Chapitre 4 : Aurore

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« Excusez-moi, vous n’auriez pas une cigarette ? »

Sophie jeta à peine un coup d’œil à la jeune dame qui s’était approchée d’elle quand elle lui tendit son paquet de cigarette afin de lui en donner. Elle ne prêta pas davantage d’importance à son « merci » lorsque celle-ci s‘éloigna.

En repartant du commissariat et après avoir à contrecœur remercié Stéphane pour son aide, elle avait été prise d’une montée de larmes et n’avait rien trouvé de mieux à faire que de se rendre chez le premier buraliste. Le gout de la cigarette qu’elle avait allumée pour déclencher l’alarme incendie lui était resté sur la langue et une envie irrépressible de recommencer à fumer s’était emparée d’elle. Suite à quoi elle s’était rendue dans un petit parc ombragé, avait trouvé un banc discret et depuis elle ne cessait d’enchainer les cigarettes, comme si elle cherchait à rattraper ses quelques années d’abstinence. Elle devait en être rendue à la sixième maintenant, ou peut-être la septième, et l’envie de vomir ainsi que la soif commençaient à devenir insupportable.

La matinée avait été riche, trop riche, en émotion. Là, elle se sentait un peu mieux : la caresse de la brise sur sa peau, le bruissement des feuilles, le chant des oiseaux, fermant les yeux afin de ressentir des sensations positives au plus profond d’elle. Mais sa cousine était morte, alors pourquoi les oiseaux chantaient-ils ? Des larmes coulaient sur ses joues. Le meurtrier, ce « Henri », ce qu’il avait raconté, était-ce seulement possible ? Non bien sûr que non ! Mais pourquoi l’avait-il dit dans ce cas ? Et les confirmations de Florian, l’existence des photos… Ah, Florian ! Toujours aussi beau, aussi troublant… Pourquoi se sentait-elle heureuse de l’avoir revu ? Lui qui ne l’avait pas soutenu au moment où elle en avait le plus besoin, et elle qui venait de perdre la seule personne qui comptait encore à ses yeux !

-Excusez-moi, demanda une voix douce, vous allez bien ?

C’était de nouveau la jeune femme qui lui avait demandé une cigarette. Sophie la fixa sans répondre.

-Oups, question bête, reprit-elle d’une voix douce. De toute évidence, vous n’allez pas bien du tout. Vous préférez que je vous laisse seule ?

Cette voix, ce maquillage sombre sous les yeux, cette frange de cheveux noirs parfaitement lisses, ce style vestimentaire gothique qui rappelait celui d’une adolescente en pleine phase de rébellion… Sophie connaissait cette personne.

-Vous êtes ma voisine de palier c’est bien ça ?

-Oui en effet, répondit-elle dans un sourire. On ne s’est jamais beaucoup parlé il me semble.

Sophie acquiesça. Elles s’étaient croisées régulièrement mais elle n’avait jamais cherché à établir un contact plus avancé que les traditionnels « bonjour » et « au revoir » de courtoisie. Sophie avait un à-priori négatif sur les personnes qui s’habillaient comme elle.

-Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? demanda la jeune femme.

Sophie fit « non » de la tête. Pour autant, elle ne bougea pas et resta là à l’observer ce qui, peu à peu, commençait à l’agacer.

-Ecoutez, dit la jeune femme, si vous avez besoin de quoi que ce soit, et bien… vous savez où me trouver.

-Pourquoi voudriez-vous m’aider ? demanda Sophie.

Elle eut un petit rire, puis sans y avoir été invité, s’assit à côté d’elle.

-Il paraît que c’est tout moi ça, de porter secours envers mon prochain. C’est ce que mes parents me disent toujours ! Et puis surtout, ajouta-t-elle d’une voix plus grave, j’ai moi-même été battue par mon copain, enfin mon ex-copain désormais.

-Battue ? répéta Sophie, incrédule.

La jeune femme écarta alors son t-shirt au niveau de sa clavicule et laissa découvrir une grosse marque d’un violet repoussant.

-Ce n’est pas beau à voir n’est-ce pas ? Un souvenir de mon crétin d’ex, un coup de rouleau à pâtisserie. Il visait la tête. Je ne serais peut-être plus là pour en parler si il n’avait pas été ivre à ne plus marcher droit, dit-elle dans un sourire sans joie.

Sophie regarda la blessure avec dégoût. Mais elle ne comprenait pas où elle voulait en venir.

-Je suis désolée pour vous, dit-elle, mais personne ne me bat.

