Banana donnait à Sophie l’impression de représenter exactement ce à quoi ressemblerait la société si aucune loi ni aucune justice n’existait : une jungle, le chaos. Elles étaient sans cesse abordées par un flot ininterrompu de nouvelles personnes, des hommes pour l’écrasante majorité d’entre eux. Si quelques-uns prenaient la peine d’écrire « bonjour » ou « salut », la plupart ne s’encombraient pas de telles formalités et allaient directement au cœur du sujet, c’est-à-dire, savoir si « FilleMétaleuse » était en recherche d’une aventure d’un soir.

-Ah, un certain « CadreBCBGpourJF » veut savoir si on aime l’échangisme, commenta Aurore.

Pour l’instant elles n’avaient répondu à aucun message, Aurore se contentant de lui montrer les différentes propositions qu’elle recevait.

-Et c’est comme ça tout le temps ? demanda Sophie.

-Il y a quelques années, c’était un peu plus tranquille, répondit Aurore, les cinglés allaient sur un autre tchat qui s’appelait « toto », du coup on pouvait avoir des discussions agréables ici.

-Ah oui, celui-là je le connaissais bien, on y attrapait beaucoup de détraqués quand j’étais encore dans la police, des pédophiles, ce genre de truc… L’état l’a fait fermer il me semble ?

-Oui, et c’est quand « toto » a fermé que les cinglés sont tous progressivement venus ici. Les modérateurs ont fini par tous jeter l’éponge et maintenant c’est l’anarchie.

C’était un problème récurrent en cybercriminalité : l’état ou la gendarmerie avaient beau fermer des sites où se déroulaient des activités illégales, les délinquants trouvaient toujours un autre endroit où rebondir et continuer leurs petites affaires. Ce cas-ci n’était qu’un exemple parmi tant d’autres.

-J’ai quand même du mal à croire que Pauline fréquentait un endroit de ce genre, déclara Sophie alors qu’elle lisait l’indécente proposition d’un homme qui se vantait d’être particulièrement bien membré.

-Je ne la connaissais pas, répondit Aurore, mais je sais que peu de femmes fréquentent ce site désormais, regarde !

Elle défila la colonne des pseudos connectés. La plupart étaient écrits sur un fond bleu, celui qui désignait les hommes. Les femmes, sur fond rose, étaient très minoritaires.

-Est-ce que l’on répond à l’un des messages ? proposa Aurore.

Sophie, désireuse de comprendre davantage le fonctionnement de ce tchat, approuva d’un signe de tête. Elles lurent les différents messages et décidèrent de trouver quelqu’un avec un pseudo correct. Après plusieurs refus, elles décidèrent de répondre à un certain « Pierre75 ». Aurore se mit d’elle-même au clavier

-SLT

-Bonjour

-Sa va ?

« Aie aie aie, dit Sophie, bonjour le niveau en orthographe…

-Ah oui, il ne faut pas être trop exigeant sur ça, c’est clair… » approuva Aurore avant de reprendre

-Je vais bien merci et toi ?

-Sa va. Tu cherches quoi ici ?

-Oh, rien de spécial, juste discuter avec de nouvelles personnes dans un premier temps.

-Ok, cool. Tu es ouverte aux rencontres ? Tu vis où ?

« Tu vois tout de suite ce qui les intéresse, s’amusa Aurore, ils ne pensent qu’à coucher. Ils ne se préoccupent même pas de savoir si tu leur plais physiquement ».

-Oui si feeling, pourquoi pas, mais je ne te fais de promesses tout de suite.

-Ok, je comprends. Est-ce que ça te dit de se parler au téléphone déjà ? J’ai envie d’entendre ta voix.

-Non je ne donne pas mon numéro comme ça.

-Pourquoi pas ?

-Parce que je ne te connais pas.

-Ah d’accord, tu es un fake ?

« Un fake ? demanda Sophie, c’est quoi ?

-C’est un faux-profil si tu préfères. Généralement, un homme qui se fait passer pour une femme

Aurore tenta alors d’expliquer à « Pierre75 » pourquoi elle ne donnait pas son numéro. Elle lui écrivit qu’elle avait peur que son numéro soit donné à d’autres personnes sans son consentement (Sophie remarqua que cela faisait curieusement écho aux déboires qu’elle lui avait raconté sur le chemin du retour quelques minutes plus tôt et que cela sonnait très crédible) et qu’elle préférait que ce soit une étape à franchir plus tard.

-Ok, bonne journée, bye ! répondit-il.

Aurore eut un petit rire en se tournant de nouveau vers Sophie.

-Et voilà, lança-t-elle en haussant les épaules. Sur ce site c’est toujours comme ça. Les hommes sont à la fois méfiants et impatients. Si tu as des raisons légitimes de ne pas aller aussi vite qu’ils le voudraient, ils partent du principe que tu n’es pas sérieuse. Alors que cela devrait être le contraire tu ne crois pas ?

-De quoi se méfient-ils ? Des faux-profils ?

La jeune gothique acquiesça.

-Oui, il y en a plein sur ce site, il n’y a qu’à regarder les pseudos féminins pour s’en convaincre… Regarde ! dit-elle en consultant la liste des pseudos, « cokinedu69 », « EmilieNympho », « JeuneFemmepourHTBM »…

-HTBM ? demanda Sophie.

-Oui pour dire « Homme Très Bien Membré » soupira Aurore, très poétique.

Sophie avait beau être consternée, son cerveau tournait à plein régime. Elle en était sûre désormais, jamais sa cousine n’aurait eu l’idée de venir régulièrement sur un site pareil. Pauline était une jeune femme humble mais avec une certaine estime d’elle-même, discuter avec des individus pareils était si indigne d’elle… et puis elle fit le lien avec ces pseudos féminins trop évocateurs pour paraitre crédible, les accusations de Pierre75 et alors elle comprit.

