232 degrés Celsius

6 minutes de lecture

 Ils viennent pour lui. Ray les a aperçus dans la rue, depuis sa fenêtre : trois véhicules de police d’où sont sortis une dizaine d’hommes en gilets pare-balles, portant des armes automatiques. Tout ça rien que pour lui, il s’en serait amusé si la terreur n’était pas en train de lui nouer les tripes en ce moment même.

 Trouver un plan, et vite, il savait que ça risquait d’arriver mais il ne pensait pas qu’ils enverraient tout ça, juste pour lui. Regarder autour de lui, dresser un inventaire rapide de son appartement. Un deux-pièces classique de banlieue, cuisine, canapé, minuscule table, un coin salle-de-bain et une chambre à peine assez grande pour y faire tenir un lit. Nulle part où se cacher. Nulle part où LE cacher.

 Pour l’instant, il se trouve dans une armoire de sa cuisine, planqué derrière les paquets de pâtes. Son trésor, son bien le plus précieux. Ray hésite, il pourrait le prendre, le balancer par la fenêtre, tout nier en bloc et ce serait terminé. Déjà il entend le bruit des bottes qui martèlent le carrelage du rez-de-chaussée, lui, il est au cinquième sans ascenseur. La deuxième solution serait de fuir avec, le garder pour lui, pouvoir l’admirer encore et encore. Il sait à quel point c’est important de le préserver.

 Il possède le dernier livre de l’humanité.

 Ils ont commencé à grimper les escaliers, il faut prendre une décision, Ray, et vite ! Tout ce remue-ménage pour ça. Ce n’est même pas un très gros livre, un tout petit format, Poche, comme on disait à l’époque. Il ne paie pas de mine, la couverture a été arrachée, les pages sont jaunies, écornées.

 Le balcon ! De là, il pourrait atteindre le toit, il sait que les immeubles de l’avenue sont tous collés, il pourrait s’enfuir par là. C’est décidé, il se précipite vers la cuisine, éjecte les paquets de pâtes d’un geste fébrile, récupère la pochette en plastique qui contient le livre et se tourne vers la fenêtre qui donne sur le balcon. Dans l’escalier, les bottes se rapprochent, troisième étage.

 Arrivé sur le balcon, Ray se rend soudain compte de sa connerie. C’est drôlement haut, il va s’aplatir comme une merde et s’en sera fini de lui. Dans la rue en contrebas, la foule s’est déjà amassée et le pointe du doigt en criant. C’est foutu pour la première option, il ne peut plus reculer. Il se hisse sur la rambarde du balcon, d’abord accroupi, il tente ensuite de se relever. Dans son esprit, c’est la révolte, il doit lutter pour le moindre mouvement face à son cerveau qui lui somme d’arrêter de faire le con et de descendre de là. Enfin debout sur la rambarde, il tend les bras, la corniche est à vingt centimètres de ses doigts, les bottes sont à son étage, pas le choix, il faut sauter.

 Il bondit à la verticale, parvient à s’agripper à la corniche et se retrouve, là, suspendu. En contrebas il entend des rires, ils se foutent de sa gueule ces salauds. Dans un effort surhumain, bandant des muscles dont il ne soupçonnait même pas l’existence, il se hisse sur le toit, entame une roulade et se retrouve couché sur le dos, à bout de souffle. Il entend la porte de son appartement voler en éclats, les pas précipités vers le balcon, le bruit des meubles qu’on fouille à la va-vite. Faut se relever, c’est pas terminé.

 Les toits sont plus ou moins plats, encombrés de cheminées et de bouches d’aération. Au moins il ne se retrouvera pas exposé comme un lapin au milieu d’un champ de tir. Il se met à courir, pour la suite on verra. Derrière lui, les bottes ont amené une échelle.

 Ce bouquin, ce n’est même pas une œuvre majeure du vingtième siècle, enfin, c’est ce qu’il devine. Sans couverture, les premières pages manquantes, impossible d’identifier le titre ou l’auteur. Ca ressemble juste un roman à l’eau de rose, une histoire un peu stupide d’un mec qui tombe amoureux d’un fantôme. Pourtant, c’est le dernier livre de l’humanité, son bien le plus précieux.

