Jane

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une capitaine des Hommes Libres

201222-215903

Aussi étrange que cela puisse paraître, ce témoignage est tiré du mémo-disque de l'individu. Les Hommes Libres sont en effet connus pour mépriser ces techniques issues de la Fédération. Longtemps perplexe face à ce disque, j'ai finalement pu prouver scientifiquement que l'individu en question n'était pas conscient de porter un tel équipement, ce qui explique, au moins en partie, sa présence.

--- Mmm mm, mm mmmmh... Mmm mm mmm mm...

Silvio fredonne encore cet air langoureux. En fermant les yeux, on pourrait se croire tous allongés. Sous des palmiers au bord de l'eau. À attendre la fin du coucher de soleil...

Ça pour attendre, on attend. Ça fait maintenant deux heures. Je leur ai demandé de me trouver une planque sympa dans ce coin d'espace. Je leur ai même montré derrière quel caillou on risquait d'en trouver une. Avec le temps, c'est devenu une seconde nature chez moi. Mais non. Ils vont analyser les retours du radar. Et leurs cartes. Et refaire leurs calculs plusieurs fois en espérant dénicher le petit coin idéal. Des fois, ils y arrivent. Des fois, ils finissent simplement par se rendre compte que j'avais raison.

Et à force, cette musique commence à me taper sur les nerfs. Pourtant, Silvio s'y connaît, c'est sûr. Il a du talent. Un talent que les filles de tous les docks où on accoste semblent apprécier. A-t-il déjà dormi seul en transit dans un port ? Pas depuis qu'il est arrivé dans l'équipe en tout cas. C'était il y a deux ans déjà. En deux ans, il a su peaufiner son art au point de le rendre énervant. Il a la fâcheuse tendance à nous faire entendre en jouant ce que personne n'ose dire. Et là, caché derrière ses cheveux longs, il en profite. Je crois qu'il fait exprès de se tourner de ce côté. Pour faire comme s'il ne voyait pas à quel point ça m'énerve. Si j'étais à sa gauche, du côté de son crâne rasé, il aurait déjà arrêté de chanter.

--- T'avais raison, on a trouvé une planque juste derrière le Roc L192, dit Micky à ses chaussures plutôt qu'à moi.

Il n'ose jamais me regarder dans les yeux. Plus depuis son premier soir à bord. La dernière recrue de mon équipe. Et dire que je croyais qu'avoir un si beau jeune homme dans l'équipe serait un avantage. Perso, j'ai du mal à m'attirer les faveurs  de certaines femmes. Il se pointait toujours avec son petit sourire d'ange pour discuter de tout et de rien. Tout en me faisant comprendre qu'il voudrait bien partager ma cabine. Je l'ai vite remballé avec quelques mots bien sentis. Je ne me souviens plus exactement. Mais ça devait être un truc du genre : « la prochaine fois que tu essaies de me draguer, t'auras intérêt à rapidement apprendre à nager dans l'espace pour rentrer à la maison ». Il était pourtant gentil. Mais je n'ai pas besoin de gens gentils autour de moi. Au moins, maintenant, il sait où est sa place. Et j'avoue que depuis, il évite de discuter quand je lui demande de faire quelque chose.

Aucun de mes hommes ne discute mes ordres. Ils me suivraient tous à l'intérieur d'une étoile si je le leur demandais. Je suis leur capitaine. Mais j'ai surtout gagné leur confiance et leur fidélité grâce à tout un tas de décisions difficiles. Tous sauf Micky. Il n'a pas été avec nous depuis assez longtemps. Mais il y viendra. Ils finissent tous par m'adorer d'une manière ou d'une autre. Et sinon, eh bien, on trouvera toujours un petit coin sympa où le déposer.

--- Bien. Ricco, pose-nous là-bas, éteins les moteurs et fais-nous discrets.

Discrets, moteurs éteints, mais prêts. Attendre, cachés derrière un rocher, qu'un vaisseau passe dans le coin. C'est ce que j'ai fait toute ma vie. Ou au moins la plupart des années qui valent le coup de s'en rappeler. C'est ce que les Hommes Libres (et les femmes libres) font le mieux. Nous sommes un peuple libre, convaincus d'être libres de prendre tout ce qui se présente à notre portée. Et libres de voyager au bout de la galaxie pour étendre notre portée... On organise des raids, on pille, et on écume le grand vide intersidéral comme les corsaires des légendes terriennes sillonnaient les mers. Ça devait être le pied comme job. Toute sa vie au milieu des mers de la Vieille Terre. Elles sont magnifiques. Enfin, j'imagine. Je ne les ai jamais vues autrement qu'en image dans des livres d'histoire. Et c'est pas comme si je risquais d'aller les voir  pour de bon un jour.

