I
— Rakièl Diaz, quatrième du nom ! s’exclama Ross Librès, pourquoi je te surprends toujours à la même heure, en train de scribouiller sur ce carnet ?!
Sa grosse voix le fit sursauter et Rakièl manqua de faire tomber son journal, qu’il rattrapa in extremis du bout des doigts. Son Maître le scruta en fronçant ses sourcils drus et se posant la même question :
Pourquoi de toutes les générations des Diaz, que j’ai formées à devenir à leur tour maîtres dans l’art de forger, Rakièl me semble différent ?
Ross l’observa, attristé, s’affairer à reprendre le métier et soupira longuement. L’instant d’après, il tourna les talons, avec à l’esprit de nombreux questionnements.
Il est pourtant le plus doué de sa génération, étrange ! pensa-t-il encore une fois en sortant de sa forge.
Ross, le regard perdu sur le sentier de pavés pourpres, marchait en direction de la vallée. Sa forge était située au point le plus haut de ce souterrain. Un souterrain qui ressemblait plus à des montages du centre de Karah et, au milieu de celles-ci, siégeait une ville. Luzina était éclairée par une lumière artificielle développée par les savants magiciens et ce, depuis qu’Erizhaé avait sombré dans les ténèbres.
Il releva la tête et cette fois-ci, il perçut, plus bas, une jeune femme qu’il ne put reconnaître au premier regard. Tout son contraire, elle levait le bras et criait son nom. Ross s’arrêta et vit qu’elle se précipitait vers lui.
— Maître Ross ! Vous n’avez pas changé d’un cil, mais comment faites-vous ? Ne me dites pas que vous êtes immortel !
Ross bomba le torse, visiblement fier qu’une jeune demoiselle vienne lui faire la cour.
— Bonjour, que puis-je pour vous ? répondit-il d’une voix grave et suave.
La jeune femme s’esclaffa chaleureusement et se reprit :
— Maître Ross, mais c’est moi, Anaëlle Delattre !
Il la scruta de la tête aux pieds, mais rien ne lui vint sur l’instant. Puis quand il la vit se tourner pour observer la vallée, la tâche sur son cou lui avait rafraîchit la mémoire.
— Pas possible ! lança-t-il sourire aux lèvres, la fille de Roderez !
Anaëlle se retourna faisant danser ses cheveux acajou, son regard saphir se mit à briller de nostalgie.
— Vous voyez, Maître Ross, même votre mémoire est éternelle.
Puis elle se déplaça de côté pour essayer de voir la forge et demanda :
— Vous savez si Rakièl est là aujourd’hui ?
Ross eut un rire étouffé :
— Ce moins que rien passe le plus clair de son temps à écrire au lieu de forger ! Et si tu le trouves encore plongé dans son carnet, tu m’en feras part ! répliqua-t-il en approchant son visage de celui d’Anaëlle.
— Comptez sur moi, répondit-elle, les mains derrière le dos en croisant les doigts.
Ross la laissa passer et Anaëlle avança allègrement à l’idée de retrouver son ami d’enfance sous le regard amusé du Maître qui poursuivit son chemin.
Quand Anaëlle arriva devant l’atelier, son cœur se mit soudain à battre la chamade. Cela faisait bien des années qu’elle ne l’avait pas vue. Plus de dix ans les avaient séparés et elle était devenue une jeune femme, plus l’enfant fragile qu’elle avait laissé derrière elle. Main fermée contre sa poitrine, Anaëlle hésitait. Quand tout à coup, le bruit assommant du marteau qui tapait contre le fer la sortit de ses doutes. C’était maintenant ou jamais !
Anaëlle avançait lentement mais sûrement, tous les trois pas, le tintement se faisait plus fort encore, mais pas assez pour qu’elle ne puisse plus entendre son cœur. La forge était un lieu presque mystique. Autour d’elle, des piles de métaux dont elle ignorait la composition et ses odeurs acides l’impressionnaient. Et à voir comment étaient disposées les affaires, elle constata que cet atelier était des plus organisés. Lorsqu’une vague de chaleur commença à se faire sentir, Elle dénoua la ficelle de son corset afin de mieux respirer et il apparut de l’arrière du four. Rakièl, l’homme de ses souvenirs n’avait pas fait que grandir. Il l’irradiait de sa beauté naturelle et, sans le vouloir, elle tira sur la ficelle qui laissa encore plus entrevoir ses formes.
— Ra-Rakièl, prononça-t-elle si faiblement qu’il ne l’avait pas entendu.
Ce dernier plissa les yeux et prononça :
— Bonjour, si c’est pour une commande, je risque d’avoir du retard.
