Pourquoi le Selfie ?
Pause clope. Bien méritée je dois dire. Trois heures que je me bats avec la comptabilité moi qui déteste faire des calculs dont le résultat dépasse le nombre dix. Je sors me poser sur les marches à l’extérieur du centre commercial, le soleil chauffant mon petit dos tout coincé, un double expresso dans une main, une menthole dans l’autre. Merde j’avais dit que j’arrêtais. Ce sera pour un autre jour. Je regarde les gens. Les quelques fumeurs aguerris qui bravent le froid le col remonté jusqu’aux oreilles, les fins de conversations interminables qui gluent les protagonistes devant une porte entre ouverte, et deux jeunes filles. Non autant pour moi, une jeune fille d’environ quinze ans et une moins jeune fille de trente ans passés. La plus vieille tient un téléphone et filme ou photographie la plus jeune qui gesticule dans tous les sens. Je me dis « captation de souvenirs » lorsque j’entends « c’est bon ! » et je vois la Star du jour se ruer sur le téléphone pour voir le résultat. Est-ce son propre téléphone ? Est-ce qu’elle va recommencer son cirque si la vidéo ne lui convient pas ? Est-ce qu’on est dans une nouvelle ère où le principe du Selfie évolue ? Quelqu’un d’autre nous prendrait en Selfie ? Ce serait drôle. On pourrait appeler ça du selfie distancié. Ou un truc plus poétique genre… de la photographie ! Non mais franchement… Et puis d’abord c’est quoi cette manie de se filmer partout, tout le temps. Tiens ? Mais oui. Pourquoi ? Est-ce que le Selfie est un symptôme ou est-ce que c’est juste une mode ? Est-ce qu’il s’agit d’individualisme ou au contraire d’appartenance sociale ? Et surtout pourquoi est-ce que je ne comprends pas ce truc si singulier à ma génération ?
La définition officielle accordée en 2013 est « autoportrait numérique, généralement pris avec un smartphone et publié sur les réseaux sociaux ». On pourrait croire que trois éléments composent cette définition mais je vais en virer un qui s’apparente à enfoncer une porte ouverte : prendre une photo avec un smartphone plutôt qu’avec un 3310 c’est ce que j’appelle ne pas être trop con ( dû au fait non discutable qu’un 3310 n’a pas l’option photo et si tu sais pas ce qu’est un 3310… demande à Google ). Ce qui est important dans cette définition c’est le terme « Autoportrait » et l’usage qu’on en a. Parce qu’un autoportrait ça n’a rien de générationnel. C’est un choix artistique déjà bien présent dans toutes les cultures depuis le temps où l’on a réalisé que ce type dans la vitre qui fait les mêmes gestes que nous au même moment n’est ni plus ni moins que notre reflet. Mais pour le coup l’autoportrait numérique est une caractéristique générationnelle découlant directement du bourbier technologique dans lequel nous sommes. Je pense pouvoir dire sans prendre trop de risque que vous avez tous un ou deux disques durs de souvenirs divers et non trois quatre cartons de photos usées par la lumière du jour. N’étant pas là pour faire un cours sur l’histoire de l’art et n’ayant de toute façon pas les connaissances approfondies nécessaires pour vous le faire je n’irai pas plus loin qu’une petite étude comportementale sur l’art de l’autoportrait. Lorsque l’on peint un sujet, qu’on le photographie, qu’on le dessine, on « capture » l’instant. C’est à la fois un contrôle sur le temps qui passe et un désir de s’en saisir. L’autoportrait n’échappe pas à ces deux fonctions de l’image. La troisième fonction qui vient dans un second temps est communicative. On a voulu saisir, on a saisi, on partage. On partage par le regard de l’Autre, on partage chez soi au-dessus de la cheminée, dans un musée, une exposition. Il est intéressant ce mot : Exposition. On expose. Est-ce qu’il irait pas de paire avec la seconde partie de la définition du Selfie ? « publié sur les réseaux sociaux ». D’un autre côté je vois difficilement comment exposer ailleurs sans passer pour un égocentrique prétentieux. Warhol l’a bien fait mais c’est Warhol pas Jennyfer92. Il avait un peu fait ses preuves dans le milieu le garçon. Les réseaux sociaux eux sont bel et bien symptomatique pourtant. Ils ont été et sont encore conçus pour s’exposer soit même qu’il s’agisse de Facebook, Instagram ou pour la blague Skyblog (mais cherche sur Google bon sang, nous emmerde pas avec tes questions !) les réseaux les plus puissants du monde sont un journal intime poussé à son paroxysme. Le débat sur le journal intime est clos depuis longtemps, les études ont démontré qu’on écrivait de sorte que ça puisse être lu de façon consciente ou inconsciente. Et là où les thérapeutes se faisaient un fric fou, Zuckerberg a vu plus grand encore. Dans toute l’histoire de l’homme il y a une règle immuable qui est
