Jeu de dupes
C’était une journée typique d’automne, avec sa pluie fine, insidieuse, qui vous pénétrait jusqu’aux os. L’humidité de l’air faisait remonter les odeurs nauséabondes de l’étang, derrière l’école où devait se dérouler l’échange. J’étais là, accroupis derrière un buisson depuis près de quinze minutes et déjà, je sentais mes articulations rouiller. Je savais qu’il en était de même pour mon partenaire, une jeune recrue, brave, mais qui n’avait encore jamais connu le feu.
Au travers des branchages, je pouvais apercevoir l’homme, debout au bord de du plan d’eau en putréfaction. Il portait un épais manteau bleu ciel - pas très discret pour son genre d’activité - et piétinait sur place depuis qu’il était arrivé cinq minutes auparavant. Pour l’instant, il était la preuve que notre informateur ne nous avait pas trompé, l’échange se déroulerait ici. Mais que faisait Maroni ?
Maroni, Fabio de son prénom, à force de le traquer depuis deux mois, je commençais à le connaître par cœur : il n’était jamais en retard. Cette ordure de rital se pointait toujours à l’heure. Même lorsqu’on l’avait convoqué au poste, il s’était pointé pile à quatorze heure, un sourire narquois sur les lèvres, comme pour nous signifier qu’il comptait bien repartir par la grande porte, les mains dans les poches. Et c’est ce qu’il avait fait, l’enfoiré.
Tout avait commencé en septembre, de la même façon que toutes les histoires débutent dans notre métier : avec un cadavre. Lola. Pauvre petite, à peine sortie de l’enfance, retrouvée pendue à un goal de foot. Dans ses poches, on avait retrouvé une liasse de billets et un sachet de poudre rose. Cette même poudre qui avait envahis les rues de la ville un mois plus tôt. Une belle saloperie, plus violent que l’héro, plus addictif aussi. Cette merde envoyait plus de pauvres bougres à l’hosto qu’une épidémie de grippe espagnole.
La piste avait été facile à remonter. Le meurtre était signé et l’auteur voulait qu’on le retrouve. Maroni. Un trafiquant à la petite semaine, trop insignifiant pour que les flics s’y intéressent, qui s’était soudainement pris de rêves de grandeur. La poudre rose, c’était lui, la fille aussi. Un avertissement, autant pour la police que la concurrence. C’était lui le nouveau patron du quartier et il voulait que ça se sache.
On lança la machine habituelle. Perquisition dans son QG, un vieux réfectoire miteux que tout le monde évitait, un fiasco. Filature de ses revendeurs, rien. Ses sbires avaient des yeux dans le dos, nous repéraient à chaque fois. Invitation au poste pour le cuisiner, le foutre en garde-à-vue, aucune chance. Il avait plus d’avocats qu’un politicien surpris en pleine orgie. Tout le monde connaissait ses activités mais personne n’était prêt à prendre le risque de témoigner devant un juge. Attraper Maroni, c’était comme essayer de retenir sa pisse avec les mains.
La planque d’aujourd’hui, c’était déjà la troisième. On savait que Maroni avait pour habitude de conclure ses deals lui-même. Il ne faisait confiance à personne. À chaque fois les planques avaient été un échec complet. C’est après la deuxième que nous avions compris. Il savait qu’on serait là. Le constat fut sans appel : on avait un taupe dans l’équipe. Et une équipe, chez nous, c’est quatre pauvres flics sous-payés qui se retrouvent bien trop souvent tentés par une petite enveloppe de pognon glissée sous une table. La suspicion prit le dessus sur l’enquête et, comme à chaque fois que le fric s’en mêle, finit par tout foutre en l’air.
Au poste, on appela ça la semaine de lessive. C’est Goldy qui avait pris en premier. Pauvre con, quand les collègues découvrirent ses petits arrangements avec la mafia serbe, il atterrit dans un container, direction Shanghai, alourdi de quelques grammes de plomb. Ensuite il y eu Gordon. Tout le monde pensait que c’était un brave type, un flic sans histoire, jusqu’à ce qu’on le retrouve au fond d’un bar, les yeux sortis de leurs orbites, des traces de poudre rose encore visibles sur la table. La dose avait été chargée exprès.
Il restait plus que nous deux, mon partenaire, Riggs, et moi. Riggs était un bleu, un bébé de trois mois avec encore des traces de lait maternel sur la commissure des lèvres. Aucune chance qu’un gamin fraîchement débarqué comme lui puisse être déjà corrompu. Il n’était même pas capable de se déplacer en ville sans utiliser un putain de GPS. C’est pourtant lui qui avait réussi à obtenir l’info pour l’échange d’aujourd’hui. La veine du débutant. La décision fut vite prise : cette fois, plus d’entourloupe, on en parlait à personne et on y allait juste nous deux.
J’avais le fond du cul trempé à force de rester là, à servir de statue aux escargots. Encore un échec, j’étais prêt à renoncer quand il se pointa enfin. Maroni, en chair et en os, serrait la main du grand type qui attendait depuis dix minutes. Je pouvais les voir discuter mais impossible de distinguer leurs paroles. Je priai pour que les circuits de ma caméra ne soient pas complètement rouillés sous ce crachin. Cette fois c’était la bonne, l’échange allait se faire et je n’en perdrais pas une miette. Un coup d’œil vers la planque de Riggs, je ne pu m’empêcher de jurer à haute voix.
— Merde, où il est passé ce con ?
— Ici.
Quel imbécile, je ne l’avais pas senti arriver. La soudaine froideur de l’acier posé contre mon crâne ne laissa pas de doute. J’essayai tout de même de me retourner pour le regarder droit dans les yeux.
— Putain, mais pourquoi ? T’as quoi à y gagner là-dedans ?
— Désolé, patron, vous savez c’que c’est, la femme qui d’vient grosse, faut vite trouver un bon p’tit nid pour le gamin, payer les couches. C’est t’y pas avec un salaire de flic qu’c’est possible.
Le déclic du flingue qu’on arme, c’est fois c’est la fin. Adieu veau, vache et cochon, dites à ma femme que je l’aime.
“Driiiiiiiiing”
La sonnerie de l’école, c’est la fin de la récré. Voyant ses camarades se presser sous le préau, Théo lâche le bout de bois qui lui servait de pistolet.
— Oh zut, on avait quasiment gagné. En plus cette aprèm on a maths. Pff, je déteste les maths.
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