Chapitre 34 : Hitler et Grand Seigneur

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Les jours passent, se suivent et se ressemblent.

Au boulot, ce que je vis pourrait se comparer à la vie en enfer. Entre Marina et Robin qui flirtent sans la moindre gêne, sous mon nez, Leya qui est bien décidée à ne pas passer outre cette histoire de changement de service et le travail qui me paraît complètement dérisoire et dénué de sens. On peut dire qu'il me tarde de tout envoyer valser pour enfin voguer vers de nouveaux horizons. Certains diront que je n'ai pas essayé, que je n'ai pas fait d'efforts, et ils auront peut-être raison. Mais depuis le debut, mon instinct me dit que ma place n'est pas ici. Alors pourquoi continuer à lutter?

Actuellement, j'évolue, tel le vilain petit canard, au sein d'une équipe qui ne me donne même pas l'heure. Mon seul petit réconfort, je le trouve auprès des enfants qui, bien loin des problèmes d'adultes, m'ont intégrée comme la professionnelle que je suis.

Avant que la semaine puisse enfin se terminer, il me faut passer l'épreuve hebdomadaire de la réunion du vendredi.

C'est en solitaire que je prends place dans la salle, attendant bien sagement que le reste de l'équipe vienne se joindre à moi quand ils auront terminé leur "pause café". J'en profite pour sortir mon portable et naviguer sur Facebook.

Les publications défilent à vive allure sous mon doigt, quand une photo retient mon attention. On y aperçoit Tanya, de face, en blouse blanche avec un chignon tiré à quatre épingles. Malgré le filtre noir et blanc, on distingue très nettement les deux cernes qui entourent ses yeux ténébreux. Ce n'est pas dans ses habitudes de poster une photo si peu flatteuse. Mon regard glisse vers la légende : "Il y a des maux que même le maquillage ne peut cacher, des manques que même la blouse ne peut combler. #R&T"

Si c'est comme ça qu'elle compte ouvrir le dialogue, elle se fourvoie. Malgré ma discussion de l'autre jour avec Liam, le temps de la pitié est révolue. Et puis, c'est bien facile de poster une photo sur les réseaux en espérant un miracle. Seulement, si Tanya souhaite enterrer la hache de guerre, elle sait où j'habite. S'il y a bien une chose que j'ai apprise depuis que je suis ici, c'est qu'il faut vivre pour soi.

— Alors Roxane, on se la joue solitaire, me surprend Lucas, en arrivant dans la pièce. On ne se mélange pas au reste du groupe ?

Je range rapidement mon téléphone, sans prendre le temps de le verrouiller. Je lui dirais bien tout ce que j'ai sur le cœur mais, premièrement, la plupart de mes tracas ne sont pas d'ordre professionnels et, deuxièmement, je ne veux pas plomber l'ambiance plus qu'elle ne l'est déjà.

— C'est juste que si je me mets à boire du café maintenant, je ne vais pas arrêter de vouloir aller aux toilettes pendant la réunion.

C'est sorti si naturellement, que j'en ai oublié que je m'adresse à mon supérieur. Et puis mince, c'est un humain lui aussi, il doit savoir ce que c'est. De tout façon, il n'a pas le temps de répondre quoi que ce soit, que nous sommes rejoints par l'ensemble de l'équipe. Seuls Robin et François manquent à l'appel.

À croire que je dois être la pestiférée de service car il y a bien deux mètres de distance entre moi et la première chaise occupée. Au moins, je ne vais pas mourir étouffer par mes collègues. Quelque chose me dit que ces deux prochaines heures vont être sympathiques.

Lucas commence son éternel discours sur le déroulement de la semaine écoulée, reprenant, enfant par enfant, les différents événements et rendez-vous. Évidemment, l'information majeure étant l'enquête sur Dimitri, je ne peux échapper à la prise de parole. J'aurais bien aimé compter sur le soutien du médecin qui est en charge du dossier, mais il semblerait que notre interne ait décrété que cette réunion était optionnelle.

— La seule chose qui est à savoir, dis-je, d'une voix machinale, c'est que les résultats sanguins de base n'étaient pas les bons. Nous avons fais une prise de sang de contrôle qui s'est révélée être toute à fait normale. Donc l'affaire est close.

Je ne prends pas la peine de m'éterniser, on en a bien assez parlé ces derniers temps. Enfin, je suis tout de même contente car cette révélation a cloué le bec à la dragonne, qui ne peux pas me rejeter la faute d'un éventuel mauvais étiquetage, puisque c'est elle qui avait fait le fameux bilan sanguin de la discorde.

— Merci Roxane, conclut rapidement le cadre, avant de changer de sujet. Maintenant j'aimerai profiter de vous avoir tous avec moi pour faire un point d'équipe sur vos différents comportements de ces derniers jours.

En quelques secondes, il capte tous les regards de la salle. À en juger par les expressions surprises de mes différents collègues, personne ne s'attendait à un tel rebondissement. Bien que tous les yeux soient braqués sur lui, Lucas ne semble pas en prendre conscience et se lance, avec un aplomb que je lui découvre.

— Il est fort dommage que monsieur Echurti ne soit pas des nôtres, mais nous feront sans, commence Lucas déterminé. Peut-être que certains d'entre vous l'ignore, mais, bien que je passe une bonne partie de la journée dans mon bureau, je vois et j'entends tout.

