Jour 18 [Tracer]
Patiemment, la petite s’est hissée jusqu’au point culminant de la cité : le siège social d’un « capitaine de l’industrie », alors prospère et puissant, dont l’ossature de béton et d’acier résiste encore aux siècles. Les marches, disjointes et couvertes de poussière minérale, craquent sous ses pas. À chaque étage, elle examine des pans entiers de la façade qui s’est effondrée et ouvrant sur le vide. Elle monte, prudemment, absorbant les informations d’angles et de distances, mémorisant le tracé intérieur.
Au sommet, elle débouche sur une plate-forme circulaire ceinturée d’une rambarde à demi arrachée. Un vent fort se glisse dans ses cheveux, apportant des odeurs de rouille et de lichen. La lumière devient rasante ; les façades éventrées se parent d’or et de cuivre, et les ombres qui s'allongent sculptent les reliefs de la cité en un plan vivant : les toits noyés de végétation, les artères envahies de ronces, les clairières d’asphalte où s’alignent encore les carcasses de voitures forment une mosaïque fracturée.
Elle reste immobile quelques secondes, ses capteurs saturés de lignes, d’angles et de points de repère. Puis elle s’agenouille près d’une immense dalle de béton lisse, probablement détachée du toit incliné, mais intact, seulement abrasée par le temps.
Un ordre muet traverse son réseau interne : la phalange de son index se rétracte, dévoilant l’extrémité mate d’un émetteur d’émission cohérente focalisée. Un faisceau rouge sombre jaillit, concentré à quelques millimètres, assez puissant pour entamer la surface.
Elle commence à tracer : un cercle irrégulier pour représenter la ville, dans lequel elle inscrit lignes droites, courbes et fêlures. Des boulevards, des rues, des chemins de traverse. Chaque segment est ajusté avec soin, relié aux autres par des points, des marques, des symboles inventés : un carré vide pour le centre commercial avec au milieu une spirale pour représenter le figuier. Plus au sud, elle trace un triangle évoquant la statue du cavalier et, à côté, une ellipse grossière dans laquelle nage la silhouette d’un poisson. Le trait est fin, régulier, brûlant la matière de manière nette et définitive.
Elle n’efface pas les approximations – le véhicule dessiné parmi le bosquet de chênes verts ressemble davantage à un train qu’à un tramway. Elles font partie de ce qu’elle veut laisser, non pas de l’exactitude, mais du ressenti. Ce n’est pas seulement un relevé objectif, mais le récit condensé de ses jours dans la cité. De ce qu’elle a vu, de ce qui compte à ses yeux, de ce qui doit rester. Quand le faisceau s’éteint, son visage irradie d’une intense satisfaction.
Elle se redresse, observe son œuvre d’un pas en arrière. Cette carte ne guidera sans doute personne. Mais elle témoigne, pour quiconque la trouvera, que la petite a été là, qu’elle a regardé, mesuré, compris, et laissé un message qui lui appartient.
Puis elle se détourne, laissant derrière elle la dalle marquée gisant sur le sol du sommet solitaire, et commence à redescendre, portée par l’ombre grandissante qui envahit les rues.

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