés flottantes.

Le corps et l’âme, tout est détruit.

« Que s’est-il passé ? » Agathe lit facilement que cet endroit date d’une autre époque, que personne n’est revenu fouler ces terres depuis bien longtemps, pas besoin de plus, merci. Mercure enlace ses doigts dans ceux d’Agathe, lui serre chaudement la main.

« La Guerre. »

Un morceau de mémoire se trouve sur le panneau métallique rouillé à l’entrée de la ville garde.

« Ville fleurie, Femir »

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