Au fond du trou

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 Dans ce petit village se trouvait un puits. Au fond de ce puits vivait un homme. Depuis des temps immémoriaux, il se trouvait là, assis dans la pénombre à observer les briques humides qui l’entouraient. Les années ne semblaient pas avoir de prise sur lui. Vêtu d’une simple chemise grise et d’un pantalon de la même couleur, il avait un physique quelconque, sans détail notable. Des générations avaient côtoyé l’homme au fond du puits, il ne changeait jamais d’apparence ni d’humeur. Personne ne savait ce qu’il faisait là ni comment il s’appelait. Lorsqu’on lui parlait, il répondait volontiers, sa voix rocailleuse résonnant sur les parois lisses qui l’entouraient, mais il ne donnait jamais d’indice sur sa personne. De nombreux habitants avaient essayé de comprendre pourquoi il se tenait ainsi au fond de ce puits. Des experts du monde entier s’étaient rendus sur le lieu pour le questionner, l’étudier, voire tenter de le faire sortir de son trou. Certains avaient entrepris de descendre le rejoindre pour le voir de plus près, engager une conversation plus intime. L’homme n’était jamais agressif — il était d’ailleurs plutôt aimable — mais aucun ne réussit à le persuader de revenir à la surface.

 Un ingénieur de passage avait même construit un système de treuil à poulies afin de le remonter. Persuadé d’avoir enfin la solution à l’énigme du village, il avait convoqué une large assemblée, actionné le dispositif, tiré de toutes ses forces, renforcé les fondations, poussant tous les jurons que sa langue permettait, rien n’y avait fait. L’homme n’avait pas bougé d’un centimètre.

 Les habitants s’étaient habitués à sa présence. La plupart le saluaient chaque matin, conversaient régulièrement avec lui, partageant leurs joies et leurs peines. Les enfants jouaient autour du puits, s’amusant à se faire peur, les plus cruels lui lançaient des cailloux. Jamais l’homme ne haussait le ton, jamais il ne leur renvoyait les projectiles. Puis, en grandissant, ces enfants apprenaient à le connaître et à l’apprécier.

 De nombreux visiteurs étrangers affluaient pour le rencontrer, ce qui dérangeait fortement les locaux, démunis face à l’agitation que ces pèlerinages provoquaient. Il y eut, un jour, un promoteur immobilier qui tenta d’implanter un complexe d’hôtels et de restaurants afin de profiter au maximum de la situation. Il n’eut pas l’occasion de poser la première pierre de son projet, qu’il fût chassé à coup de pied au cul par les habitants. L’homme au fond du puits, quant à lui, ne se plaignait jamais de l’attention qu’il recevait. Il répondait à tout le monde, sur un même ton affable, mais toujours par des phrases courtes, parcellaires, sans jamais donner plus d’information que nécessaire.

 John John n’était pas né dans ce village, il y avait emménagé cinq ans plus tôt. Il ne s’était pas vraiment intégré, il était simplement un visage parmi d’autres que l’on salue dans la rue ou sur le quai avant de monter dans le train. Il avait par contre rencontré l’homme au fond du puits dès son arrivée. Ce dernier n’avait aucun lien avec son choix de s’installer ici, mais il avait forcément déjà eu vent de l’étrange histoire du village.

 Il n’avait que trente-trois ans et pourtant il avait l’impression d’avoir déjà vécu sa vie entière. Chaque jour, il quittait la belle maison où il habitait avec son épouse et ses deux chats, se rendait à la gare et montait dans le train qui le menait vers la capitale. De là, il suivait le flot ininterrompu de travailleurs, tous identiques, le dos déjà voûté par le labeur de la journée qui les attendait, un parfum de sommeil encore accroché à leur peau. Le soir, il faisait le chemin inverse, préparait un repas rapide pour lui et sa compagne et s’offrait une heure ou deux de distraction avant d’aller se coucher. Allongé dans son lit, il observait les défauts dans le plafond en faisant semblant de lire et imaginait quelle vie pourrait enfin lui donner satisfaction. Il se sentait figé, persuadé que les années se contenteraient de se répéter inlassablement jusqu’à la fin. Vu de l’extérieur, son quotidien semblait, sinon heureux, au moins désirable. Il avait acheté une grande maison avec la femme qui l’aimait, celle qui était à la fois son amour et sa meilleure amie. Il avait un travail qui rendait les gens envieux lorsqu’il en parlait et qui lui rapportait un salaire confortable. Pourtant, il voulait fuir tout cela, faire table rase et recommencer à zéro. Mais pour aller où ? Pour y faire quoi ? Il ne parvenait jamais à une réponse satisfaisante et finissait par s’endormir, frustré, au bout de plusieurs heures de ruminations.

