7. Baphomet

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Chez ses grands-parents, Maelys s’ennuyait. Surtout, elle s’ennuyait de la Chose. Maintenant qu’elle s’était habituée au gros volume de la créature, elle ne pouvait plus jouir sans. Ses petites explorations nocturnes, dans la solitude de son lit une place, ne se soldaient plus que par une frustration intense. C’était de plus en plus dur de se retenir de penser à la Chose et à ses étreintes torrides.

C’est un mail qui la décida.

Bon, j’ai réussi à demander à l’administration. En fait, ton contrat ne sera pas reconduit l’an prochain. Tu as fait trop d’heures. Désolée... J’ai essayé de pousser le truc, mais le département veut transformer tout ça en un demi-contrat d’ATER pour faire des économies. Comme ce ne sera pas suffisant pour reprendre tout ton service et qu’on n’a personne sous la main qui correspond, on fera appel en plus à un chargé de cours. Désolée, on se tient au jus !

Des kiss, Alice.

Maelys resta un moment interdite, le visage impassible. Ces derniers temps, on lui disait souvent qu’il ressemblait à un masque de nô.

C’était reparti. De nouveau, le chômedu, avec ces conseillers Pôle Emploi obtus qui ne comprenaient pas comment on pouvait travailler tout en étant au chômage. Les cartes bloquées, les chèques refusés. La petite valse morne de la précarité.

Bon. Au moins, Alice la prévenait à l’avance. Elle avait six mois pour se retourner. Avec le plus haut diplôme du système universitaire français pendu à son cou comme une enclume, une expérience à l’étranger et trois langues courantes, elle trouverait bien quelque chose. L’usine Elys, ou grillardin chez Buffalo Bill. De toute façon, elle n’était plus trop sûre de vouloir faire carrière dans ce panier de crabes. Cela faisait trop longtemps qu’elle vivotait.

Maelys reposa donc son téléphone et ouvrit son ordinateur. Elle fit un tour rapide sur Linkedin, cherchant à se remonter le moral avec son CV interminable et la photo plus jeune de dix ans que son profil lui renvoyait. Trente ans. Si seulement, elle avait su, à cet âge-là... Elle était encore bonnasse, à cette époque, avec des dents blanches et bien alignées. Elle croyait avoir la vie devant elle, un avenir souriant. Jamais elle n’aurait imaginé revenir en France la queue entre les pattes, devoir quémander aux Loris une cabane sans chauffage, entre sa sœur et ses parents. Encore moins finir en mode vieille fille à chat qui fantasme sur des bites de monstres en silicone. Quelque part, un truc avait merdé. Hichem avait raison : on avait dû la maudire, lui jeter un sort.

Maelys soupira, et consulta les messages sur le forum d’aspirants auteurs où elle documentait l’avancée (peu glorieuse) de ses projets éditoriaux.

Nouveau message. Une autre « copine », virtuelle cette fois, croyait lui rendre service en lui expliquant —démonstration à la clé — pourquoi elle, du haut de ses 25 ans, signait des romans à tout va chez les grosses maisons d’édition, alors que Maelys, pas du tout dans le coup, devait supplier les éditeurs pour qu’ils daignent ouvrir ses mails.

Tu devrais écrire des trucs plus consensuels, qui plaisent à tout le monde. Tes histoires bizarres là, c’est vraiment plate. Tiens, je t’ai justement généré un synopsis de romance de Noël avec la nouvelle IA... c’est ça qui marche en ce moment ! Ne me remercie pas, je fais ça pour t’aider.

C’en était trop. Il fallait échapper à cette réalité nulle à chier. Son frère n’était pas là pour la dépanner en beuh. Chez Moune et Poune, il y avait bien une vieille bouteille de cognac qui trainait, et du vin de table. Mais Maelys ne tenait pas l’alcool, et avec le prozac, c’était déconseillé. Après tout, c’était bien comme ça que Peter Steele était mort. Une grande perte, à la fois pour la musique et les femmes fans de gothique.

Maelys craqua devant Échappées Belles. Alors que sa grand-mère suivait les aventures de Tiga aux quatre coins du monde (qu’elle vie de rêve elle avait, celle-là !), Maelys se connecta au site de Pleasure Vault, son mac sur les genoux.

