SAM
Observer, recouper, vérifier, modérer, supprimer, recommencer, encore et encore, chaque jour. Sam débute chaque matin par le même rituel. Avant de se connecter, il passe cinq minutes devant la page d’accueil de Google et sa grande étendue vierge sous la barre de recherche. Il médite, se débarrasse des fragments de rêves collés au fond de sa mémoire et se prépare à sa plongée quotidienne dans l’immense bourbier de l’esprit humain.
Ranger, nettoyer, vider, Sam ouvre un premier onglet, toujours le même. Il aime travailler dans l’ordre, sa routine est bien établie et rien ne pourrait la changer. Il plonge la tête la première dans le grand bain, sans échauffement : Facebook. Il lit, regarde, repère les messages à supprimer, les personnes à surveiller, les débuts de débats sensibles à anticiper. En quinze minutes, il a déjà ouvert des dizaines d’onglets, lu des centaines de messages, supprimé des dizaines.
Il est 8h30 et il a déjà tout vu. Il a déjà ouvert quantité d'onglets sur un maximum de plateformes. Tout y passe, Twitter, Instagram, Youtube, Tik Tok, en ajoutant les rares sites web qui osent encore proposer une section commentaires. Ce sont toujours les mêmes sujets, les mêmes revendications, les mêmes profils. À force il les connaît par cœur, ils ne se cachent même pas.
Il y a Jean-Marc Dussein, par exemple, lui il déteste tout : les étrangers, les femmes, les hommes qui ressemblent trop à des femmes, les femmes qui ressemblent trop à des hommes et, surtout, les gauchistes. Il est partout, sur tous les fronts, sous le pseudo « JMD », « Jmdécode », ou simplement sous son vrai nom. Sans honte aucune, il déverse son discours de haine, simple régurgitation de tout ce qu’il a pu consommer la veille sur les chaînes de télé. Sam l’imagine souvent, ventripotent et chauve, affalé sur son canapé dans son minuscule appartement, seul, une main tenant fermement la télécommande, tandis que l’autre secoue une bière tiède. Sam imagine ces « habitués », comme il dit, toujours de la même manière. Hommes ou femmes, toutes et tous chauves et affalés sur un canapé en tissu vert délavé, le visage uniquement éclairé par la lueur bleutée des chaines d’infos en continu.
Vers onze heures, Sam sent la déprime monter. Alors il commence une routine, déjà rodée depuis longtemps, pour lui permettre de respirer un peu face à ce que l’humanité peut produire de pire. Il lance Google Map, choisi un point du globe qui semble suffisamment éloigné de la civilisation. Il zoome jusqu’à entrer en mode Street, puis il se promène. Tout cela, il parvient à le faire en jonglant avec les autres onglets : 30 secondes de haine, 10 secondes de promenade au grand air. Si le paysage ne lui plaît pas, il revient à la carte du monde et choisit un nouveau lieu. Il y a tellement de possibilités, jusqu’ici il est parvenu à ne jamais revenir au même endroit.
Une fois le lieu approprié choisi, il calcule un itinéraire, se renseigne sur les transports disponibles les prix, les possibilités de logement sur place. Toujours en alternant : 5 vidéos d’appel au meurtre de musulmans, un billet d’avion pour Oulan-Bator, départ de Paris Charles de Gaule, un article du Monde sur Calais, première escale à Varsovie, « Ma réponse aux accusations de LiliAutumn », seconde escale à Séoul puis direct pour la Mongolie, Soirée débat avec Eric Zemmour sur Cnews, 1827 € TTC.
Plus la journée avance, plus l’escapade prend le pas sur le nettoyage. Les mois passant il y pense de plus en plus sérieusement. Il s’imagine déjà, après un long périple, sortant d’un vieux tacot reconditionné en taxi de fortune, au milieu d’un paysage vide de toute civilisation : le dernier endroit sur terre où l’on ne capte pas la 5G. Il se poserait là, sa tente, ses provisions pour quelques semaines, respirerait enfin un air pur et attendrait la nuit pour enfin observer ces étoiles qu’on ne voit plus de chez lui. Tout serait enfin parfait, à sa place. L’humanité pourrait s’éteindre dans un gigantesque holocauste nucléaire, il ne s’en rendrait même pas compte, perdu au milieu d’un océan de nulle part.
Les destinations idéales il les a repérées. Il a rédigé un plan détaillé pour chacune d’entre-elle. Les trajets, les lieux où il pourra dormir entre chaque changement de transport, le matériel et les provisions à prendre, le budget indispensable.
Il a des billets d’avions enregistrés dans les paniers de toutes les agences de voyage, un panier Amazon pour une partie du matériel, un autre chez Decathlon, des montagnes de vivres non périssables chez Lidl et bien d’autres choses encore. Il est prêt, il veut partir, il en est à quelques clics sur les boutons « Valider la commande », il en a la possibilité à tout moment.
Un seul problème : Sam est une IA.
S.A.M. : Système Automatisé de Modération
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