Elle n’en revenait pas de ce qu’elle venait d’entendre. L’aurait-il oublié depuis tout ce temps, la désillusion l’avait envahie. Elle détourna son regard du sien puis observa attentivement sur le côté où des épées étaient mises en vente, et une idée soudaine lui apparut en lumière.
— Monsieur, ces épées sont-elles à vendre ?
Rakièl se rapprocha des articles, essayant d’en chercher les prix.
— Oui, tout ce qui est exposé ici est, pour la plupart, à vendre, répondit-il en observant la finesse de ses bras et ajouta, cela dit, je pense qu’une dague serait plus appropriée pour vous, au regard du poids de ces épées.
Anaëlle s’enflamma :
— Parce que vous croyez que je n’ai pas de force !
Visiblement, Rakièl l’avait vexée. Sans attendre, il se saisit de la plus belle, faite d’un acier rarissime. À ce moment, elle aperçut les muscles de ses bras se contracter et lui fit entrouvrir ses lèvres. Ces années passées à forger l’avaient taillé comme un guerrier. L’air sérieux, il mit l’épée à l’horizontale et la lui tendit :
— Voulez-vous accepter, je vous prie ?
Point dégonflée, Anaëlle saisit à deux mains l’épée et bascula en avant. Voyant cela, Rakièl la rattrapa.
Même dans ses rêves les plus intimes, Anaëlle ne l'avait jamais vu de si près. Et quand ses yeux noisette croisèrent les siens, Rakièl la reconnut enfin.
— Anaëlle ?!
— Décidément, entre toi et Maître Ross, je me demande si j’ai bien fait de venir ! Elle se releva et croisa les bras en se retournant.
— Anaëlle, mais cela fait plus de dix ans, et puis il faut dire que tu as tellement changé !
Anaëlle devint plus rouge encore et lorsqu’elle revit son sourire enchanteur, elle ravala aussitôt sa colère.
Et avant qu’ils ne puissent approfondir davantage, une guilde composée de trois soldats apparut dans l’atelier, juste derrière Anaëlle. L’un deux, grand et fin, vêtu d’une tunique vert empire avança vers Rakièl et déroula un parchemin qu’il tenait entre ses mains :
— Rakièl Diaz, par ordre du Préfet de Luzina, vous êtes réquisitionné et de toute urgence ! lisait l’émissaire d’une voix ferme.
Elle voulut s’interposer, mais son élan fut aussitôt coupé par la voix nasillarde d’un homme massif qui posa sa main sur la fusée de son épée :
— À votre place, j’accepterais et sans discuter ! Si vous ne voulez pas qu’il arrive un accident à cette jolie demoiselle !
Pris au piège, Rakièl serra les poings et se résolut à les suivre. Quand tous furent en cercle, un diagramme apparut sur le sol et les fit disparaître, ne laissant plus qu’une silhouette blanchâtre de ces quatre hommes. Main devant la bouche, Elle semblait désemparée. Que se passait-il pour que l’autorité réquisitionne un forgeron ?
Arrivée au chemin qui menait à la Forge, Elle courait en tenant sa robe d’une poigne ferme et croisa de nouveau Maître Ross. La voyant ainsi, il s’interrogea :
Mmh, tout cela ne laisse présager rien de bon !
Il aperçut que son visage suintait, sans parler de ses joues rougies par l’effort. Elle s’arrêta et s’inclina en avant :
— Maître Ross… C-c’est... Rakièl… Il…
Voyant sa précipitation, il l’interrompit alors :
— Allons, reprends ton souffle veux-tu, on n’est pas aux pièces !
Anaëlle se redressa, et rien qu’à voir l’expression froide du Maître, elle s’aperçut que Ross commençait à s’impatienter. Par chance, elle se remit rapidement de sa course :
— Rak.... Rakièl a été réquisitionné par l’autorité préfectorale… et l’un d’entre eux m’a menacée. Aidez-le... Maître.
Ross se mura dans le silence un instant et tenta de mettre ça au clair. Et tout cela ne lui semblait pas clair du tout. Car du bâtiment préfectoral, il en revenait. Il inspira un grand coup et ajouta d’une voix rauque :
— L’enflure… Ramirez va me le payer ! lança-t-il en levant le poing dont les phalanges se mirent à blanchir.
Son regard se refroidit et continua son avancée, ignorant Anaëlle. Cette dernière le laissa partir puis un phénomène apparut. Jamais de sa vie, elle n’avait vu un homme s’enflammer au sens propre du terme. Et en ce moment, elle avait les gros yeux et le corps stoïque. Ross arborait des flammes orangées et il s’embrasait de plus en plus.
