Le pianiste du 304

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— Ça recommence, mais c’est pas vrai !

— Encore ? Mais il en a pas marre à la fin ?

— Chaque jour, c’est la même chose, à la même heure !

— Ils vont m’entendre à la prochaine réunion du syndicat, ça fait trop longtemps que ça dure !

 L’objet de ces plaintes, c’était le pianiste du 304. Depuis plusieurs mois, chaque jour à la même heure, il répétait inlassablement les mêmes notes, avec une lenteur insupportable. Jamais une variation, jamais un changement de rythme, le même enchaînement pendant deux heures.

 C’était un immeuble classique, perdu dans un parc d’immeubles parfaitement identiques. Une tour de six étages en béton gris, peinte dans un jaune délavé d’un goût douteux et plantée maladroitement au milieu d’un espace vert qui n’avait pas connu un coup de bêche depuis plusieurs années. La cité avait tout juste dix ans, résultat des politiques de désengorgement des villes. D’autres comme elle avaient poussé comme des champignons en quelques mois. Le gouvernement avait mandaté ce qui se faisait de meilleur en matière d’élites intellectuelles : architectes, anthropologues, philosophes, psychologues, paysagistes, agronomes et même un artiste peintre qui fut bien embêté de se retrouver au milieu de ces gens très intelligents et très sérieux.

 Tout avait été mis en place pour favoriser le bien-être, avait-on déclaré. Il était vrai que sur le papier, tout ça semblait idéal. Les immeubles étaient suffisamment espacés pour éviter l’impression de vivre en promiscuité et chacun était entouré d’un grand espace vert, bordé de grands arbres. Des chemins en pavés rouges permettaient de rejoindre une route en asphalte claire où circulaient les transports automatisés. Ceux-ci menaient les habitants à leur travail ou dans les centres commerciaux bordant chaque cité.

 Mais voilà, la crise était passée par là. L’abandon des services publics, la détérioration des matériaux de construction bons marchés et la pauvreté générale des habitants avait pourri ce tableau idyllique. Chaque habitant vivait dans une cage de quarante à cinquante mètres carrés, aux murs pourrissants, tellement fins que lorsque quelqu’un éternuait chez soi, il n’était pas rare d’entre s’écrier un « à tes souhaits ! » deux appartements plus loin. Les résidents étaient pour la plupart travailleurs précaires, usés par la vie, éloignés de tout service public et de source de loisirs.

 Il y avait Stéphanie, mère célibataire de triplés. Chaque matin, elle parcourait, dans sa petite voiture crachotante, les quarante kilomètres qui séparaient l’immeuble de l’école, puis quarante autres kilomètres pour se rendre à son travail et rebelote le soir. Pourtant, elle était très fière de s’en sortir toute seule. Elle répétait constamment, à qui voulait — et ne voulait pas — l’entendre, à quel point, elle, elle savait gérer son budget.

 Il y avait Louis et Michelle, deux anciens militants communistes, les rêves de grand soir brisés par le temps et les crises successives. Ils vivaient encore comme un jeune couple, malgré leurs cinquante-cinq ans, fumants des pétards le soir après le boulot, en écoutant les chanteurs révolutionnaires de leur époque. C’étaient deux personnes douces et calmes, très appréciées de leurs voisins.

 Il y avait Simon, bloqué à vie dans sa chaise roulante depuis un accident de travail sur un chantier. Il vivait péniblement d’une allocation handicapé et bouclait ses fins de mois en vendant du cannabis à ses voisins. Puis Marie, la voisine d’en face, qui l’aidait tant bien que mal à descendre les escaliers lorsque les ascenseurs étaient en panne. Tout le monde savait qu’elle était amoureuse de Simon mais elle ne s’était jamais déclarée et lui, perdu dans son malheur et la honte de son infirmité, ne voulait rien voir.

 Il y avait Éric, Valérie et leurs deux ados infernaux. Chaque soir pendant des heures, on entendait leurs cris, à peine couverts par une télévision qui fonctionnait à plein volume, bloquée vingt-quatre heures sur vingt-quatre sur les chaînes d’infos en continu. Éric était très influent dans le syndic de l’immeuble, si bien qu’on n’osait pas trop se plaindre du bruit, surtout depuis qu’on l’avait aperçu à la télé, le bras tendu fièrement au milieu d’une manif nationaliste.

 Il y avait encore Zoé et Fanny qui vivaient en collocation, du moins c’est ce qu’elles racontaient aux autres. Elles avaient fait fortune dans les cryptomonnaies il y a quelques années avant de tout perdre, comme les autres, au moment où la bulle avait éclaté. Désormais, elles autoéditaient des livres de développement personnel et de conseils d’investissement qu’elles tentaient de vendre lors de conférences dans des salles miteuses et quasi désertes, payées à leurs frais.

