4.2. Le cinéma de Matthias

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Les jours passèrent sans que les quatre amis ne revoient une seule fois Léna. La jeune femme, débordée de travail, n’avait pas trouvé le courage de sortir une seule fois. Tous les soirs, elle avalait ses médicaments et s’écroulait dans son lit quelques secondes plus tard. En pleine nuit, elle devait se lever pour répondre à quelques appels de son père, qui ne se préoccupait pas une seule seconde du décalage horaire entre Paris et New York. En deux semaines, elle n’avait jamais dormi plus de trois heures d’affilée. Le quotidien prenait des airs de torture, elle n’avait plus le temps de rien, pas même de penser. Alors, un soir, malgré la fatigue, elle décida de se rendre au Petit Dupleix, dans l’espoir d’y retrouver Ben et ses amis.

Comme toujours, ils étaient réunis autour d’une table, bières en main. Cette fois-ci, Matthias absent, Léna se sentit rassurée. Elle les rejoignit, le sourire aux lèvres. L’accueil chaleureux qu’ils lui réservèrent la conforta dans son idée : elle avait bien fait de bousculer ses habitudes. Ben lui commanda un thé russe et lui adressa un clin d’œil, fier de lui. Bien plus à l’aise qu’elle, les trois hommes lancèrent naturellement la conversation si bien qu’elle se sentit vite intégrée à la bande. Ses craintes s’envolèrent. Si elle s’était privée d’amitié durant des années, elle se surprit à espérer prendre un nouveau départ. Ce fut sans compter sur Ben qui la ramena à son passé sans le vouloir. Depuis qu’il avait rencontré Léna, il avait l’étrange impression de la connaître sans trop savoir comment. Il trouva tout à coup. Ce ne pouvait être que ça, elle lui ressemblait trait pour trait. Oui, c’était bien ça.

— Dis, t’aurais pas un frangin ? Un grand blond, un peu snob, en musicologie à Paris 8.

Surprise, Léna le dévisagea un instant. « Snob ». C’était la parfaite définition de Jules. Il n’avait pas vraiment l’allure d’un étudiant de l’université de Saint-Denis avec ses pantalons à pince, ses chemises cintrées, ses mocassins en nubuck et sa pochette en cuir. Il ne devait pas passer inaperçu à la faculté de Paris 8.

— Tu connaissais Jules ? s’étonna-t-elle.

— Ouais, on était à la fac ensemble, expliqua le brun. Pourquoi il a arrêté les cours ? Il était vraiment super bon.

Jules excellait dans tous les domaines artistiques, mais plus encore en musique. À cinq ans, il jouait déjà du violoncelle, du piano et de la guitare. D’année en année, il avait acquis un savoir-faire exceptionnel et composait lui-même ses morceaux, demandant conseil à sa petite sœur dès qu’il doutait d’un arrangement. Il était promis à un brillant avenir si la maladie n’avait pas brusquement mis un terme à sa carrière. Ses parents avaient été furieux d’apprendre qu’il préférait étudier à Paris 8 plutôt qu’à l’École Normale de Musique qui avait accepté sa candidature. Jules, lui, jubilait. Plus il pouvait contredire Sergueï et Isabelle, mieux il se portait.

— C’est dingue ! intervint Ilyes. Le monde est petit en fait.

— Qu’est-ce qu’il devient ? demanda Ben. Personne n’a de nouvelle de lui. Il a arrêté la musique ?

La gorge nouée, Léna ne sut que répondre. Jules ne parlait jamais de sa maladie, comment Ben aurait pu savoir qu’il n’était plus de ce monde ?

— Je ne préfère pas parler de lui, bredouilla Léna, incapable d’en dire plus.

Ses yeux brillants d’émotions suffirent à calmer l’enthousiasme de Ben. Il s’excusa, heurté par la tristesse qui se dégageait soudain d’elle. Depuis qu’il l’avait rencontrée, il percevait sa mélancolie et c’était peut-être aussi ça qui l’avait intrigué, mais il avait assez de choses à cacher lui-même pour savoir que raviver les blessures du passé était une erreur.

Le silence pesant qui s’était abattu sur la table les mettait tous mal à l’aise, chacun tentait de trouver un nouveau sujet de conversation, en vain. Il se présenta à eux comme une évidence quand Matthias fit son apparition, l’air toujours aussi énervé. Anis sauta sur l’occasion.

— Je croyais que t’avais rendez-vous avec ton directeur de thèse ?

— Il est jamais venu.

Matthias accrocha le regard de Léna. Elle le détourna aussitôt. Jamais elle n’avait fait face à un tel mépris. Polie et agréable, la jeune femme laissait toujours une bonne impression. Cet homme n’était visiblement pas sensible à son charme angélique. Embarrassée, elle décida alors de rentrer chez elle lorsque son téléphone lui rappela sa prise de médicaments. Sauvée par le gong !

— Qu’est-ce qu’elle foutait encore là, elle ? râla Matthias quand elle fut enfin partie.

— Tu veux pas arrêter ton numéro de con deux minutes ? l’invectiva Anis. Elle est cool.

— Ouais, moi, je la sens pas cette meuf. Elle cache des trucs pas nets.

Ilyes souffla d’exaspération. C’était le même cinéma à chaque fois qu’une femme rejoignait le groupe. Matthias se montrait si désagréable qu’elle finissait par ne plus jamais revenir. Et s’ils lui avaient laissé le bénéfice du doute toutes ces années, cette fois-ci, ils n’entreraient pas dans son jeu. Ils savaient très bien pourquoi Matt réagissait ainsi et il était temps qu’il tourne la page et reprenne le cours de sa vie.

— T’es conscient qu’on commence à en avoir marre de cette défiance permanente ? s’énerva Ilyes. Ta copine t’a quitté pour un connard, OK. Emilie est partie faire ses études à l’autre bout du monde, OK. Caly s’est barrée, OK. C’est pas une raison pour traiter toutes les femmes de la planète comme des traîtresses en puissance. Laisse une chance à Léna, elle est sympa, ça serait bien de ne pas la faire fuir, celle-là. Ben veut se la taper.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, pouffa Ben.

Les trois amis éclatèrent de rire. Matthias, non. Ilyes avait su appuyer sur ses faiblesses. Il ne changerait pas d’avis. Toutes les femmes de sa vie l’avaient fait souffrir. Toutes. Sans exception. Il ne se laisserait plus avoir. Il en voulut particulièrement à ses deux amis d’enfance de le lui reprocher. Eux savaient. Ils savaient qu’on approchait de la date qui avait marqué un tournant dans sa vie. Ils ne pouvaient pas lui demander de faire des efforts maintenant. Léna ne serait qu’une déception de plus.

Il dut pourtant s’y habituer, car la jeune femme passe de nombreuses soirées avec eux dans les semaines qui suivirent. Il n’y avait plus rien à faire. La petite blonde faisait partie du groupe désormais, au grand dam du doctorant qui l’écoutait parler d’une oreille distraite.

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