-Ne commettez pas la même erreur que moi ! l’interrompit la jeune femme, ne le cachez pas ! Jamais ! A personne ! Je connais ce sentiment d’hésitation, cet espoir auquel on se raccroche quand on se dit « il va changer, il ne recommencera pas », croyez-moi, s’il l’a fait une fois, il recommencera !

Et devant le silence abasourdi de Sophie, elle expliqua :

-Je vous ai entendu tout à l’heure, en train de quitter votre appartement, vous parliez à un « connard », vous lui disiez que vous alliez lui faire regretter, ça m’a rappelé ma situation et j’ai eu peur pour vous alors… ne m’en voulez pas mais je vous ai suivi. Et je vous ai vu aller au commissariat, vous alliez porter plainte non ? Mais vous n’êtes pas resté très longtemps et en plus tout le monde est sorti à cause d’une alarme incendie. Est-ce que ces connards de flics vous ont dissuadé de porter plainte ? Et maintenant vous préférez rester ici plutôt que de rentrer car vous avez peur de le revoir c’est ça ?

Sophie resta bouche bée quelques secondes, puis elle éclata de rire comme jamais elle n’avait ri de toute sa vie. Elle devait se tenir les côtes tellement elle avait mal. C’était impressionnant, se disait-elle, comment de telles méprises pouvait se produire à cause de l’interprétation de ce que voyaient et comprenaient les gens. Elle riait si fort que des oiseaux perchés hauts dans les arbres prirent la fuite. Le regard doux et compatissant de la jeune femme se transforma petit à petit en une expression gênée, voir vexée. Elle se leva sans un mot, le regard fier s’apprêtant à partir.

-Non… attends, la retint Sophie en tant de reprendre son souffle et son sérieux, ce n’est… désolée !

-Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! lança-t-elle froidement. Je m’inquiète pour toi et toi tu ne trouves rien de mieux à faire que de te moquer de moi !

-Oui, oui, tu as raison, excuses-moi, répondit Sophie en parvenant enfin à retrouver son sérieux. C’est juste que ce n’est pas du tout ça… je n’aurais pas du rire, je suis désolée, c’est juste que je passe une sale journée, mais pas à cause d’un conjoint violent.

-Ah d’accord, je suis désolée moi aussi, c’est juste que ce genre d’histoire me tient à cœur vu ce qui m’est arrivé.

-J’aurais préféré que cela soit une histoire de ce genre, crois-moi… j’ai appris ce matin à la télévision que ma cousine était morte…

Et elle lui raconta tout : l’annonce de la terrible nouvelle, comment elle s’était débrouillée pour rentrer dans le commissariat, son ancien passé de policière, sa rencontre avec le meurtrier puis avec son ancien chef. La jeune femme l’écoutait attentivement, acquiesçant de la tête de temps en temps, posant parfois une main sur son épaule, lui adressant des sourires de consolation. Quand elle eut terminé son récit, les larmes étaient revenues dans le coin de ses yeux. Elle lui tendit un mouchoir qu’elle accepta volontiers.

-Tu as fait tout ça ? lui dit la jeune gothique d’un ton admiratif. Et maintenant, qu’est-ce que tu comptes faire ?

-Je n’en sais rien, répondit-elle abattue, je pense que mes anciens collègues ont raison, je vais devoir leur faire confiance et les laisser gérer cette affaire…

-Tu travaillais dans la lutte contre la cybercriminalité non ? Tu pourrais peut-être enquêter de ton côté ?

L’idée ne lui était même pas venue à l’esprit. Comment avait-elle pu ne pas y penser ? Était-ce parce qu’elle ne souhaitait plus penser à son ancien boulot ? Pourtant, il fallait bien avouer que la proposition était pertinente.

-Tu n’as pas tort, réfléchit-elle à voix haute, mais je n’ai plus tous les outils, les accès, les logiciels, le support informatique… tout ce que j’ai c’est mon téléphone et un vieil ordinateur…

-Et alors ? Il te reste le principal : ton cerveau non ? demanda-t-elle avec une certaine malice. Et je peux t’aider si tu veux !

-Je te remercie, mais je n’ai pas envie de t’embêter avec…

-Ça ne m’embête pas du tout, la coupa la jeune femme, allez, on va tirer tout ça au clair ! On va chez moi, mon ordi tient la route.

Elle ne lui laissa pas le temps de refuser, elle se leva lui prit la main et l’entraina avec enthousiasme en direction de leur immeuble. Elles ne parlèrent plus de sa cousine durant le trajet mais firent plus ample connaissance. Ainsi Sophie apprit qu’elle s’appelait Aurore, qu’elle avait 20 ans et qu’elle avait emménagé il y avait environ six mois en face de chez elle, pour fuir son ex petit-ami violent.

