Héloïse S. Mrchll
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Défi
La ville n’avait jamais eu de nom, me souvins-je. Ni d’histoires propres à elle-même. C’était une ville oubliée de tous, ou presque, qui ne subsistait que par quelque magie que j’étais bien en peine d’expliquer malgré les trop nombreuses fois où je m’y étais rendu. De nuit comme de jour demeurait-elle d’un gris insipide, recouverte d’un voile nuageux que rien ne semblait pouvoir transpercer, ni la lumière d’un soleil inexistant ni la main bienveillante de quelque dieu empli de miséricorde. Et éternellement le ciel déversait ici une pluie torrentielle qui n’en finissait pas d’assombrir le paysage, comme si celui-ci n’était déjà pas assez obscur.
Je m’arrêtai un instant à l’entrée de la ville, parcourant des yeux les ombres qui m’entouraient, apercevant de temps à autres le simulacre d’un être ou d’un bâtiment que la pluie ne me cachait pas entièrement. Je baissai un instant les yeux vers le sac que je tenais à la main, lourd d’un poids qui s’était allégé depuis peu, aussi froid et immobile que ce que j’étais venu apporter ici. Redressant le parapluie qui me protégeait du déluge perpétuel, je relevai les yeux et entrai dans la cité d’un pas monotone, las du devoir qui était le mien.
Aussitôt croisai-je quelques passants qui erraient de ci de là sans véritable but, déambulant simplement car c’était là la dernière chose qui leur restait à faire. Une dizaine de parapluies boitants ou traînant leur manche, leur toile percée, déchirée en de multiples endroits, le fer de leurs tiges tordu, rouillé, disparu pour certains cas, le bois de leur support rongé par les termines, le plastique affaissé de moisissure. À mon passage tous tournèrent vers moi leur toile abîmée, admirant avec envie le parapluie qui était le mien, certes ancien mais encore en excellent état, manipulé qui plus est, à l’inverse d’eux autres oubliés qui comme le reste de cette cité avaient été menés ici pour y croupir.
Un bruit ignoble de fer déchiré me parvint alors, bientôt suivit d’une giclée d’étincelles survolant la chaussée mi pavée mi éclatée de nids-de-poule. Apparut alors un véhicule d’un autre temps, rongé par la rouille jusqu’au plus profond de sa carcasse, les deux roues du côté gauche manquant cruellement à l’appel. Elle passa en sens averse à toute allure, suivie d’une autre voiture aux pneus fondus et à la carlingue couverte d’une suie noire qui rien ne pourrait effacer, les phares avant brisés pour n’en laisser que des morceaux de câbles.
Je détournai les yeux et poursuivis mon chemin dans le silence que seule la pluie battante brisait dorénavant. Dans la noirceur du paysage, un néon d’un rose passé clignota sauvagement, crachant de temps à autres quelques cris d’électricité mal traitée. Dans la lumière diffuse quoi que pauvre du néon à l’abandon se tenait un chat, son ombre aussi grise que le reste de la place. De tout ce que je pus voir de lui constatai-je seulement qu’il était famélique, pour ne pas dire rachitique, décharné, meurtri dans sa chair trop maigre où ne pointaient que les os sous son poil humide.
Un peu plu loin encore croisai-je ce qui semblait être un coin de rue, où s’amoncelait une montagne de poubelles de toutes sortes, faites de sacs plastiques ou d’armature de fer, dont de celles-ci s’échappaient quelques affiches détrempées, émiettées pour la plupart, les plus anciennes d’entre elles n’étant alors plus qu’une bouillie dans les flaques. À côté des poubelles, un camion paraissant blanc de prime abord se terrait, lui aussi recouvert d’une suie que rien d’autre ne pourra remplacer. De ses fenêtres fondues s’échappait une âpre fumée qui, me parvenant ensuite, me transmit l’odeur oubliée d’une pizza cuite au feu de bois.
Enfin quelques lumières me parvinrent, transmises par une lignée de lampadaires aux ampoules semi éclatées, tordus telles des sentinelles tombées sur le champ de guerre. Ils projetaient alentour une lueur faiblarde qui pourtant suffit à rendre momentanément vie aux bâtiments qui les entouraient, de tailles et de formes improbables, de briques, de tôle, de plâtre, tous différents des uns des autres tout en étant cruellement semblables de par l’état dans lequel ils se trouvaient et qu’ils recouvrèrent bientôt, une fois la lumière passée, les projetant à nouveau dans les ombres à qui ils appartenaient.
