Chapitre 9 : Une course révélatrice

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-Mais j’ai déjà répondu à ces questions !

Marc, le patron de Pauline, était occupé à essuyer nerveusement des verres à pied avec un liteau blanc. Lorsque Sophie avait franchi la porte de son restaurant vers dix heures du matin, bien avant son ouverture, il s’était d’abord dirigé vers elle pour lui indiquer -du moins l’imaginait-elle- que l’établissement n’était pas encore ouvert. Il s’était ensuite figé après s’être rapproché d’elle, de la même manière que Henri avait marqué un temps d’arrêt lorsqu’elle l’avait rencontré. Ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait comprendre involontairement qu’elle ressemblait à sa regrettée cousine.

Sophie s’était alors présentée et avait expliqué les raisons de sa présence. Venir ici ne lui avait pas été simple : après avoir raillé son ancien chef sur le fait de venir interroger la dernière personne à avoir vu la victime plus de vingt-quatre heures après que la télévision n’eut donné cette information, elle était restée trois jours dans son appartement à élaborer des stratégies d’approche envers le faux-profil. Il était revenu, ces trois derniers soirs, mais il ne lui avait toujours pas adressé la moindre réponse, malgré l’utilisation de différents pseudos et d’un ton beaucoup plus sobre, parfois même amical. Elle gérait beaucoup mieux ces silences que la première fois : elle n’avait plus bu à en devenir ivre et n’avait pas non plus repris de médicament, mais la situation restait très frustrante. Alors, elle avait ravalé son orgueil et pris la décision de suivre la même piste que ses anciens collègues… avec désormais trois jours de retard.

Elle avait également essayé de s’excuser auprès d’Aurore plusieurs fois mais elle ne répondait pas lorsque qu’elle toquait à sa porte ou sonnait à l’interphone en bas de leur immeuble. Ses conseils auraient été précieux, mais surtout, Sophie s’en voulait d’être partie au quart de tour alors qu’elle n’avait eu de cesse de l’aider depuis qu’elles s’étaient rencontrées. Elle avait fait une dernière tentative ce matin. Comme d’habitude, Aurore resta muette, Sophie s’était alors débrouillée pour faire passer un petit mot d’excuse à travers un minuscule espace située sous sa porte, espérant qu’elle daigne le lire sans le jeter directement à la poubelle.

-Je ne comprends pas, dit Marc agacé, vous êtes de la police vous aussi ?

-J’ai travaillé plusieurs années à la cybercriminalité.

-Mais vous n’y travaillez plus si j’ai bien compris.

-C’est… compliqué, répondit-elle évasive.

-Si vous n’y travaillez plus, je ne suis pas obligée de répondre il me semble.

-Je vous dit que Pauline était ma cousine, dit Sophie en essayant de conserver un ton diplomate, vous comprenez bien que cela me regarde personnellement. L’endroit où je travaille importe peu. Je fais ce que je veux de mon temps libre.

-Et moi, je suis libre de ne pas vous répondre.

--En effet, répondit Sophie qui sentait l’impatience grandir en elle. Mais j’en appelle à votre compassion. Vous devez bien comprendre les sentiments qui m’amènent à venir vous déranger, n’est-ce pas ?

Elle ne s’était pas préparée à un tel refus. Elle avait naturellement imaginé que n’importe quelle personne aurait accepté de répondre à quelques questions dans une situation pareille.

-Ecoutez, depuis quatre jours, j’ai passé deux heures avec la police à répondre à tout un tas de questions. Le lendemain, c’est sa mère qui m’a appelé en pleurant, elle était folle de chagrin et j’ai passé quatre heures à essayer de la réconforter, mais je sentais qu’elle me reprochait la mort de sa fille dans sa voix. Mes employés aussi sont abattus, tout le monde ici aimait beaucoup Pauline, donc personne n’a le cœur à travailler. Et pourtant j’ai un restaurant à faire tourner, un crédit à rembourser, des salaires à verser… et de la culpabilité à porter. Qu’est-ce que vous croyez ? Moi non plus je n’ai pas envie de travailler : j’aimais beaucoup Pauline, c’était une employée motivée, agréable, douce, gentille, toujours prête à faire des efforts !