-Et tu ne travailles pas ?

-Je me remets doucement d’un burn-out, lui expliqua Aurore, je travaillais en tant qu’opératrice de production dans une usine, mais je n’ai pas supporté avec ce qu’il se passait à la maison...

- « Opératrice de production » ? Et ça consiste en quoi ?

-C’est un joli terme pour dire que tu n’es qu’un pion dans une entreprise bien plus grande que toi, répondit-elle avec ironie. Mon boulot, c’était de mettre des échantillons de parfums, de crèmes ou d’assouplissant dans les cartons de commande. Un travail de rêve tu t’en doutes, avec un planning jamais fixe, des collègues toujours absents -et on les comprends- des cadences infernales, des heures supplémentaires non payées, enfin tu vois le genre.

-Et tu as fait ça longtemps ?

-Trois ans, dit-elle avec une grimace, on aurait pu penser qu’après ça, on pourrait compter un peu sur leur soutien non ? Quand ils ont appris la situation avec mon ex, leur seule inquiétude, c’était de savoir quand je pourrais revenir bosser. C’est à ce moment là que j’ai complètement craqué.

Sophie en fut scandalisée.

-Sérieusement ?

-Ouais, le pire c’est qu’aux Ressources Humaines et au management, c’était quasiment que des femmes. Et bien ce sont elles qui sont souvent le plus insensibles à ce genre de chose. Enfin si j’en crois mon expérience…

Elles continuèrent à discuter ainsi sur le trajet du retour. Sophie n’osait pas lui poser de questions trop personnelles, mais c’était inutile, Aurore était du genre à tout raconter sur son passé sans qu’on ne le lui ait demandé. Ainsi elle apprit également qu’elle avait connu deux autres hommes avant son ex, et qu’à chaque fois cela s’était mal terminée. L’un d’eux avait même diffusé son numéro de téléphone sur internet, incitant d’autres hommes à l’appeler et à la harceler, l’obligeant à changer de numéro.

-Enfin voilà, moi depuis six mois, je fais une pause avec les mecs. Et toi, tu as quelqu’un du coup ?

Sophie n’avait pas spécialement envie de répondre à cette question, mais heureusement, elles venaient d’arriver à leur immeuble. Elles montèrent au premier étage par les escaliers et Aurore lui ouvrit sa porte.

-Ne fais pas trop attention, je n’attendais pas de visite donc ce n’est pas très bien rangé.

Comparé à son propre logement, l’appartement d’Aurore paraissait pourtant entretenu avec soin. Aucun carton de pizzas ne trainait par terre, il n’y avait pas de canettes vides ni de linge sale un peu partout. Ce qui interpella Sophie en revanche fut la décoration. Elle se croyait de retour en adolescence : des posters de groupes de musique étaient accrochées un peu partout, deux guitares étaient soigneusement posées sur leur support, des figurines représentant des héros de dessins animés ou de séries télévisées trônaient fièrement sur les étagères, dans lesquelles étaient rangées de nombreuses collections de mangas et de bandes-dessinées. Les volets et les rideaux étaient tirés, donnant une atmosphère sombre à l’ensemble, les principales sources de lumière étant des petites lampes à effet lumineux, éclairant la pièce de leur lumière violette ou bleue.

-C’est par là, lui indiqua-t-elle en désignant une porte située à l’autre bout de son salon. L’ordinateur est dans ma chambre.

Sophie la suivit, légèrement gênée de pénétrer dans la chambre d’une personne qu’elle connaissait à peine. La chambre était à l’image du salon, plutôt bien rangée mais avec des affiches de concert ou de cinéma accrochée sur les murs et les portes de son placard mural. Une grande télévision faisait face à un lit double dont la couette n’avait pas été remise correctement. Une manette de console de jeu y trainait, mais c’était bien la seule chose qui ne semblait pas être à sa place. Aurore la rangea et remit la couette du lit en ordre et invita Sophie à s’y asseoir, tandis qu’elle prenait place sur une petite chaise située face à un petit bureau. Elle ouvrit alors l’ordinateur portable qui s’y trouvait.

-Tu veux boire quelque chose ?

-Non merci, répondit Sophie poliment malgré la soif intense que lui avait provoqué l’allumage de ses nombreuses cigarettes.

Aurore se releva malgré tout, après avoir entré son mot de passe sur son ordinateur, sortit de la chambre avant de revenir quelques secondes plus tard avec deux verres, une bouteille d’eau et une autre de jus de fruit. Elle sembla vouloir en proposer à Sophie mais elle hésita, reparti dans le salon, puis revint cette fois avec une bouteille en verre contenant un liquide incolore.