Je m’arrêtai finalement au numéro huit, ou du moins ce qui me paraissait être le cas, ledit chiffre s’étant dissipé depuis bien longtemps, ne laissant sur le mur que la trace vague de son existence. Au-dessus du palier de ce qui dut être autrefois une belle demeure, s’élevait une toiture protégeant l’entrée du déluge sempiternel. Sur celle-ci se dressaient cinq gargouilles, qui tombant en morceaux qui entaillées par la corrosion de l’eau. Si d’antan ces gargouilles avaient eu un visage, elles n’en avaient plus guère aujourd’hui, disparu dans l’oubli qui forgeait ce monde.
Je m’avançai jusqu’au palier et y posai le sac qui était le mien. Les gargouilles bougèrent de concert, ce penchant par-dessus la toiture dans l’espoir d’apercevoir ce que j’emmenai en ce jour. Une main tenant toujours fermement le parapluie qui me protégeait, je me servis de l’autre pour ouvrir le sac. Je la plongeai à l’intérieur pour la ressortir aussitôt, tenant entre mes mains la fourrure glaciale de la mission qui me menait en ces lieux. La gargouilles regagnèrent avec indifférence leur place originelle tandis que je déposai le chaton sur le palier.
Son poil autrefois roux bleuissait dorénavant du froid hivernal duquel il n’avait su échapper. Ses membres étaient rigides, et à jamais le resteraient-il à présent. Son museau quant à lui avait noircit, ses prunelles étaient devenues blanches, ne voyant plus guère que le noir, non pas qu’il y eut quoi que ce fût à admirer ici. Le chaton bougea imperceptiblement les pattes, puis sa tête se tourna vers moi avec nombre de craquements de glace. Son regard, bien que voilé, semblait interrogatif quant à l’endroit où il se trouvait.
« Tu es dans la ville des Oubliés petit, l’informai-je d’un ton morne. Là où vont tous ceux que le monde des vivants a oublié. »
Le chaton détourna la tête et considérant ma mission achevée, je refermai mon sac, le pris en main et repartis de là d’où je venais. Je traversai en sens inverse la ville que je venais de parcourir, sans attention aucune pour ceux qui s’y trouvaient. Je ne les voyais tout simplement pas. Car sitôt ma mission accomplie oubliai-je même la cité, mené uniquement par les pas qui me guidaient, à la recherche de la prochaine âme pour qui j’effectuerai une fois de plus le voyage.
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Défi
Les hommes tombèrent à genoux dans un claquement de fer, noyant leurs chausses dans la boue rougeâtre. Aucun d’eux n’osait lever la tête, tous gardaient les yeux baissés sur la terre humide dans laquelle ils avaient été jetés, leurs poings enchaînés dans des entraves de fer auquel nul n’avait su échapper. Autour d’eux, les hommes de la reine veillaient, une hampe épaisse surmontée d’une pointe en fer dans la main, une épée recourbée à la hanche, et une hache à double tranchant dans le dos. Sa Magnificence n’avait jamais su plaisanter sur ce genre de sujets. L’un des hommes s’avança vers les prisonniers, les toisa un instant de toute sa hauteur, et se tourna vers l’un de ses subordonnés.
« Allez chercher une corde, solide, ainsi que le cheval de bât. Libérez-le de ses charges et installez-le sous un arbre, dont la branche la plus basse est assez haute pour pendre ceux-là.
— Ne voulez-vous pas plutôt les exécuter, capitaine ?
— Ce sont des contrebandiers, on les pend. »
Le sergent ne chercha pas à discuter plus sur le sujet, il s’éloigna vivement des prisonniers et alla vaquer à ses tâches. Le capitaine, jugeant que les captifs ne fileraient pas en douce, envoya ses autres hommes rassembler les marchandises des contrebandiers. Après un dernier regard pour les prisonniers, il s’éloigna également et supervisa l’installation du noeud coulant à une branche de saule. Gendric Sanfort baissa un peu plus les yeux, les épaules affaissées par le poids de la sentence qui le condamnait. À ses côtés, ses camarades n’avaient guère meilleure mine. Certains, parmi les plus dévots, priaient pour le salut de leur âme tandis que d’autres se lamentaient du sort qui les attendait. Quelque part à sa gauche, l’un des hommes pleurait, geignait dans sa barbe qu’il ne méritait pas ça. Aucun d’eux ne le méritait. Pas pour quelques sacs de blé.