L’interface noire et gothique du site marchand la rassura immédiatement. C’est comme ça qu’il l’avait séduite : s’il avait ressemblé à n’importe quel pourvoyeur de contenu érotique, avec une série de dildos évoquant les outils de travail des grands acteurs pornos, ça n’aurait pas marché. Le braquemart de Rocco ne l’intéressait pas plus que celui de Roger. Quant aux innocents vibromasseurs à oreilles de lapin et autres canards en plastique qu’on vendait soi-disant « pour les filles », ils la faisaient encore moins rêver. Alors que les organes aliens et démoniaques de Pleasure Vault... Le pire, c’est que l’identité de la marque la décomplexait. La plupart des modèles faisaient référence à des créatures d’univers fantastiques ou de jeux de rôle : elle s’y sentait à sa place, bien plus que dans le sex-shop du coin.

Maelys se promena sur le site, regardant avec soin tous les modèles. Elle écarta le modèle « loup-garou alpha », en dépit de son statut de best-seller : le « nœud » au milieu de la hampe lui déplaisait (pas facile à enfiler). Le modèle « kobold » — une sorte de gnome malveillant des highlands à la sexualité débridée, qui surfait sur le potentiel érotique du kilt — était trop court. Le modèle « créature des mers », avec sa couleur fluo et sa forme effilée de dauphin, lui plaisait bien — en se baignant, Maelys avait souvent fantasmé sur un beau triton mâle qui l’aurait violée entre les rochers — mais il n’y en avait plus de disponible en « large ». Le dernier Black Friday avait vidé les stocks.

Déçue, elle allait abandonner lorsqu’elle avisa le modèle le plus vicieux de tout le catalogue : un énorme braquemart sombre et iridescent, à la pointe agressive et au fini veineux, qui triomphait au milieu d’un pubis de silicone particulièrement velu. « Baphomet », lu Maelys, en nage. Taille XXL. Une petite notice, en bas, précisait qu’il s’agissait d’un « challenge », réservé aux clients « aguerris ». N’importe qui d’autre aurait ri, mais Maelys, elle, comprenait le message. Elle le glissa sans hésiter dans son panier virtuel. C’était celui-là qu’il lui fallait. Les joues en feu, elle cliqua sur « acheter ».

— C’est beau la Norvège, hein ? lui glissa sa grand-mère en se tournant vers elle.

Sur l’écran, une flopée de saumons d’élevage s’ébattaient dans l’eau glacée d’un fjord.

— Magnifique, Moune, magnifique, lui répondit Maelys en jetant un dernier coup d’œil concupiscent à « Baphomet ».


*


Maelys rentra à temps de sa balade dans la neige pour intercepter le colis des mains de sa grand-mère.

— Ça fera 28 euros, lui lança le livreur UPS avec un demi-sourire entendu. À payer en cash : j’ai pas de TPE.

Maelys grogna et fouilla dans ses poches, évidemment vides, tandis que sa grand-mère s’activait derrière.

— Attends, j’ai du liquide dans la grosse boîte du secrétaire...

— Moins fort, Moune, la tança gentiment Maelys tout en acceptant les billets d’un air contrit.

À presque quarante ans, elle en était réduite à dépendre du porte-monnaie de sa grand-mère. Heureusement, cette dernière ne chercha pas à savoir ce qu’elle avait acheté.

— Ouh, c’est cher, pour une sculpture en silicone ! s’écria-t-elle en refermant la porte.

Maelys acquiesça, rouge écarlate — heureusement, Moune n’avait pas l’esprit mal placé — et elle s’empressa de ranger le carton dans sa chambre à l’étage.

Baphomet patienterait jusqu’à la nuit noire pour en sortir.


*


Maelys attendit que tout le monde soit au lit pour tester son nouveau jouet.

Et comme la première fois, la magie opéra.

Elle ne pouvait pas vraiment le voir dans le noir, mais elle discerna deux cornes, trois yeux rouges et une taille immense. Comme le démon alien, il avait des doigts griffus et une queue d’acier, qu’il enfonça sans préambule entre ses cuisses après lui avoir plaqué les genoux sur les épaules. L’accouplement fut vigoureux, et se solda par une abondante éjaculation sur son ventre.

— La prochaine fois, ce sera dans la bouche, la prévint-il d’une voix rauque et chaude, avant de disparaitre.

Ne restait dans l’air qu’un fumet animal et épicé, mêlé aux remugles de sexe et de sueur.

Maelys resta un instant dans la même position, nue et pantelante. Le site n’avait pas menti : celui-là était sportif. Plus barbare, aussi : elle avait senti de la fourrure contre ses cuisses pendant le coït, et au plus fort de l’acte, il avait poussé des grondements de bête.

Maelys s’endormit du sommeil des anges. De ceux qui étaient descendus sur Terre, et qui avaient chuté en forniquant avec les filles des hommes. Il fallait reconnaître que c’était plus efficace que l’alcool ou le prozac !

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