Les Hommes Libres ont quitté la Terre et le reste de l'humanité il y a plus de trois cents ans. La Fédération commençait à imposer trop de lois et de régulations à leur goût. Ils avaient soif de liberté. Et ils sont partis démarrer une nouvelle vie sur Taklo. Juste comme ça. Sans rien demander à personne... Et maintenant, nous avons toute la liberté de l'espace pour nous. Ou du moins, c'est ce qu'ils voudraient nous faire croire. Mais bien sûr, ce n'est qu'une illusion. Une belle illusion. Tout le monde y croit dur comme fer. Tous les hommes libres se rasent la moitié du crâne pour bien montrer qu'ils sont coupés du reste de l'humanité. Et les femmes aussi. Mais les autres races nous imposeront leurs lois à la première occasion. Nous devons nous préparer au combat. Le combat pour notre liberté. Celui que nos ancêtres n'ont pas eu à mener en mettant les voiles. Mais nous, nous n'y couperons pas. J'en suis sûre. Je le sens au fond de moi. Le Conseil des Chefs sur Taklo ne veut pas en entendre parler. Ils ne nous demandent que des raids, des pillages, de la marchandise fraîche et encore plus de raids. Ils croient que si on finit par être assez riche, on pourra acheter notre liberté. Ces crétins continuent à nous servir la même soupe depuis trois cents ans.

Quelqu'un doit faire quelque chose. Et puisque je n'arrive pas à convaincre qui que ce soit... Il va falloir que ce soit moi. Et je ferais mieux de ne pas tout foirer.

D'une certaine manière, j'ai toujours su que je n'étais pas qu'une simple pilleuse d'épaves spatiales. Je me suis déjà retrouvée fatiguée de jouer aux pirates. Effrayer les voyageurs pour piller quelques marchandises ici et là. Puis rentrer à la maison pour moins d'une semaine avant d'avoir tout dépensé. Tout ça finit par tourner en rond... En bon petit soldat des Hommes Libres, j'ai pensé qu'être plus qu'un pirate pouvait signifier être la femme d'un Chef. Histoire de pouvoir apporter ma dose de bons conseils en douce. Mais c'était surtout une belle connerie que je préfère oublier.

Je peux encore essayer de sauver mon peuple. Je peux encore devenir autre chose. Ne pas  laisser les anciennes et puissantes civilisations étendre leur emprise sur nous. Et aujourd'hui, je vais le prouver ! Grâce à Dieu. Et à ce petit trésor déniché dans notre dernier raid. Cette ancienne base de recherche à moitié désaffectée sur cette petite planète rocailleuse semblait n'attendre que moi. Avec ces schémas, je peux faire bien plus que voler quelques caisses de vin ou de diamants.

Bien plus. Mais la première partie du boulot reste la même. Rester tapis dans l'ombre. Sentir la tension monter dans l'équipage. Pendant ma première embuscade, j'étais celle qui était tendue, la peur au ventre. Pas la peur de mourir, non. Simplement la peur de ne pas être à la hauteur. De ne pas être aussi forte que les hommes qui m'entouraient ce jour-là. Maintenant, c'est au tour de Micky d'avoir la trouille. Mais je sais que lui a peur de mourir. Il ne peut pas rester en place. Il doit constamment bouger ses pieds, ses mains, ou même sa bouche. Même si personne ne se donne le mal de lui répondre. Ils sont concentrés. Et pas encore assez proche de lui pour avoir envie de le rassurer. Il va falloir que ça change. Si je veux aller plus loin, nous serons tous dans le même bateau. Même Micky.

Ça reste la même attente. Mais la suite ne sera pas l'exercice habituel. La technique standard pour un raid sur un transport de marchandises ne suffira pas. Arriver discrètement par derrière, commencer à tirer jusqu'à couper le vaisseau en deux, regarder toute sa cargaison se répandre dans l'espace au milieu des débris, repérer les marchandises avec le plus de valeur et les ramener sans trop de dommages dans la baie de chargement avec le bras robot. De bons yeux et des mains qui ne tremblent pas sur les commandes du robot, c'était tout ce qu'il fallait. Mais aujourd'hui, il va falloir plus que ça. Vitesse, précision, force et, plus que tout, détermination.

--- OK chef, arrimage au roc L192 dans cinq secondes.