-Ne vous énervez pas, tempéra Sophie, je vous comprends parfaitement, mais justement, nous avons tous besoin d’avoir des réponses.

-Des réponses ? Pourtant, le tueur a été arrêté il me semble ! Les réponses, on les aura au procès de ce salaud, et maintenant, j’aimerais bien pouvoir travailler si ça ne vous dérange pas ! lança-t-il d’un ton sans réplique.

Sophie comprit qu’il ne servait à rien d’insister, elle remercia -sans vraiment savoir de quoi- Marc et s’excusa pour le dérangement. Elle ressorti du restaurant, sans aucune idée de ce qu’elle allait faire ensuite. Le restaurant faisait l’angle d’un bâtiment ancien, Sophie parti machinalement sur sa droite en direction de l’arrêt de tramway que Pauline avait l’habitude de prendre, mais à peine avait elle fait quelques pas qu’une porte de service s’ouvrit juste devant elle et un homme de grande taille et aux épaules larges, cigarette à la bouche, se présenta devant elle, la mine sombre.

-Excusez-moi, dit-il d’une voix étonnamment douce pour quelqu’un de sa taille, je vous ai entendu parler avec le chef.

-Oui, et vous avez donc entendu que je me suis fait poliment rembarrée.

-Il ne faut pas le prendre personnellement, dit l’homme en grimaçant une expression d‘excuse et en haussant les épaules, le chef s’en veut c’est tout.

-Il s’en veut ? Mais de quoi ?

-Le soir où ça s’est passé, il a proposé à Pauline de rester boire un verre et elle a refusé. On venait de passer un dur service, un groupe de quarante personnes qui avait débarqué à l’improviste, une vraie galère. Je me suis moi-même pris la tête avec Pauline car elle écrivait mal ses bons de commande, alors que bon, moi Pauline je l’adore… enfin l’adorais…

-Oui ? Et donc ?

Sophie croyait savoir où l’homme voulait en venir mais elle voulait en être sûre : elle avait souvent eu affaire au cours de sa carrière à ce sentiment de culpabilité de la part des dernières personnes à avoir vu des victimes. Il était en effet assez courant que ces personnes se sentent indirectement responsable des catastrophes, qu’ils auraient pu faire en sorte que cela se passe autrement.

-Je travaille depuis dix ans avec le chef, il parle pas beaucoup quand quelque chose le tracasse mais je le connais bien. Je suis sûr qu’il se croit responsable, qu’il aurait dû être plus insistant ou quelque chose comme ça, pour la convaincre de rester vous voyez ?

-Je comprends, répondit-elle. Cela demandera du temps, il risque d’être difficile à vivre pendant plusieurs semaines.

-Probablement plus que ça, rétorqua-t-il.

-Que voulez-vous dire ? Monsieur… ?

-Appelez-moi Jérémy, c’est moi le cuistot. Ce que je veux dire, c’est que je pense que Marc en pinçait un peu pour votre cousine.

-Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? s’étonna Sophie

-Je le voyais bien, la façon dont il la regardait, on s’amusait beaucoup de ça avec mon commis, dès qu’elle passait dans son champ de vision, il la suivait du regard.

-Pourquoi me dire cela ? Vous pensez que ça a un rapport avec ce qui lui est arrivé ?

-Non je ne pense pas, mais c’est un type bien et je ne voudrais pas que vous ayez une mauvaise opinion de lui vous comprenez ?

-Je comprends oui. Merci Jérémy, si jamais vous avez une idée, des éléments qui vous viendrait en tête, est-ce que vous pourriez me contacter ?

Jérémy approuva, il jeta sa cigarette dans un lourd cendrier de ville, puis ils échangèrent leurs numéros de téléphones. Sophie le salua d’un signe de tête avant qu’il ne retourne à l’intérieur du restaurant, en fermant la porte de service derrière lui. Elle soupira en songeant au fait qu’elle n’avait pas appris grand-chose. Que son patron semblât en pincer pour elle ne l’avançait en rien. Pauline avait toujours eu un certain succès auprès des hommes, bien plus que Sophie, malgré leur ressemblance. Ce n’était pas étonnant : Pauline était la douceur incarnée, alors que Sophie était beaucoup plus énergique et n'était pas douée pour communiquer avec tact. Elle avait souvent la désagréable sensation de plaire au premier abord, mais que son caractère finissait par repousser les autres… Et ce qu’il se passait avec Aurore n’était qu’une démonstration de plus de cet état de fait.