-J’ai d’abord pensé que c’était un peu tôt pour sortir une bouteille d’alcool, expliqua-t-elle à Sophie, mais je pense que la matinée a été suffisamment chargée en émotion pour se le permettre. C’est de la vodka, ajouta-t-elle, ne te sens pas obligée d’en prendre, mais si tu sens que tu en as besoin, tu peux te servir.

Sophie lui adressa un sourire sincère qu’Aurore lui rendit. Elle se sentait en confiance avec elle, il y avait longtemps que personne n’avait montré autant d’empathie à son égard et ces petites attentions lui allaient droit au cœur. Elle décida de commencer par un simple verre de jus de fruit, se disant qu’elle prendrait sûrement un verre d’alcool plus tard. Elle le but d’une traite, ce qui lui fit un bien fou. Entretemps, l’ordinateur avait fini de s’allumer.

-Bon, dit Aurore, tu as dit que ce connard avait rencontré ta cousine sur quel site de rencontre ?

-Je ne sais plus, répondit Sophie en réfléchissant, quelque chose comme Barbara, Bandana…

-Banana ?

-Oui c’est ça ! s’exclama Sophie, tu connais ?

-Oh oui, soupira Aurore, j’y allais un peu il y a quelques temps, mais c’est… Enfin, le mieux c’est que tu t’en rendes compte par toi-même.

Tandis qu’elle discutait elle s’était connectée sur la page d’accueil du site. Une image d’une banane possédant bras et jambes et faisant des signes de la main semblait servir de mascotte, mais l’ensemble faisait très kitch pensa Sophie, voir même de mauvaise qualité, austère. Trois cases permettaient de renseigner son pseudo, son âge et sa ville.

-Voilà, lança Aurore, ça donne envie n’est-ce pas ?

-Heu, hésita Sophie qui ne savait pas quoi répondre.

-On dirait un site qui daterait de la création d‘internet… Tu verras que les énergumènes qui trainent dessus ont plutôt l’air de provenir du temps des cavernes, eux. Tu as une idée de pseudo ?

-Heu… répéta Sophie, je ne sais pas, il faut mettre quelque chose en particulier ?

-Non pas vraiment, répondit Aurore, mais c’est bien je pense de mettre quelque chose par rapport à ce que tu fais ou qui tu es.

Elles réfléchirent pendant quelques secondes sans qu’aucune idée ne leur viennent à l’esprit. Sophie avait bien quelques idées, mais elle n’osait pas les formuler, de peur de paraitre ridicule.

-Oh et puis zut, je vais mettre mon ancien pseudo ! décida Aurore.

Elle indiqua « FilleMétaleuse », son âge de vingt ans et renseigna sa ville.

-«Métaleuse » ? demanda Sophie mi-amusée mi-perplexe.

-C’est en rapport avec mes goûts musicaux répondit Aurore avec un sourire gêné tout en désignant les différents posters de sa chambre. Bon allez, c’est parti…

Elle se connecta et une nouvelle page s’ouvrit, toute aussi austère que la précédente.

-Tu vois la liste sur la droite de la page ? C’est tous les pseudos qui sont connectés actuellement, expliqua-t-elle en faisant défiler des dizaines et des dizaines de pseudos différent. Et celle-là, ajouta-t-elle en désignant avec sa souris une autre liste sur la gauche, ce sont les différents salons.

-Les salons ? répéta Sophie un peu perdue.

-Oui, des thématiques de discussions si tu préfères. Quand on se connecte, on est tout de suite dans le salon « accueil », c’est là où il y a le plus de monde et donc… ah ça y est, ça commence !

Un onglet venait d’apparaitre au-dessus du rectangle central, réservé à la discussion. Aurore n’eut pas le temps de cliquer dessus que quatre autres onglets supplémentaires avaient surgi.

-Ce sont des gens qui viennent nous parler, tu vois leur pseudo est inscrit dans chacun d’entre eux. Je te laisse lire comment s’appelle le premier d’entre eux.

Sophie se pencha en avant et plissa les yeux pour mieux discerner les mots dans la petite case.

-« GrosseBiteprFemme » ? Sérieusement ? s’étouffa-t-elle.

Et ce n’était pas le seul, la plupart des onglets qui s’ouvraient comportait des références plus ou moins crus de ce genre. D’autres évoquaient des pratiques sexuelles, d’autres les types de profil de femmes très ouvertes qu’ils recherchaient. Aurore ne put réprimer un petit rire devant sa réaction.

-Bienvenue sur Banana !

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