Pendant ce temps, Rakièl était retenu dans une cellule anti-magie. Cette pièce avait pour éclairage une ouverture carrée près du plafond, qui laissait place à un faisceau de lumière. Il, impatient, s’approcha de l’entrée et mit une main sur la poignée. L’instant d’après, il fut projeté contre le mur. Pris d’une décharge violente, il resta sonné quelques instants et se releva en se tenant la tête. Il se concentra pour invoquer son pouvoir, il y eut un léger crépitement et avant qu’il ne se passe autre chose, la trappe de la porte s’ouvrit laissant apparaître une paire d’yeux aux reflets dorés.
— N’essaie même pas, forgeron, ou tu risques de le regretter.
Mais la colère de Rakièl était trop grande pour écouter ce propos. Il puisait dans ses ressources magiques et lorsque ses avant-bras s’enflammèrent, sa magie futaspirée par un champ de force qui recouvrait les murs de la cellule. L’inconnu au regard d’or n’en revenait pas. Aucun mage, même de haut rang, n’avait réussi un tel exploit. Et il referma aussitôt la trappe. Un ricanement résonna dans la cellule et se prolongea un moment. Rakièl, allongé contre le sol, s’était évanoui.
Dans le bureau du Préfet, la porte s'ouvrit, Ramirez Diaz l’air suffisant se retourna. Le Préfet vêtu de sa longue veste pourpre entrouverte, glissa une main dans sa chemise couleur crème. Cheveux plaqués en arrière, il soutint le regard son bras droit, Luzi un mage noir de Luzina :
— Comment va-t-il ?
Luzi fit un large sourire :
— Toujours inconscient, je l’avais pourtant prévenu.
Ramirez se retourna vers la baie faite de vitraux, l’air songeur :
— Que va-t-on faire de Ross ? Il va sûrement débouler en flèche.
C’était ce à quoi pensait Ramirez en ce moment. Un long silence passa avant qu’il ne lui réponde.
— Il faut qu’il comprenne, mais si je dois déployer les forces spéciales pour l’arrêter, alors soit ! Le mage ferma les paupières et lorsqu’il les rouvrit, il annonça :
— En parlant du loup, j’ai lu qu’il ne devrait pas tarder à…
Des voix graves hurlaient derrière la porte du Préfet et celle-ci s’ouvrit en grand. — … arriver ! termina Luzi, le célèbre mage noir de Luzina.
Il se décala de quelques pas tout en observant le Maître forgeron s’avancer vers le bureau du Préfet. Ce dernier tapa du poing et attendit que Ramirez se retourne. Ce qu’il ne tarda pas à faire :
— Nul besoin de te mettre dans cet état, Ross. Je te referai un apprenti dès que possible. Ross vit rouge.
Il voulut le frapper, mais une force l’en empêcha :
— Un peu de respect pour le Préfet, forgeron ! affirma le mage d’une voix grinçante. Ross tourna la tête :
— Petit frère, je te renie !
Luzi détourna son regard et s’approcha de lui :
— Ne vois-tu pas ce qu’il est... Enfin, que ton apprenti n’est pas commun. Tu le sais autant que nous. Alors, accepte le présent que t’offre notre Préfet.
L’instant qui suivit desserra son emprise psychique.
— Accepte son triste sort ! annonça le Père de Rakièl d’une voix plus basse. La colère de Ross s’atténua.
— Tu vois, grand frère, que tu es la personne la plus raisonnée qui vit sur Luzina.
Ces propos étaient les mêmes que ceux de leur père. Sa colère laissait place à de la peine et la force de Luzi s’effaça, libérant ainsi son grand frère. Ross, tête basse, le regard perdu sur le bureau demanda :
— Pourquoi fallait-il que ce soit lui ?
Ramirez observait son vieil ami, d’un air désolé :
— Nous l’ignorons… mais sache que j’ai mis mes meilleurs savants dessus. Cette parole redonna un peu d’espoir au Maître de la Forge.
— Laissez-moi le voir.
Ramirez contourna le bureau et s’approcha de lui :
— Je vais y réfléchir... pour le moment, rentre chez toi.
La lumière de Luzina déclina pour laisser place à une nuit artificielle. Ross, l’esprit tourmenté, montait la pente qui menait à la Forge. Désemparé, on pouvait voir quelques larmes couler sur ses joues. Cela faisait bien des siècles qu’il n’avait pleuré. Cette souffrance lui rappelait celle qu’il aimait le plus en ce bas monde, sa femme, Daria. Grande prêtresse d’Erizhaé, elle qui sacrifia son immortalité avec bien d’autres pour que tous puissent vivre en paix, bien que reclus dans les profondeurs de Kuahra.