« Il est bien triste de vous voir ainsi. »
Gendric releva la tête et chercha des yeux l’origine de cette voix. Elle n’appartenait à aucun des hommes de la reine, il en était certain. Celle-ci était plus douce, plus suave, plus mielleuse, telle une pomme enrobée de caramel. Un ténor doux, tranquille, guère perturbé par les événements récents, comme si tout le sang versé et qui embourbait la terre n’était qu’une délicieuse mascarade. N’osant élever la voix de peur d’attirer les soldats, Gendric se contenta de survoler du regard chaque endroit à sa portée, à la recherche de celui à qui appartenait cette voix semblant venir d’ailleurs.
« Je suis ici. »
Gendric tourna vivement la tête. À sa droite, un homme s’appuyait nonchalamment contre la cargaison que les soldats avaient confisquée aux contrebandiers, les bras croisés sur la poitrine. Il était plutôt grand, et svelte, et sa posture relativement redressée laissait à supposer qu’il s’agissait d’un homme au statut important. Malgré la fraîcheur de la nuit, il ne portait qu’une chemise de lin fin, aussi grise qu’un nuage plein d’orage, avec comme par-dessus un surcot de cuir noir doublé de gris. Ses chausses, noires, semblaient légères, soutenues aux hanches par une ceinture de cuir argenté. Enfin portait-il une paire d’heusses noires aux pieds, toute une tenue qui lui donnait une allure à la fois étrange et majestueuse.
L’homme se redressa souplement et approcha des prisonniers d’un pas léger, si aérien que Gendric crut l’espace d’un instant que ses pieds ne touchaient guère le sol. L’homme avança dans le plus grand silence, sans la moindre succion de botte dans la terre bourbeuse, et s’arrêta devant le maître contrebandier. Celui-ci leva le nez et planta les yeux dans ceux, gris, de l’étrange inconnu.
« Il est dommage, reprit ce dernier, de finir ainsi malgré vos talents. Remarquables, soit dit en passant. Je connais votre réputation mieux, je crois, que la plupart des gens n’oserait s’en vanter.
— S’il plaisait à m’sire de nous libérer, répliqua le contrebandier, on pourrait encore user d’nos talents.
— Vous libérer… je le peux, certes. Mais que me vaudrait cela ? Qu’est-ce que des hommes tels que vous auraient à m’offrir ?
— Tout, s’empressa de répondre Gendric. Tout m’sire. On s’mettrait au service de m’sire, si ça lui plaisait.
— À mon service ? C’est une proposition intéressante… »
Dans le lointain, l’écho des soldats au retour se fit entendre. Les muscles du contrebandier se crispèrent, et du coin de l’oeil put-il voir ses pairs en roidir de même. L’homme en revanche ne sourcilla guère, aucun tressaillement quelconque ne vint perturber sa posture. Gendric jeta un rapide coup d’oeil par-delà l’homme, à la recherche de ceux de la reine, qui approchaient. Puis il releva la tête.
« Nous ferons tout ce que vous demand’rez, m’sire ! »
Ses pairs hochèrent vigoureusement la tête en signe d’approbation. Une minute durant, l’homme ne bougea toujours pas, scruta de ses prunelles grises celles, plus sombres, du vieux contrebandier. Enfin, un sourire fourbe, presque crochu, étira ses lèvres blanches. Gendric eut à peine le temps de battre des cils que l’homme avait disparu. Désorienté, il regarda tout autour de lui sans trouver trace de l’étrange personnage. Lorsque les soldats revinrent près des prisonniers, ceux-ci baissèrent à nouveau les yeux, cachant leur visage dans l’ombre, comme si cela pouvait faire la moindre différence.