 Depuis quelques mois, chaque soir il faisait un détour sur son trajet du retour pour aller voir l’homme au fond du puits. Il aimait l’apparente sérénité cet inconnu, toujours immobile, parlant d’une voix monocorde. Pour cet homme aussi, pensait-il, sa vie était derrière lui. John John s’asseyait sur le rebord en briques et laissait pendre sa main dans le vide. Il pouvait presque palper l’air inerte à l’intérieur du puits, comme si tout ce qui s’y trouvait provenait d’une autre temporalité, figée à jamais. Il allumait alors une cigarette et, dans cet espace de quiétude, il pouvait enfin faire le vide dans son esprit. Ensuite, il se remettait en route, le fil de ses pensées reprenant ses interminables circonvolutions.

 C’est au crépuscule d’un jour particulièrement mauvais qu’il prit sa décision. Un de ces jours où il avait dû faire un effort surhumain pour mettre un pied devant l’autre et se diriger vers la gare. Un de ces jours où l’envie de s’allonger sur les voies était si forte que cela lui avait donné le vertige. Contrairement à son habitude, il ne se rendit pas directement au puits en revenant de son travail. Il rentra chez lui, fouilla dans le désordre de la remise du jardin et en sortit une corde épaisse d’une dizaine de mètres de long. Sans même répondre aux questionnements de son épouse, il repartit aussitôt. Arrivé au puits, il salua l’homme, s’assit sur le rebord et y laissa pendre sa main, comme il le faisait à chaque fois. Il alluma sa cigarette et dans un soupir enfumé, brisa le silence.

— Est-ce que c’est agréable de vivre au fond d’un trou, comme cela ?

— Non, pas vraiment.

 John John fut étonné de sentir un léger accent de surprise dans la voix de l’homme. Il ne lui avait jamais parlé durant ce moment de pause qu’il s’offrait chaque soir, il ne pensait pas que celui-ci était capable de le reconnaître.

— Pourtant vous y restez.

— C’est vrai.

— Pourquoi ?

— J’y suis, c’est tout.

 Ces questions, on avait dû les lui poser tant de fois, se dit-il. John John se sentit soudainement stupide. À quoi bon retarder l’échéance puisqu’il avait pris sa décision ? Il écrasa son mégot sur le rebord en pierre froide et se pencha légèrement pour mieux en voir le fond.

— Est-ce qu’il y a la place pour deux là où vous êtes ?

— Je ne sais pas, peut-être.

— Ça ne vous dérange pas si je vous rejoins ?

— Non, bien sûr que non.

 À peine eût-il reçu la réponse, que les nerfs de John John se relâchèrent d’un coup. Une étrange vague de soulagement le parcourut. Il se leva et se dirigea vers le grand tilleul qui surplombait le puits. La corde nouée autour du tronc, il tira un bon coup dessus pour en tester la solidité et se surprit à sourire pour lui-même.

— Attention en dessous, j’arrive !

 La descente fut étonnamment aisée. John John n’étant pas particulièrement sportif, il avait eu peur de ne pas pouvoir soutenir le poids de son corps à la seule force de ses bras. Pourtant, en moins de dix secondes et sans le moindre effort, il se tenait debout, au fond du puits. L’homme le regardait d’un sourire bienveillant. De près, il semblait bien plus jeune. D’après l’histoire du village, il avait toujours été là, mais il n’avait pas une ride, ses vêtements ne portaient aucune marque du temps. Il dégageait un parfum agréable de roche humide et de mousse fraîche.

 Au-dessus d’eux, le ciel prenait peu à peu les couleurs du crépuscule. John John s’assit tant bien que mal dans cet espace exigu, ramenant ses genoux sur son torse pour éviter de déranger le propriétaire des lieux. Depuis des mois, il avait tâté l’air inerte qui flottait dans la cavité. Désormais, il sentait son corps entier immergé dans cette étrange atmosphère, comme s’il était emprisonné dans une substance épaisse. Il faisait froid et humide au fond de ce puits. Pourtant, malgré les frissons qui parcouraient sa colonne vertébrale, il ressentait une profonde satisfaction. La tempête qui faisait constamment rage dans son esprit s’était calmée. Une seule pensée dominait toutes les autres : “Je suis enfin retiré du monde. Ma vie est derrière moi. Je n’ai plus besoin de faire semblant”. Tous ses sens étaient engourdis, mais sans être totalement endormis. Il pouvait ressentir pleinement la mélancolie qui l’avait accompagnée durant toutes ses années. Ici, elle était soudain devenue sa meilleure amie.

 Le lendemain, les habitants du village qui passaient par là saluèrent l’homme dans le puits comme à leur habitude et John John répondit aimablement. Il en occupait tout l’espace, résolument seul au fond de son trou.

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