 Enfin, il y avait le pianiste du 304. Personne ne savait qui il était réellement. Il ne sortait jamais de chez lui. Et chaque jour, à la même heure, il répétait inlassablement les mêmes notes avec une lenteur insupportable. Sans doute un marginal pour les uns, un drôle d’oiseau, un fou pour certains, un fainéant, un parasite qui vivait sur le dos de la société pour les autres.

 Certains avaient tenté de lui parler. Ils avaient frappé chez lui, sans réponse. D’autres avaient appelé la police mais elle ne se déplaçait pas pour si peu. Quelques-uns parlaient de défoncer sa porte mais n’avaient pas osé mettre leurs menaces à exécution. Tout ce beau monde s’écriait, soupirait, tapait du pied, dans la plus parfaite résignation. Rien n’y faisait, chaque jour, à la même heure, il répétait inlassablement les mêmes notes, avec une lenteur insupportable.

 Puis un jour, un jeudi soir — tout l’immeuble s’en souvient encore distinctement — le pianiste du 304 commença à jouer. Toujours les mêmes notes, toujours le même rythme. Et comme à chaque fois, durant les dix premières minutes, les voix retentissaient.

— Enfin quoi, on est où ici, chez les saltimbanques ?

— Si au moins il jouait autre chose !

— Je vous jure, cette fois s’en est trop je vais…

 La phrase n’eut pas le temps de finir. Les vociférations avaient couvert un subtil changement de rythme, une légère inflexion dans les intonations. Au fur et à mesure que la mélodie se transformait, le son gagnait en ampleur, en intensité, comme s’il avait soudainement trouvé un nouveau souffle. Les habitants, surpris, se turent un instant. Les notes commencèrent à s’enchaîner, se superposer, le tempo s’accéléra, tranquillement, tel un battement d’un cœur qui se réveille. Petit à petit, d’une musique légère au piano, la mélodie prit son envol, se transforma en symphonie dont les sonorités, pourtant impossibles avec un simple piano, s’entremêlaient dans de superbes tableaux. Evoquant tantôt de grands espaces verdoyants, colorés par le chant de centaines d’oiseaux, tantôt le bourdonnement intense des grandes cités, puis, après une course effrénée, l’apaisement, la chaleur d’un foyer accueillant, le sourire d’un être cher.

 Simon, coincé à nouveau dans la cage d’escalier fut le premier à l’entendre, il se surprit à sourire, mobilisant des muscles qu’il pensait à jamais atrophiés. Il n’était plus dans sa chaise roulante, dans cet espace gris et exigu. Il voyageait au rythme des sons qui le transportaient aussi loin que son imaginaire le pouvait.

 Stéphanie s’était arrêtée au milieu de la cuisine, oubliant la brûlure du plat de gratin aux restes qu’elle tenait entre ses mains. Elle pensait à l’amour, au bonheur de cette rencontre à la fac, cette fille superbe qui lui avait souri, lui avait offert un goût de paradis le temps d’une année, avant que la raison revienne, son avenir de femme respectable en jeu, et qu’elle se range avec le futur père de ses enfants.

 Chez Éric et Valérie, la télé s’était tue. Les quatre ses regardaient en silence, se remémorant le temps d’avant, lorsqu’ils étaient encore une famille. Les histoires avant de s’endormir, emmitouflés dans la couette, les samedis au parc, à jouer au foot en faisant semblant de tomber comme les joueurs à la télé, les parents qui mettaient de la musique, commençaient à danser au milieu du salon devant les regards amusés de leurs enfants.

 Louis et Michelle se rappelèrent leurs victoires, le patron de la Poste qui cède après vingt-cinq jours d’une grève acharnée. Les cris de joie, le son des bouteilles de bières qui s’entrechoquent et l’odeur du feu qui les réchauffe. Finalement, le salut était pour bientôt.

 Zoé et Fanny se regardèrent, se trouvèrent belles à nouveau. Au diable la fortune, les investissements à long terme et la morning routine, elles avaient la chance de s’aimer et c’était ça qui comptait.

 Et puis Marie. Marie qui pleurait des larmes de libération, elle qui s’était interdite de pleurer à la mort de son mari, par fierté, pour paraître forte. Qu’elle était stupide, qu’il était bon de tout lâcher, laisser son corps prendre le contrôle, évacuer une tristesse trop longtemps contenue.

 Ce n’était pas un miracle, ni une révolution. Le pianiste du 304 continua à jouer quotidiennement. La vie de chacun repris son cours. Simon et Marie ne tomberaient jamais dans les bras de l’un et l’autre. La famille d’Éric et Valérie serait toujours chaotique, Zoé et Fanny ne connaitraient jamais le bonheur et la fortune, Stéphanie continuerait à emmerder son monde avec ses économies et le Grand Soir ne viendrait jamais.

 Mais chaque soir, le temps d’une symphonie, leur vie paraissait plus légère.

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