Soudain, un cri déchira la nuit. Tous se figèrent dans le camp. Un deuxième cri retentit. Les hommes de la reine se saisirent de leur lance et bandèrent leurs muscles dans l’attente du combat. Le capitaine s’époumona à la ronde, demanda qui allait là. Nulle réponse ne lui vint, aussi invectiva-t-il ses hommes de se tenir prêts. Alors, sans un bruit, des mains géantes sortirent des ombres et se dressèrent au-dessus du campement. Non pas, pensa Gendric. Les mains étaient d’ombres, à la fois noires et transparentes, s’étirant dans la nuit jusqu’à couvrir la lueur de la lune. Les soldats écarquillèrent les yeux, la peur s’empara peu à peu de leur coeur. Et avant même que l’un d’eux n’eût l’idée de faire preuve de courage, les mains s’abattirent sur la garnison, entraînèrent avec elles les soldats qui s’enfoncèrent dans la terre. Certains tentèrent de s’enfuir, vainement. D’autres mains apparurent, les attrapèrent et les tirèrent avec elles dans les ombres, où ils disparurent à leur tour, corps et cris.
En quelques minutes à peine, tout était redevenu calme, et les seules traces qui subsistaient encore des hommes de la reine étaient leurs chevaux et la corde de potence, qui se balançait doucement au bout de sa branche. Dans un « clic » métallique, les fers qui jusqu’alors entravaient les contrebandiers tombèrent avec un bruit mat dans la boue, laissant leurs poignets aussi libres qu’ils l’étaient avant l’arrivée des soldats. Gendric se releva, immédiatement imité par ses comparses, et se massa les poignets, quelque peu endoloris par les fers. Il regarda tout autour de lui à la recherche des soldats, sans en trouver aucun. Et alors qu’il s’extasiait de ce fait, l’homme qui s’était présenté tantôt réapparut, aussi soudainement que la première fois.
« Satisfait de ma prestation ? » demanda-t-il d’une voix suave.
Gendric tomba à genoux, aussitôt suivi par ses comparses. Il ramassa une dague, à demi dissimulée dans la boue, et la tendit à l’homme en courbant la tête.
« Maître des ombres, nous sommes pour toujours vos obligés. »
Un sourire étira les lèvres fines de l’homme, qui se saisit de la dague avec délicatesse.
« Apprêtez les chevaux, ordonna-t-il, et équipez ceux que vous ne pourrez monter de tout ce qui reste. Nous pourrions en avoir l’utilité. »
Gendric se releva prestement, et d’une voix de tonnerre ordonna à ses hommes de rassembler les chevaux, les vivres et le matériel. Puis il s’inclina devant l’homme, et partit s’occuper des préparatifs du départ. L’homme le regarda partir, puis leva la dague devant lui, et son sourire s’agrandit.
Maître d’Ombre. Cela lui plaisait énormément. Et bien qu’il ne demeurât pour l’instant qu’un joueur, il était certain d’obtenir ce qu’il désirait. Tout ce qu’il devait faire, c’était se montrer patient. Ainsi, les pièces viendraient d’elles-mêmes à lui. N’était-il pas, d’ailleurs, en train d’en contempler une ?
Eh bien, Votre Grâce, pensa-t-il avec grande satisfaction. Êtes-vous prête à jouer avec moi ?
Comme en réponse à sa pique, la dague luisit d’un éclat bleu. Un nouveau sourire s’étira sur ses lèvres.
Et d’une. N’en manque plus que neuf.
D’un mouvement du poignet, l’homme attira les ombres, qui s’enroulèrent autour de la dague. Et lorsqu’elles s’en furent, elles l’emportèrent avec elles.
Que le jeu commence.
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Défi
« Aide-moi. »
La simple pensée de ces deux mots me firent frissonner tel que cela me prit plusieurs minutes pour faire cesser les tremblements. L’ancre s’était atténuée, les lettres écrites à la va-vite ne ressemblaient principalement qu’à un enchevêtrement de lignes et de boucles, toutefois j’avais compris la signification de ces quelques traits en un instant. Pire que tout, j’en avais reconnu l’auteur. Nous ne nous étions pas vus depuis près de treize ans mais son visage, chaque jour, hantait mes pensées.
Pourtant, cela n’était pas faute d’avoir essayé d’oublier.
Mes mains tremblèrent à nouveau. Je fermai les poings et les serrai contre moi dans l’espoir que cela aiderait à en atténuer les spasmes. Lorsque ceux-ci se calmèrent enfin, je repris la préparation de mon unique bagage. Dans le sac de toile que j’étais parvenu à me fournir à un prix modique, je fourrai une poignée de vêtements, une bourse pleine, et autant de denrées qu’il pouvait en contenir. Après quoi je glissai un coutelas à ma ceinture, une escarcelle partiellement remplie dans une poche et une carte aussi vieille que moisie, pliée et repliée d’innombrables fois, dans l’autre, ainsi que le message reçu quelques heures plus tôt. Enfin, j’enfilai une cape, mis le sac de toile sur mon épaule et sortis de la chaumière qui avait été la mienne ces dix dernières années.
