Jour 17 [Répéter]

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La petite avance d’un pas lent et régulier entre les allées désertées du centre commercial. La chanson est une fois de plus revenue à son introduction grinçante ; les tintements de pièces ricochent entre les murs et les piliers en faux marbre. Mais elle n’écoute plus la litanie des flamants roses. Son attention est reportée sur quelque chose de plus profond encore.

Malgré le passage du temps, les traces humaines sont bien lisibles. Des lignes au sol marquent le sens de circulation. Des pictogrammes délavés indiquent les zones d’attente, les files prioritaires, les consignes de sécurité. Les comptoirs sont alignés comme des pupitres de contrôle. Des bips électroniques résonnent comme des plaintes spectrales – bips d’identification, bips d’autorisation, bips de validation.

Elle imagine les corps traversant ces espaces à la queue leu leu, tenant dans leurs bras des objets encore chauds du désir de possession. Prendre, porter, présenter, payer, repartir. Et recommencer ailleurs. Une boucle fermée, rudimentaire, sans finalité réelle. Seulement le geste, l’acte répété, l’impulsion satisfaite – puis relancée.

Elle descend un escalier d’urgence envahi de ronces et débouche dans un entrepôt secondaire. L’odeur y est différente : carton humide, colle vieillie, résine décomposée. Le sol est jonché de caisses éventrées, de marchandises éparpillées – stylos, chaussettes, jeux de cartes, sachets lyophilisés, outils de cuisine encore sous blister. Elle s’accroupit et saisit l'emballage intact d’un lot de trois éponges synthétiques, vendues pour absorber cent fois leur poids. Sur la face avant, un enfant rit, les mains dans la mousse. Elle retourne le paquet et lit les instructions. Trois étapes. Trois pictogrammes. Une promesse de résultat immédiat.

Son cœur primaire émet une impulsion lente. Le processus lui est familier. Non pas celui de l’achat, mais celui du cycle. À l’usine, elle prenait une pièce façonnée, la scannait, la déplaçait puis la rangeait, avant de saisir la suivante. Elle contrôlait et observait scrupuleusement les étapes de validation. Sans jamais se poser la question, elle répétait une boucle fonctionnelle et optimisée.

Et dans ce lieu, il y a trois cents ans, cela avait été la même chose, avec une autre chaîne logique, mais des gestes identiques : la main tendue, la lecture du code, la confirmation du prix. Chaque action était réglementée – et même parfois sacrée, comme si l’achat avait été un rite à accomplir. Le bip. Le clac. Le sac.

Elle se redresse et regarde autour d’elle, le lot d’éponges toujours à la main.

Elle ne voit plus un centre commercial.

Elle voit une usine, et des souvenirs remontent jusque dans sa mémoire vive. Pendant des cycles entiers, elle avait compté sans fin. Elle n’existait alors que par le mouvement, le rythme, la perfection du geste. Et les humains, ici, s’étaient infligé la même chose. En souriant parfois. En courant souvent. Mais toujours en boucle superflue.

Elle remonte l’escalier, traverse l’immense hall envahi de végétation dense – un immense figuier [Ficus carica] s’est installé sous les verrières crevées, ses racines profondément ancrées sous les dalles. Elle passe entre les portiques d’entrée, puis sous la coque éventrée.

Au loin, la rengaine de la caisse enregistreuse redémarre.

Money, it's a gas…

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