Il marque une pause, profitant du silence ambiant pour boire une gorgée du liquide se trouvant dans la gourde qui lui fait face. J'ose espérer que ce n'est que de l'eau. Une fois la bouche vide, il reprend :

— Bien ! Il semblerait que depuis un certain temps, il y ait du relâchement concernant le comportement général de certains. Que les choses soient bien claires, je ne suis pas votre père, donc je ne suis pas là pour vous dire avec qui vous entendre ou pas. Même vos petites sauteries les uns avec les autres, je m'en fiche. En revanche, en tant que cadre de cette unité, je ne peux pas laisser vos mésententes, prendre le pas sur votre travail auprès des patients.

— Lucas, intervient Marina.

— Je n'ai pas fini, lance-t-il, d'un ton strict couplé d'un regard noir que je ne lui connaissais pas. Je trouve inadmissible que Roxane, mais ça aurait valu pour n'importe lequel d'entre vous, se soit retrouvée seule avec tous les enfants dans le jardin pas plus tard qu'hier.

J'avais complètement occulté cet instant. Ma semaine a été tellement catastrophique, que je ne me suis même pas rendue compte que j'étais seule à cet instant précis. En fait, je crois même que c'est le moment où je me suis sentie le moins oppressée de toute ma semaine. Je comprends mieux pourquoi.

— De même, poursuit-il, alors que tous les regards s'étaient braqués sur moi, la communication est un point essentiel de notre métier. Aussi, peu importe les tensions entre vous, cela ne doit pas être un frein à la bonne prise en charge des patients. Je vous mets tous en garde aujourd'hui, espérant ainsi que les choses vont évoluer dans le bon sens. Mais sachez qu'il n'y aura plus d'avertissement de ma part et que je prendrais les décisions nécessaires si un problème se pose de nouveau.

De nombreux murmures d'indignation se font entendre dans la salle. Chacun y va de sa propre opinion, sans pour autant l'exprimer à haute voix. Seule la rousse de l'équipe finit par se lever.

— Le problème ne réside que dans la présence d'une seule personne, s'interpose de nouveau Marina avec sa posture digne d'un Hitler devant son peuple. Il serait temps de mettre fin à sa période d'essai je crois.

Alors que ses deux yeux azur se posent sur moi, mon sang se met à bouillir. Elle n'est pas gonflée celle-ci de me coller tous les problèmes de l'équipe. Je n'ai pas le temps de réagir que Robin fait irruption dans la salle.

— Excusez-moi, j'ai eu une urgence chez les adultes.

Il se faufile aussi discrètement que possible jusqu'à la dernière chaise vide, se situant à ma gauche. Je ne fais pas cas de son excuse bidon, ni de sa présence, bien trop remontée par les paroles de ma collègue. Je me lève d'un bond, prête à rétorquer, quand, le grand seigneur qui vient de prendre place, saisit ma main pour me faire rasseoir.

— Ça ne te gêne pas de me laisser parler ! Moi aussi, j'ai des choses à dire.

Il lâche ma main aussitôt, et détourne le regard. C'est rempli de rancœurs, que je m'adresse à l'assemblée.

— Vous pouvez, tous autant que vous êtes, me refiler tous les travers qui incombent à cette équipe en ce moment. Si cela vous chante, mais...

Mes jambes flagellent et mon rythme cardiaque s'accélère dangereusement. Je n'ai jamais été très à l'aise à l'oral. Je respire un grand coup avant de poursuivre, plus déterminée que jamais.

— Oui, je suis jeune diplômée et inexpérimentée. Oui, je suis là par dépit car je n'ai pas eu d'autre proposition d'emplois. Oui, dès que l'occasion se présente, je partirai dans un autre service et même dans un autre hôpital. Et enfin, oui j'ai couché avec l'interne du service, j'ai aimé ça et je l'ai aimé jusqu'à ce que je comprenne que ce n'était qu'un jeu pour lui. On avait tout prévu pour vous duper : le repas avec Abby, le rendez-vous avec Marina. Ce que je n'avais pas vu venir c'est qu'il se plairait autant dans cette supercherie et que cela me ferait autant de mal.

Je m'arrête un instant et constate rapidement que tout le monde semble abasourdie par cette révélation. Les yeux ronds, les bouches ouvertes, ils sont comme en arrêt sur image. Seul le grand brun qui est à mes côtés se fait tout petit. Peut-être a-t-il peur que j'aille plus loin dans mes confidences ? Sauf que je ne suis pas une traîtresse et son problème d'escorte ce n'est pas à moi de le divulguer.

Des flash de nos rares instants de bonheur me reviennent tel un boomerang. Mon cœur se serre, mes yeux me piquent et des larmes commencent à perler sur mes joues. Je sanglote presque, mais je continue coûte que coûte pour ne pas perdre la face.

— Vous pouvez bien me mettre sur le dos tous les problèmes du monde, mais la vérité n'est autre que vos discordes étaient présentes avant moi et qu'elles reviendront après mon départ. Alors, si me désigner coupable vous permet de mieux dormir la nuit, faite comme bon vous semble.

Sans m'encombrer des bonnes manières, je quitte la réunion sous les regards à la fois surpris et méfiant de mes collègues.

C'est une fois à l'extérieur que je prends pleinement conscience de tout ce que je viens de dire. Bizarrement, le seul sentiment qui me vienne est la fierté. Peu importe les conséquences maintenant, je sais que mes jours sont comptés car, même si je dois me retrouver sans emploi, je ne renouvellerais pas le CDD. Le principal, pour le moment, c'est que je me sente enfin libérée de ce tous ces sujets qui m'oppressaient depuis des semaines.

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