Je m’avançai sur le chemin de terre et quittai mes terres sans un regard pour elles, les yeux obstinément tournés vers l’horizon. Mon coeur se mit à battre plus vite lorsque le message me revint en mémoire.
Aide-moi.
Sa voix résonna dans mon esprit aussi vivement que s’il s’était tenu à mes côtés, son regard empli de reproche et de haine posé sur moi, tandis que le sang d’Elyna maculait ses mains. À cet instant, je les revis tous deux plus nettement que jamais, comme si nous nous étions quittés la veille au soir. Elyna, souriante d’un sourire qui illuminait quiconque l’apercevait. Éphyr, dont la mine austère n’avait d’yeux que pour elle. Et moi, l’intrus dont ils auraient pu se passer et que, pourtant, ils avaient choisi de garder parmi eux.
De même me souvins-je de la dernière fois que nos vies s’étaient croisées. Nos vies… sa mort. Tout avait été de ma faute. Je m’étais montré trop imprudent, trop confiant. J’avais négligé mon rôle, trop certain de mes capacités à réagir rapidement et à maîtriser la situation. Puis ils étaient sortis de nulle part, trop nombreux pour que je fusse en mesure de les ralentir tous. Je n’avais pas même eu le temps de prévenir mes collègues de larcin. Je revis tout clairement. Les pas trépidants des soldats en approche. Le métal luisant de leurs lames. La lutte acharnée que j’avais menée pour me sortir du traquenard. Le cri d’Éphyr. Le sang d’Elyna. Ses yeux éteints. Son corps sans vie. Les mains d’Éphyr autour de mon cou. La haine dans ses yeux.
Je ne me souvenais plus de la manière dont je m’étais pris pour échapper à son étreinte, mais j’entendis encore son cri de rage, ses insultes, ses malédictions. Sa promesse de me retrouver. Et il le fit. Après treize ans de silence, le voilà qui réapparaissait sous la forme d’un parchemin, exigeant de moi de l’aide. Je n’avais même pas essayé d’ignorer son appel. Je me devais d’y répondre. Pour Elyna. Pour ce que j’avais fait.
J’ignorai où se trouvait Éphyr, dans quelle situation il était. Mais cela importait peu. Je me savais capable de le retrouver. J’avais été traceur, dans une vie lointaine. Et traceur je devais redevenir. La première chose que tout traceur apprend est qu’il faut retourner au point de départ, si nous ne savons pas où aller. Mon point de départ était loin, là où j’avais vu Éphyr pour la dernière fois. Là où Elyna était morte par ma faute. Mon corps tout entier se révulsait à l’idée d’y retourner. Mais je m’y forçai.
Pour Éphyr.
Et pour elle.
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« Dépêchons ! Nous ne pouvons perdre plus de temps. »
Emyl détourne les yeux des toiles en dépit de son envie de rester et suit le veilleur, qui s’éloigne silencieusement et pénètre le corridor. Ils quittent tous deux le boudoir des rêves et cheminent, toujours en silence, jusqu’un croisement poinçonné d’enseignes directionnelles. Le veilleur continue son chemin, n’hésite nullement. Emyl, inversement, se fige un moment et jette un oeil vers les enseignes. « Cours des murmures » indique l’une d’elle, celle qu’emprunte présentement le veilleur. Intrigué, le jeune homme se dépêche de rejoindre le veilleur.
Le corridor prend fin brusquement, et s’ouvre sur une cours immense, le sol revêtu de briques grises. Du reste, l’endroit est vide de tout ornement divers. Toutefois, une mélodie insolite, d’une source inconnue, se joue en ces lieux. Une fois de plus intrigué, Emyl se fige, tend l’oreille. Il s’en rend compte brusquement, ce qu’il entend n’est guère une mélodie. Ce sont des voix, des voix mêlées, quelques unes très douces, quelques distinctes plus sonores. Des voix d’hommes, de femmes. Des jeunes, des plus mûres, enchevêtrées en une mélopée dont Emyl ne comprend guère les mots. Le veilleur se rend bien compte que le jeune homme ne le suit plus. Il se fige, se retourne, l’observe.