que là où il y a un besoin il y a une invention. Et depuis quelques années déjà le besoin est dans l’individualité. Je suis quelqu’un d’à part entière. Ça vaut pour tout le monde mais c’est un réel besoin surtout dans les cultures comprenant une population massive. C’est vital. « Je ne suis personne. » Elle fout les jetons cette phrase non ? Bah voilà. Magie de l’internet, non seulement on peut montrer qu’on est quelqu’un mais en plus on peut être qui on veut. J’ai demandé à une amie plus jeune que moi qui me bombarde de Selfie « Pourquoi tu m’envoies des photos de toi ? Je sais à quoi tu ressembles a priori… » elle m’a répondu que c’était pour être avec moi tout le temps même quand elle est pas là. Si on n’est pas dans un besoin maladif d’exister je sais pas de quoi je parle…
Donc avec le Selfie, non seulement on documente sa propre vie, mais en plus on affirme son existence. Et de ce point de vu là, c’est plus du tout générationnel. Les premiers hommes faisait de même si je ne m’abuse. Ces peintures dans les grottes, qui ont été pensées, réfléchis, elles font preuve du même besoin ! J’étais là ! J’ai vécu ça ! Toi, l’Autre, quand tu verras ça, j’aurai partagé. C’est d’ailleurs une des choses qui nous différencie des animaux et qui a permis l’évolution à travers le temps. C’est la conscience de soi. Oliver (mon chat) il a conscience de moi, de l’autre aussi, mais de lui-même… bon c’est un mauvais exemple mon chat est un crétin. The point is, finalement le besoin d’exister combiné à une société de l’immédiat ne pouvait que donner naissance aux Selfies. On a la capture du moment présent, le partage instantané, la petite validation par autrui qui va bien et bim, mission accomplie. De ? La validation par autrui ? Ah bah si. Quand même. Les likes tout ça... Non parce que si on voulait pas se faire valider par les autres, la masse, la majorité, on posterait pas sur les réseaux sociaux. Non. On ferait des soirées diapos avec ses proches et on casserait pas les couilles avec des photos de pieds dégueulasses devant la mer méditerranée sur Instagram. Partager une image oui, partager tout et n’importe quoi avec comme légende « Il n’y a que la que je suis heureuse… » excusez moi mais c’est clairement un appel à l’aide. Déjà parce que j’aurais mieux compris la légende sous une photo de raclette entre potes et ensuite parce que sans l’hypocrisie de la convenance sociale, on s’en bat les reins que tu sois heureuse à la Grande Motte. Surtout si on y est pas au passage. Et qu’on est dans un sous-sol de centre commercial à la Défense. Et que ce qu’on appelle le Soleil est devenu une légende urbaine. C’est pas de la jalousie. J’aime pas la mer. C’est ce truc malsain qui ne consiste plus seulement à dire « Je suis là » mais qui hurle un « Et vous ? ». Je me sens déjà pas bien à l’aise dans notre système comparatif mais si en plus on se retrouve en comparaison avec des « gens » ( et je mets « gens » entre guillemets parce qu’il n’y a là plus aucune volonté de personnalité ) qui progressivement se fondent avec un vague idéal on tend à perdre toute notion d’existence. C’est quand même sacrément contradictoire non ? C’est complètement absurde de courir après la validation de la masse pour se sentir présent quitte à ne plus exister pour l’obtenir. Ou alors je suis trop vieille pour ces conneries mais ça sent tout de même mauvais cette affaire.
Alors peut être que comme tout, c’est aussi une question de dosage. Être capable de regarder autre chose que soit permet peut être de ne pas s’oublier maintenant qu’on sait comment exister. Ouai elle est complexe celle-là. Allez une dernière taffe et je retourne jouer avec la compta du Café.
…
Pourquoi moi, je n’aime pas les Selfies ? Pourquoi je ne supporte pas me prendre en photo, ou qu’on me prenne en photo à mon insu ? A quel point mon existence m’importe ?
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