-Pauline n’est jamais venue sur ce tchat, déclara-t-elle. Quelqu’un s’est fait passer pour elle, sur ce site.

-Oui, c’est probablement ce qu’il s’est passé, approuva Aurore. La plupart des pseudos féminins ici cachent en réalité des hommes. Beaucoup d’hommes s’en rendent eux-mêmes compte j’ai l’impression, mais certains doivent se faire avoir, quand les faux-profils sont suffisamment malins…

-Mais pourquoi les mecs font ça ? demanda Sophie d’une voix un peu plus forte qu’elle ne l’aurait voulu, la colère menaçant de la submerger de nouveau.

-Pas tous les mecs, répondit Aurore d’un ton juste, ceux qui sont ici et qui « jouent » à ça représente une toute petite partie d’entre eux. Quant à leur motivation, je ne sais pas, peut-être simplement pour s’amuser ? Tu n’as jamais eu l’occasion d‘en arrêter quand tu étais flic.

-Nous étions plutôt mobilisées sur des affaires de pédophilie ou de trafic de drogues, répondit-elle. Je n’ai pas souvenir d’avoir déjà arrêté quelqu’un qui se faisait passer pour quelqu’un d‘autres.

-Si un jour tu y retournes travailler, cela pourrait être une piste à développer, suggéra Aurore.

Sophie se sentit soudainement prise par le désespoir. Quelque part dehors, quelqu’un se faisait probablement passer pour son innocente cousine, partageait des photos d’elle, s’amusait à séduire les hommes et résultat, elle en était morte aujourd’hui ! Elle attrapa la bouteille de vodka qu’avait apporté Aurore quelques minutes plus tôt et se servit un verre qu’elle vida d’un trait. Le liquide lui apporta une légère chaleur réconfortante dans la poitrine mais elle ne se sentait pas mieux pour autant, alors elle en remplit un deuxième.

-Tu devrais peut-être le diluer celui-là, proposa Aurore.

Sophie ne l’écouta pas, et but un deuxième verre, encore plus rempli que le précédent. Elle voulu s’en resservir un troisième, Aurore se leva et voulu lui prendre la bouteille des mains mais elle recula précipitamment et parvint à l’éviter mais trébucha sur le lit dans un petit hurlement. La bouteille se renversa sur la couette noire à motif de flamme de la petite gothique.

-Je n’aurais pas dû te proposer de l’alcool, dit Aurore d’un ton désolé.

-Tu n’aurais pas dû essayer de m’empêcher d’en boire, lui reprocha Sophie.

-Tu ne vengeras pas ta cousine si tu es saoule, rétorqua sa voisine.

Elle lui tendit alors une cigarette, de la même marque que celle qu’elle lui avait donné dans le parc, il s’agissait probablement de la même cigarette d’ailleurs.

-Fumes une clope à la place.

-J’peux pas.

-Pourquoi pas ?

-J’ai trop fumé, dit-elle. La gorge en feu…

Et, toujours allongée sur le lit trempé de vodka, elle se mit à rire. Puis tout aussi rapidement elle passa du rire aux larmes. Elle avait l’impression qu’elle ne faisait que ça depuis ce matin, tantôt colérique et sur le point d’exploser, tantôt triste et sur le point de s’effondrer. Patiemment Aurore s’assit à coté d’elle et l’aida à se redresser avant de l’inviter à poser sa tête sur son épaule. Elles restèrent là, sans rien dire pendant de longues minutes. Sur l’écran de l’ordinateur, le tchat était toujours ouvert, et des dizaines de personnes avaient envoyé des messages à « FilleMétaleuse » dans l’espoir d’une réponse.

-Je vais le retrouver… finit par dire Sophie d’une petite voix. Je vais le retrouver et le coincer.

-Oui exactement approuva Aurore, et je vais t’y aider si tu veux.

-Tu en a déjà fait beaucoup, répondit-elle, merci de m’avoir montré ce site et de m’avoir expliqué comment il fonctionne, maintenant je vais continuer seule.

-Tu es sûre ? demanda Aurore qui avait presque l’air déçue.

-Oui, il le faut, je sens que c’est ce que je dois faire…pour Pauline.

-Alors prends au moins mon ordinateur ? Tu as dit que le tiens ne fonctionnait pas très bien non ?

Sophie fut tentée d’accepter mais elle hésitât.

-Tu n’en auras pas besoin ? demanda-t-elle gênée.

-Non ne t’inquiètes pas, j’ai mon téléphone et si j’ai vraiment j’en ai besoin, je viendrais te voir pour le reprendre le temps qu’il le faudra.

Et à ces mots, elle referma l’ordinateur, le débrancha et le lui fourra dans les bras avec son chargeur. Elles restèrent l’une en face de l’autre, Sophie se sentant un peu mal à l’aise car elle ne savait pas comment remercier Aurore, laquelle semblait aussi un peu gênée, comme si elle brulait d’envie de demander quelque chose qu’elle n’osait pas formuler. Puis après de longues secondes, elles se dirigèrent vers la porte de son appartement.

-Merci pour tout Aurore, dit enfin Sophie quand elle lui ouvrit la porte, merci vraiment ! J’y vois un peu plus clair maintenant, j’aimerais vraiment faire quelque chose pour te remercier.

Aurore sourit et lui déposa un baiser sur la joue.

-Attrape moi ce connard et on sera quitte ! répondit-elle avec un sourire éclatant, le plus beau que Sophie n’avait jamais vu.