« Que sont ces voix ? s’enquiert Emyl.
— Des secrets, répond le veilleur. Les secrets des mortels. Ceux qu’ils chuchotent loin des yeux, les prières, les colères silencieuses, les mystères de leur coeur.
— Que disent-ils ?
— Pour les comprendre, petit, tu te dois de les écouter », dit le veilleur.
Emyl hésite un moment, puis il se penche lentement, pose quelques doigts sur les briques, s’étend sur le sol et y pose l’oreille Le murmure qu’il entend est celui d’une petite fille. Elle prie. Elle sollicite Dieu, le supplie de veiller sur son père, en guerre. Emyl se redresse, s’immobilise. Le veilleur voit l’expression perplexe, presque concernée du jeune homme, et chemine vers lui.
« Eh bien, petit ? interroge-t-il.
— Que devient le père de cette petite fille ? » questionne Emyl.
Le veilleur reste silencieux, refuse de répondre, puis y consent.
« Je l’ignore, révèle-t-il. Seul le berger du Temps possède ce renseignement, et ceci doit rester tel quel. »
Quelques minutes défilent, il ne les voit guère s’éloigner. Il se relève enfin, reste encore immobile. Le veilleur s’éloigne. Emyl se résigne et le rejoint.
« Tu ne dois nullement t’inquiéter de ces choses, le sermonne le veilleur. Les histoires des mortels ne nous concernent en rien. Nous, nous sommes les protecteurs de leurs existences, de leurs rêves, leurs souvenirs. Les protecteurs de ce qui est révolu, du présent, du futur. Toutefois nous ne pouvons nous mêler de tout ceci, ils concernent les mortels et eux seulement.
— Pourquoi moi ? questionne le jeune homme du bout des lèvres.
— Je suis vieux, spécifie le veilleur. Mon rôle ici prend fin, il est plus que temps pour moi de déguerpir.
— Où irez-vous ?
— Où vont tous les esprits, petit. »
Emyl soupire, s’enquiert pour une fois de plus fois pourquoi ce rôle lui échoie. Il est si préoccupé qu’il ne s’inquiète guère l’endroit où le mène le veilleur. Il ne sort enfin de ses pensées que pour se rendre compte qu’il se trouve près d’une serre splendide, où pousse une flore prolifique en tout genre.
« C’est le dernier endroit que nous visitons. Le biodôme des espoirs. Nul besoin de préciser ce qu’il contient, mmh ? C’est le plus bel endroit de ces lieux, selon moi. Celui que je préfère, et de loin. Dépêchons, nous ne pouvons nous éterniser plus encore. Quelqu’un désire te voir.
— Qui donc ?
— Le Big Boss. »
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« J’vous jure que c’est pas des salades ! »
Bien que la situation fût particulièrement étrange, même pour lui, William Ays ne pouvait qu’être d’accord avec l’humain qui se trouvait devant lui. Le pauvre tremblait de tous ses membres, en proie à la stupéfaction, l’horreur, l’incrédulité, tant et si bien que son agitation aurait pu le faire paraître fou si William Ays n’était pas ce qu’il était. Avec le professionnalisme qui faisait sa réputation, il inspira profondément et s’adressa à l’humain avec un calme absolu.
« Pouvez-vous me dire ce qui s’est passé, s’il vous plaît ?
— J’ai déjà tout raconté à vos collègues, faut leur d’mander !
— Je le sais, mais je ne suis pas mes collègues et je souhaiterai, si vous le voulez bien, que vous me racontiez une fois de plus ce que vous avez vu.
— Vous êtes qui, d’abord ?
— Inspecteur Ays, de la R.A.P.C.
— C’est quoi, ça ?
— Une branche particulière d’agence fédérale. Quel est votre nom ?
— Martin… Martin Stemfield.
— Monsieur Stemfield, consentez-vous à me dire, une fois de plus, ce qui c’est produit ici ?
— Bah j’tais tranquille pépère dans mon lit, à essayer d’dormir, quand j’ai entendu un bruit pas normal.
— Quel genre de bruit ?
— Le genre pas normal, mais pas du tout du tout ! Du genre qui grince et tout, comme une vieille porte quand elle s’ouvre sauf que c’était pas une porte.
— Je vois. Continuez.