Il reprit ses esprits quand il vit Anaëlle, dos appuyé contre l’entrée de sa Forge. Et lorsqu’il s’approcha d’elle, il perçut sur ses joues des traînées de larmes séchées. Ross la souleva délicatement. Le Maître de la Forge marchait lentement afin de ne pas la réveiller et la déposa sur son lit. Puis en retournant dehors, il vit sur une étagère le carnet de Rakièl et se mit à sourire. Ross s’approcha, le saisit puis se dirigea vers la sortie de la Forge.
Il observa le plafond qui imitait si bien le ciel étoilé qu’il contemplait autrefois avec Daria. Il s’assit sur une vieille enclume, ouvrit ce journal et, dès la première page, il fut sidéré par son écriture. Cette dernière était lumineuse et éclairait son visage. Il tourna les pages et tomba sur sa dernière note :
Aujourd’hui, Maître Ross m’a encore surpris en train d’écrire mes déboires. Mais comment dire, il est doté de la plus grande bonté en ce monde, alors je l’écoute, car je suis persuadé qu’il me forme du mieux qu’il peut et ce, depuis mes sept ans. Que dire sur cet homme d’apparence froide : il est comme mon père spirituel et la Forge est mon deuxième foyer, à défaut d’en avoir un autre, au nombre incalculable de mètres carrés, le domaine de Ramirez Diaz, mon père.
Que dire sur lui, disons que je sais qu’il ne m’aime pas, en tout cas pas comme un fils. Quant à ma mère, Diana Diaz, n’en parlons même pas, elle a sûrement été choisie pour sa beauté de femme de Luzina, rien d’autre. J’aurais tellement souhaité rencontrer la première femme de mon père, cette immortelle au nom qui m’est inconnu. Je m’arrête là, car j’entends quelqu’un arriver.
Des images plein l’esprit, en ce moment même, Ross était fier de lire ces mots et triste à la fois. Mais une main fine et tiède se posa sur son épaule, interrompit cette pensée et il referma aussitôt le journal. Anaëlle s’assit et appuya sa tête contre son épaule.
***
Rakièl toujours inconscient se fit réveiller par la chaleur d’une lumière et lorsqu’il ouvrit les paupières, il vit une flammèche, d’une couleur inconnue, chatoyer comme jamais :
Rakièl, nous t’avons sciemment choisi. Ne laisse jamais personne user de ta force. Libère-toi de tout ce qui t’est cher. Nous reviendrons quand tu seras prêt.
Rakièl n’en croyait pas ses oreilles, une flamme inconnue lui avait parlé. De nombreux questionnements s’éveillèrent en lui. Il se leva et observa le faisceau lumineux. Quand tout à coup, le sol de la cellule se mit à vibrer et le mur où se situait l’ouverture carrée s’éclaira. Rakièl recula de quelques pas, en mettant son bras devant les yeux pour se protéger du rayonnement. Un pentacle rouge, au symbole inconnu, apparut, et lorsqu’il disparut, le mur n’était plus. Rakièl put voir un personnage recouvert d’une tenue sombre qui se tenait face à lui :
— Viens avec moi si tu ne veux pas mourir !
Rakièl hésita un instant et saisit cette main tendue. Ainsi, tous deux disparurent dans une fumée noirâtre.
Il ne fallut pas plus d’une heure pour que Luzi s’aperçoive de son évasion. Dans la cellule, le mage observa l’ouverture circulaire, la renifla en fermant les yeux. Mais Luzi ne sut point de qui venait cette magie. Ses yeux dorés luisirent comme jamais. Puis il s’avança vers l’autre côté où un passant marchait. Luzi l’interpella :
— Vous ! Dites-moi, qu’avez-vous ressenti il y a moins d’une heure ?
L’homme le regarda d’un air inquiet, il avait reconnu Luzi :
— Vous m’en voyez navré Maître Luzi, mais non, je n’ai rien ressenti.
Luzi tentait de se contrôler, et pris de rage, il empoigna l’encolure du jeune homme en plongeant ses yeux dans les siens :
— En êtes-vous certain ?!
La peur se lisait sur le visage du citadin :
— Oui… oui, Maître.
— Alors, vérifions cela ensemble !
Luzi pénétra l’entremise de son âme pour y lire tout ce qu’il pouvait et, quand il eut fini, l’homme tomba sur les genoux. Son corps avait été drainé de sa vitalité et la peau de son visage s’était comme momifiée. Luzi laissa derrière lui un cadavre et partit. Cette nuit s’annonçait froide comme la mort et sa noirceur laissa place à l’aube d’une nouvelle journée.
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