Je l'imagine là-haut dans son poste de pilotage. Ricco, notre pilote avec son casque ridicule. Un antique casque de pilote de je-ne-sais-quoi-qui-pouvait-bien-voler-sur-la-Terre-il-y-a-deux-mille-ans. Aucun pilote ne porte plus de casque depuis bien longtemps. C'est drôle, comme tous les hommes libres ont un faible pour les vestiges de la Vieille Terre. La plupart ont tous un petit grigri fétiche comme ça. Même ceux dont l'origine remonte plutôt à Mars, ou dont les ancêtres n'ont jamais quitté Io. La Vieille Terre conserve toujours quelque chose d’envoûtant, pour tous les humains...  

--- Duo en approche. Le radar confirme : un cargo escorté par une frégate.  

C'était John, notre navigateur, avec sa voix calme. Pas besoin de se presser ni de crier tout de suite. Attendre le bon moment est l'essence même de l'embuscade.

Attendre... Juste un peu plus longtemps... OK, c'est bon comme ça. Allons-y.

--- Maintenant !

J'entends le moteur démarrer à pleine puissance, les tourelles se charger. Je sens le vaisseau se mettre rapidement en mouvement. Personne ne crie encore, ils savent tous quoi faire.

--- Ils nous ont repérés, dit John, toujours aussi calme.

--- Ricco, combien de temps avant d'être en position ?

--- Trente secondes, chef.

Ils aiment m'appeler chef. Surtout dans les moments de tension. Capitaine est bien trop formel pour des hommes qui se disent libres. Et Jane bien trop amical pour moi. Chef  est le titre donné aux membres du conseil qui nous gouvernent tous. C'est leur façon de dire que, pour eux, je suis la seule chef qui compte.

--- Dix secondes.

Allez, on y croit. Y'a pas de raison. Ça va bien se passer.

--- En position ! annonce Ricco.

C'est parti.

--- Harry, à toi de jouer, montre-nous ce que tu sais faire avec ces canons !

Le plus tôt serait le mieux, mais je préfère qu'il ne se presse pas non plus pour tout faire foirer. C'est la partie la plus aléatoire du plan. Les schémas montrent clairement où tirer pour immobiliser tout le vaisseau. Mais on y voit aussi très bien la précision requise pour un tel tir. C'est pour ça que j'ai dû forcer Ricco à nous approcher plus que d'habitude. C'est pour ça que je leur fais tous prendre des risques. Pour ça, et pour sauver la liberté des Hommes Libres.

Quand même, faut faire gaffe. Ce genre de frégate n'est pas un simple transporteur de marchandises. C'est un putain de vaisseau de guerre.

--- Missile en approche ! Huit secondes avant impact ! hurle John, un peu moins calme.

--- On ne bouge pas !

Harry, magne-toi le train s'il te plaît...

--- Je l'ai eu ! fanfaronne Harry.

--- T'as dû louper ton coup mon pote, ils virent de bord pour nous faire face ! raille Ricco.  

--- Harry concentre-toi bon sang !

--- OK, donnez-moi juste une seconde...

--- Seconde écoulée, je nous tire de là ! annonce Ricco.

Et merde ! C'était trop juste. Aucune chance qu'Harry puisse retrouver une ligne de tir maintenant...

--- Tu l'as eu mec ! Tout le vaisseau est désactivé, ils dérivent tranquillement vers nous.

--- Tu doutais de mes capacités John ?

Moi j'avoue que j'ai douté Harry... C'était quand même moins une !

--- Bravo les gars. Préparez-vous pour l'étape suivante. On fêtera ça quand ce sera vraiment fini.

C'était chaud, mais le plus dur reste à faire.

--- Le cargo se fait la malle avec toute la marchandise. Qu'est-ce qu'on fait chef ? demande John.

Il le sait très bien. Mais il se sent obligé de poser la question.

--- Rien. On ne bouge plus. On les laisse courir et on attend qu'ils se barrent avec le pactole.

C'est pas évident pour des Hommes Libres. Laisser partir la camelote sans plus aucune défense, c'est pas naturel. Mais on n'est pas venu ici pour ça.  

***

Voilà, c'est fait. C'était pas si difficile au final. Ces Haxiens de la Guilde ne sont pas des durs. Une fois leur chère marchandise à l'abri, ils n'ont pas cherché à faire d'histoires. Ils ont ouvert le sas de la frégate et se sont rendus.  Et me voici à la tête du premier vaisseau de guerre des Hommes Libres. Une vraie frégate de guerre. Pas un simple petit croiseur juste bon à tendre des embuscades.

Le premier, mais pas le dernier. Cette fois, c'est parti. Je ne peux plus reculer.  

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