Que devait-elle faire à présent ? Elle avait la sensation de se trouver dans une impasse et semblait avoir épuisé toutes ses options. Elle songea a rappeler Stéphane, mais elle doutait qu’il se montre coopératif après avoir dédaigneusement refusé la proposition de Florian.

Florian… elle avait beaucoup repensé à leur dispute depuis. Elle avait beau avoir la conviction que sa colère et son refus étaient légitimes, pour autant, elle était tiraillée à la simple pensée d’être en froid avec lui. C’était presque plus fort qu’elle, c’était le seul homme sur cette terre avec qui elle voulait absolument être en bons termes. Mais à quoi bon ? se disait-elle aussi. Il paraissait évident que lui ne ressentait pas la même chose pour elle, sinon elle se serait jetée dans ses bras depuis longtemps. Elle imagina, comme elle l’avait souvent imaginé malgré elle ces derniers jours, une situation où elle viendrait lui présenter ses excuses qu’il accepterait de bon cœur et que, dans l’euphorie du moment, il lui proposerait d’aller manger en tête à tête dans un bon restaurant avant de poursuivre par une balade romantique au bord de la rivière où il lui viendrait prendre sa main. Puis ils s’assiéraient sur un banc, observant les reflets du coucher du soleil sur la surface de l’eau, tandis qu’elle viendrait poser sa tête sur son épaule et, après de longues minutes silencieuses, ils tourneraient leur tête l’un vers l’autre avant de s’embrasser. Ce serait un long baiser, à la fois tendre et passionné, auquel aucun des deux ne voudrait mettre fin, mais Florian, n’y tenant plus, lui proposerais d’aller chez lui pour…

« Non ! pensa-t-elle, ça suffit, cesse de penser que ça pourrait arriver un jour ! »

Elle s’était tellement perdue dans ses pensées qu’elle n’avait même pas remarqué qu’elle était presque arrivée à son appartement. Elle termina rapidement son trajet et monta prestement au premier étage. Elle frappa machinalement chez Aurore, sans plus de succès que ces derniers jours (manifestement, le petit mot qu’elle avait laissé ce matin n’avait pas eu l’effet espéré) avant de rentrer dans son appartement. La dispute qu’elle avait eu avec sa voisine et son ancien chef avait au moins eu un effet bénéfique : elle était emplie depuis d’une certaine énergie et elle s’efforçait de maintenir son logement propre et ordonné. Au moins ne vivait-elle plus avec le sentiment d’être une fainéante procrastinatrice.

Elle fut tentée d’aller s’allonger sur son lit ou sur son canapé, de se connecter sur Banana « au cas-où » ou de tout simplement fermer les yeux et de poursuivre le scénario idyllique qu’elle imaginait avec Florian en profitant de l’intimité offerte par son appartement, mais elle savait que le faux profil ne serait pas sur le tchat de toutes façons et qu’alimenter ses fantasmes, même si c’était plaisant, ne l’aiderait ni sentimentalement, ni à résoudre le conflit qui régnait entre eux.

Sans meilleure option, elle décida d’aller faire un peu de sport. Malgré son rythme de vie décalé et les mauvaises habitudes alimentaires qu’elle avait commencé à prendre, Sophie était toujours parvenue à s’imposer au moins une séance physique par semaine depuis qu’elle était au chômage. Seulement, depuis le meurtre de Pauline, c’était la première qu’elle s’apprêtait à en faire de nouveau. Elle se changea rapidement, optant pour un legging recouvert d’un short, une brassière et un débardeur de sport avant de chausser ses chaussures de courses, puis sortit de chez elle. Elle frappa à nouveau chez Aurore, avant de lui dire à haute voix qu’elle allait courir un peu et que si elle le voulait, elles pouvaient y aller ensemble. La porte demeura obstinément close et muette cependant et Sophie se résigna à partir seule. Elle sortit de sa poche des écouteurs sans fil qu’elle mit dans ses oreilles et programma une liste de musique motivante sur son téléphone qu’elle rangea ensuite soigneusement dans sa poche, puis commença à courir.

