La petite a quitté la tour et marche dans une rue en pente, bordée d’immeubles éventrés dont les fenêtres béantes laissent pendre des rideaux mangés de moisissure. La lumière du soir glisse sur les façades, rallume par instants les lettres effacées des enseignes. Elle avance lentement, comme si chaque pas ajoutait une strate à ses souvenirs récents.

Depuis qu’elle a gravé le plan au sommet de la tour, un processus nouveau travaille en elle. Non pas celui de l’archivage systématique, qui ordonne selon des catégories préétablies [espèce] [matériau] [fonction], mais un autre, plus souple, sans hiérarchie stricte, qui relie entre eux des fragments par résonance.

Elle ferme les yeux un instant, laisse défiler les images.

Le goupil dévorant le campagnol. Le bras mécanique répétant son geste inutile. Le mot « cinéma » peint sur un fronton. Les ammonites spirales, le rire de l’enfant sur l’emballage d’éponges, le grésillement de la caisse enregistreuse. Rien de cela n’a de place dans une taxonomie rigide. Tout peut se répondre autrement.

Alors, elle réorganise.

Elle crée une catégorie « Boucles » où elle range les gestes répétitifs, humains ou mécaniques. Une autre, « Échos », où résonnent la chanson de Pink Floyd, le silence des collines, le souffle factice de ses poumons. Elle rassemble sous « Traces » les fossiles, les graffitis, le plan gravé de sa propre main. Elle invente « Fragiles », pour les éponges synthétiques, les vitrines fissurées et les souvenirs qui s’effacent. Et « Fidèles », pour le figuier qui s’enracine, le merle qui s’ébroue et le Soleil qui la nourrit.

Les frontières ne sont pas étanches. Certaines données migrent de l’une à l’autre, se superposent ou circulent librement. Ce n’est pas une classification scientifique, mais un tissage sensible. Elle ne cherche pas à maîtriser, mais à relier les concepts entre eux.

Elle ouvre les yeux. Devant elle, une façade entière s’est affaissée, laissant voir la carcasse d’un appartement. Sur un mur encore debout, un papier peint jauni figure des fleurs bleues qui s’effacent sous la poussière. Elle enregistre l’image, puis l’inscrit sans hésiter dans la catégorie « Fragiles ». Mais aussitôt, la couleur bleue lui rappelle un ciel sans nuages, et l’image migre vers « Fidèles ». Elle sourit à ce déplacement sans règle.

Classer n’est plus ranger. Classer, désormais, c’est jouer.

Elle continue d’avancer, portée par ses nouvelles grappes de mémoire, comme si son esprit se transformait en un herbier étrange où chaque donnée trouvait non pas une place, mais une compagnie.