 Depuis dix ans il n’y a plus aucun livre dans le monde, il ne peut pas abandonner le dernier. La grippe du papier qu’ils avaient appelé ça, un virus qui venait se nicher dans la pulpe de bois, résistant à tout traitement, hautement contagieux. Il n’a pas fallu trois mois avant que tombe l’interdiction totale de toute forme de papier.

 En attendant, il court. Vers où, il n’en a aucune idée. Il se doute bien que les toits finiront bien par s’arrêter et qu’il faudra prendre une décision. Pour l’instant il essaye surtout de ne pas paniquer, il sent que les bottes se rapprochent et qu’elles courent bien plus vite que lui. Soudain, il freine sec. Devant lui, le vide, la fin de la course.

 Maintenant tu fais quoi, pauvre con ? T’arrives au bord du dernier toit. Vingt mètres plus bas, c’est la rue et elle fait au moins dix mètres de large. T’as des types armés derrière qui sont près à t’allumer à la moindre occasion. Soit tu t’arrêtes ici et tu finis en passoire, soit tu te prépares à battre le record du monde de saut en longueur et, on va pas se mentir, t’as pas ce qu’on pourrait appeler la forme olympique. Il te reste quinze secondes pour te décider, après c’est trop tard.

 Ray, les décisions c’est pas son fort mais il n’est pas du genre à se laisser faire. Il a protesté avec les autres, contre les mesures sanitaires, pour la sauvegarde des livres. La grippe du papier, et puis quoi encore ? De la foutaise, une fausse maladie, il a bien vécu avec un livre planqué dans sa cuisine pendant trois ans, il n’est jamais tombé malade. Alors il reprend sa course, tant pis pour son cerveau qui lui hurle de s’arrêter immédiatement. La suite se déroule en quelques secondes, mais pour lui cela aura duré des heures. Son pied prend appui sur le petit muret qui borde le toit, son genou fléchi, se détend comme un ressort et le propulse dans les airs.

 Il flotte comme cela, pendant plusieurs heures, le corps tendu, les bras vers l’avant à la recherche d’une prise. Sous lui, dans la rue, il voit les passants qui déambulent. Ils ne lèvent même pas la tête, pour eux c’est juste un lundi. Au bout d’un moment il se dit qu’il devrait bien se passer un truc, il devait au moins tomber, s’écraser, mourir, non ? Il reste suspendu dans les airs. Derrière lui le bruit des bottes s’est tu.

***

 Déjà deux mois depuis que les bibliothécaires m’ont recueilli. Ils m’ont expliqué mon sauvetage, une vague histoire de drones et de filet, je n’ai pas bien compris. D’après eux, mon cœur s’était arrêté au moment de sauter, comme si mon cerveau avait décidé que c’était la fin à ce moment précis. Enfin, ce n’est pas important, ils m’ont réanimé et amené ici, dans le plus bel endroit au monde.

 Je pensais détenir le dernier livre de l’univers, quel con, j’avais tout faux. Ici, il y en a des centaines, des milliers, même, bien rangés sur des mètres et des mètres de rayonnages en métal gris. Les bibliothécaires m’ont dit avoir trouvé l’endroit tel quel il y a deux mois. C’est une ancienne station de métro, plus en service, qui se trouve, selon eux, sous une ancienne bibliothèque. Ils supposent que les employés de l’époque ont déplacé toutes leurs collections pour les préserver. Pourtant il n’y a aucune trace d’eux, pas un message, rien.

 Les bibliothécaires m’ont raconté qu’ils se sont nommés comme cela en hommage à ceux qui ont sauvé ces livres. Ce sont des dissidents comme moi, qui n’ont jamais cru aux mensonges des gouvernements. Ils savaient que tout cela n’était qu’un complot pour asservir l’humanité en détruisant la culture et la connaissance, enfin c’est ce qu’ils pensaient, jusqu’à maintenant.

 Le premier est tombé malade il y a une semaine. Une coïncidence, rien de plus, jusqu’à ce que le deuxième tombe malade, puis le troisième et ainsi de suite. Deux mois, ça colle avec la période d’incubation à partir du premier contact avec le virus. Les trois premiers malades sont morts. Les derniers bibliothécaires sont partis se rendre à l’hôpital dans l’espoir d’être soigné.

 Il ne reste plus que moi, un millier de livres à disposition et seulement deux mois à vivre. Il va falloir bien choisir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Guillaume Loriaux ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0