— Alors j’me lève, j’vais dans l’couloir et tout, et là j’entends qu’le bruit vient du salon alors j’y vais et là qu’est-ce que je t’y vois pas ! Une vieille ! Dans mon salon ! Avec un drôle de truc devant elle, du genre comme dans La belle au bois dormant, savez ? Le truc là sur lequel elle s’pique le doigt. Et c’était ça qui grinçait !
— Poursuivez.
— Pis là, paf ! Y a un fil qui apparaît tout seul, genre de nulle part, et qui vient s’poser dans les mains d’la vieille !
— Et après ?
— Et après, c’est d’venu n’importe quoi ! La f’nêtre du salon elle a explosé, pis y a un type qui est entré ! Mais pas un type normal, hein ! Un type du genre super grand, super musclé, avec pleins d’poils partout du genre comme d’la fourrure. Pis il portait un masque, un masque de loup v’voyez ? Du genre super réaliste ! Pis là il s’est jeté sur la vieille, et y a eu plein d’sang ! Partout partout ! Pis moi j’comprenais rien, pis j’avais trop peur, alors j’ai pas bougé, j’suis resté où j’étais, j’pas fais d’bruit. Pis là y a un autre type qui est entré, du genre pas très grand mais super méchant, voyez ? Genre avec une tronche qui fait peur, et un drôle de chapeau sur la tête. Et là y te sort un couteau d’sa poche, genre immense le couteau ! Pis il te zigouille le type avec le masque, pis il lui ouvre le ventre, pis il prend son chapeau et il le lui fourre dans l’bide ! Comme ça ! Pis il le remet sur sa tête et il se tire par la f’nêtre, comme ça !
— Et ensuite ?
— Ensuite rien, j’étais trop choqué, voyez ? J’pouvais plus bouger, comme si mes jambes m’écoutaient plus, pis vos collègues sont arrivés, pis vous, pis voilà.
— Très bien. Je vous remercie. »
William Ays se leva, laissa l’humain entre les mains de l’expert psychologique et se dirigea vers le salon. Le carnage qui s’y trouvait le laissa de marbre. Au milieu du salon trônait un rouet de l’ancien temps, datant à première vue de la deuxième moitié du XVème siècle et qui, outre la laine qu’il servait à filer, était recouvert de sang, de morceaux de chair, d’intestins purulents et autres organes que William Ays était bien en mal de décrire, vu l’état dans lequel ils se trouvaient désormais. À quelques pas du rouet, le corps sauvagement charcuté du lycanthrope, la carcasse en bouillie de la tisseuse de nuit, et la dépouille étrangement intacte du lutin de ville, dont les vêtements rouges se confondaient avec l’hémoglobine qui le recouvrait.
J’imagine que le loup l’aura gobé entier.
Ce n’était pas chose impossible, le lutin était si petit et le loup si grand, une fois métamorphosé, que ce dernier pourrait n’avoir fait qu’une bouchée de la minuscule créature. La présence du lutin expliquait, de plus, le « fil » apparaissant de nulle part dans la mesure où les simples humains ne pouvaient voir ces créatures. Cependant, les lutins étaient habituellement des voleurs et des « farceurs » patentés. Réquisition de crayons et de stylos, emmêlage d’écouteurs et autres câbles, poseurs de Légos sur les parquets, rien n’était trop beau pour rendre les humains fous. Toutefois, jamais William Ays n’avait vu un lutin aider qui que ce soit, une tisseuse de nuit encore moins. Blueberry pouvait en témoigner. Aussi, la présence du lutin en ces lieux, où l’on n’en recensait aucun, ainsi que celle du lycanthrope et du bonnet-rouge demeuraient, pour lui, un véritable mystère. Seule la présence de la tisseuse avait un tant soit peu de sens. Elles apparaissaient toujours quand elles voulaient, où elles voulaient, et ce sans que les agents de la R.A.P.C. ne puissent le prévoir.
William Ays abandonna la scène de crime, quitta l’appartement, croisa nombre de collègues dans les escaliers de l’immeuble et en sortit. Dehors, d’autres agents attendaient auprès d’une voiture où, malgré la teinte qui les coloraient, l’inspecteur pouvait apercevoir le simulacre du bonnet-rouge sur le siège arrière, fermement menotté et enfermé à double tour.
« Qu’est-ce qu’on en fait, inspecteur ?
— Je vais le ramener à l’agence, répondit celui-ci sans se donner la peine de les regarder. Assurez-vous que toutes traces paranormales soient effacées, et que l’humain soit pris en charge.