Etonnamment, au vu tout ce qu’elle avait traversé ces derniers jours, elle avait de bonnes sensations dans les jambes, comme si celles-ci débordaient d’énergie après avoir été mise au repos plus longtemps que d’habitude. Elle ne ressentait aucune fatigue, même dans les montées tandis qu’elle profitait des descentes pour placer de fortes accélérations. Portée par la musique, elle avait parcouru plusieurs kilomètres dans un laps de temps très court comparé à ses performances habituelles. Elle n’avait pas prévu de parcours particulier, (d’ordinaire, elle courait une dizaine de kilomètres par séance) mais elle avait l’impression aujourd’hui de pouvoir en courir facilement, voir le triple. Elle transpirait plus que d’habitude cependant, mais elle se délectait de cet effort, comme si elle évacuait toutes ses mauvaises pensées accumulées à travers les porcs de sa peau.

Elle avait si peu l’habitude de parcourir autant de distance qu’elle n’avait pas réalisé qu’elle se trouvait à proximité de l’appartement où vivait Pauline jusqu’à ce qu’elle emprunte une petite rue familière. Elle décida alors de faire un petit détour pour se rendre au numéro quatorze d’une petite ruelle discrète, en face d’un appartement où elle se rendait régulièrement encore quelques temps auparavant. Elle ne s’attendait pas y trouver quoique ce soit d’utile pour ses recherches. Selon les informations diffusées à la télévision et sur internet, son corps avait été retrouvé juste devant sa porte, mais de cet évènement ne restait quasiment aucune trace. Ce n’était pas comme dans les séries policières, où elle aurait retrouvé un tracé de sa silhouette à la craie et des bandes striées jaunes et noires avec inscrit « do not cross » tendues de part et d’autre du trottoir. Ici, il n’y avait rien, hormis peut-être une marque sur le béton du trottoir, légèrement plus foncée que le reste de celui-ci. Était-ce un vestige du sang que sa cousine avait perdu, la nuit de son meurtre ?

Sophie resta là de longues minutes, à contempler cette tâche pendant de longues minutes, presque comme un recueillement. Une profonde nostalgie s’empara d’elle. Elle comprit alors, bien plus qu’elle ne l’avait compris jusqu’ici, qu’elle ne la reverrait plus jamais. Elle était infiniment triste, mais elle ne pleurait pas. Pourquoi ne pleurait-elle pas ? Avait-elle épuisé toutes ses larmes à force de pleurer depuis quatre jours ? Non, ce n’était pas ça. Au fond d’elle, elle comprenait qu’elle ne devrait plus pleurer pour elle, pas tant qu’elle n’aurait pas découvert le véritable coupable de sa disparition.

« Je te le promets, murmura-t-elle en fixant la tâche sombre, je te promets que je vais le retrouver »

Et c’est à ce moment précis, où sa nostalgie et sa détermination atteignirent leur paroxysme, où tout son environnement sembla comme s’effacer, se changer en vide, où l’univers ne fut plus composé que d’elle-même et de ce petit bout de trottoir, qu’elle eut une illumination. Elle comprit alors ce qu’elle devait faire, comment elle allait s’y prendre. C’était pourtant évident.

« Je vais t’avoir… » dit-elle avec un sourire.

Sophie termina son jogging sans écouteurs, préférant écouter le doux ronronnement de la ville dans ces petites rues résidentielles d’une fin de matinée pour accompagner son retour. A l’aller, elle s’était sentie pleine d’énergie, capable de battre des records de vitesse, mais elle avait atteint là un tout autre niveau. Elle était d’une légèreté surnaturelle, chaque foulée ressemblant à de véritables bonds, comme si elle faisait pour la première fois, une course de vitesse sur la surface de la Lune, où la faible gravité devenait son plus précieux allié.

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