— Oui, inspecteur ! »
William Ays n’attendit pas davantage. Il déverrouilla l’avant du véhicule, s’installa derrière le volant. Il jeta rapidement un coup d’oeil au rétroviseur, où le bonnet-rouge l’observait avec attention. Un sourire tordu se dessina sur les lèvres de la créature. William Ays détourna les yeux, mis le contact et démarra.
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Le pirate le tenait en joue, pistolet en main et chien tiré, le canon dirigé en plein front, pile entre les deux yeux. Le corsaire quant à lui n’avait en main que son épée, sa propre arme à feu glissée à la ceinture. Pas un instant il ne s’était attendu à ce que le pirate triche ainsi sur les armes, aussi s’en blâma-t-il : on ne pouvait, après tout, s’attendre à ce qu’un pirate soit loyal en matière de duel. Un sourire narquois habillait le visage forban, fier d’avoir ainsi prit au dépourvu le serviteur de Sa Majesté.
« Te voilà fini, corsaire ! se vante-t-il à gorge déployée. Une dernière parole, peut-être ? Avant que je ne t’envoie rejoindre Neptune par le fond !
— Monstre ! Pirate !
— Monstre ? Qui est véritablement le monstre ? Moi qui en suis devenu un, ou ceux qui ont fait de moi ce que je suis ?
— Bah, je…
— Je n’y suis pour rien, si je suis devenu un monstre ! Les vrais responsables, c’est vous ! Corsaires, au service de Sa Majesté !, et qui se prétendent si bons, si aimés de Dieu ! À piller des villages, les laisser en feu ! Au service de sa Majesté ! Vous qui vous prétendez si bons, si bienveillants !, et n’agissez que comme de vulgaires pirates ! Vous ne valez pas mieux qu’un amas de détritus infâme et sans vergogne ! QUI SONT LES VÉRITABLES MONSTRES ?
Le corsaire, pantois, le regarde avec incrédulité. Puis, levant un doigt :
« Euh, si je peux me permettre…
— ARRÊTEZ TOUT DE SUITE ! »
Les deux hommes se figent. Ils échangent un regard plein d’incompréhension, puis se tournent comme un seul homme. À quelques pas de là se tient une créature des plus improbables, la plus étrange qu’ils aient pu voir de leur vie. Un ours monstrueux, rose, parcouru de coeurs et d’arcs-en-ciel multicolores et dont les yeux d’une rondeur extravagante les dévisagent avec intensité.
« Vous devriez avoir honte de vous ! »
Les deux hommes n’en sont que plus bouche-bée. Ils se jettent l’un l’autre un nouveau coup d’oeil, puis se tournent une fois encore vers l’étrange créature.
« C’est quoi cette épée ? continue l’ours d’une voix suraigüe. Un vrai gentil ne porte pas d’épée ! Il est gentil ! »
Le corsaire ouvre un peu plus la bouche sans qu’aucun mot n’en sorte. Le pirate le regarde du coin de l’oeil, guère sûr de savoir comment agir à présent.
« Et toi, là ! »
Le pirate sursaute, comme pris en faute, et vrille un regard plus rond encore que celui de la créature sur celle-ci.
« Tu devrais avoir honte de toi ! Pourquoi tu es méchant ? C’est pas bien ! Pas bien du tout ! La méchanceté n’apporte jamais rien de bien ! Alors que la gentillesse, elle, apporte l’harmonie, le bonheur, le sourire ! C’est en étant gentil que tu te fais des amis, et alors la vie est belle ! Toi, le corsaire ! Si tu veux vraiment gagner, tu dois être compréhensif et aider le pirate à régler ses problèmes personnels, pour qu’il puisse avancer dans la vie et devenir gentil. Vous devriez poser vos armes, tous les deux, et vous faire un gros câlin pour faire la paix ! Vous verrez, c’est vraim… »
PAN !
L’ours s’effondre, une balle entre les deux yeux. Le corsaire relève le chien de son pistolet et se penche un peu en avant. Le pirate fait de même, et tous deux attendent de voir si l’ours monstrueux se remettra à bouger. Ce qu’il ne fait pas. Le corsaire, satisfait, remet son pistolet à sa ceinture. Le pirate se tourne vers lui.
« On en était où, déjà ?
— Ta crise existentielle.
— Ah oui ! »
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