Ta main dans la mienne

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Les ongles vernis de Diane tapotaient frénétiquement le volant. Pour combien de temps encore serait-elle prisonnière de cet embouteillage ? Le CPE du collège Edmond Rostand l’avait appelée voilà plus d’une demi-heure et Diane avait promis de venir « tout de suite ».

La mine embarrassée, elle était allée frapper à la porte de son patron pour l’informer d’une « urgence » avec sa fille et lui demander l’autorisation de partir sur-le-champ. Elle savait qu’il ne tolérait pas beaucoup les « urgences » relatives aux enfants, mais depuis dix ans qu’elle occupait son poste, et bien qu’elle élevait seule Romy, Diane n’avait jamais eu à le solliciter pour cette raison. Ses absences se résumaient aux jours « enfant malade » auxquels elle avait droit et qu’elle n’utilisait qu’en cas d’extrême nécessité. Elle-même s’était rendue plus d’une fois au bureau enrhumée ou fiévreuse.

Tandis que les véhicules devant elle avançaient par à-coups lents, Diane avisa une nouvelle fois sa montre et pesta. Elle détestait être en retard. En tant qu’assistante de direction, son métier consistait à trier, classer, mettre à jour, organiser rendez-vous et déplacements. Elle évoluait au milieu d’agendas, de calendriers et de post-it. L’ordre et la rigueur étaient les maîtres mots de son quotidien et les qualités qui lui avaient permis de se démarquer des autres secrétaires. La ponctualité figurait donc de toute évidence sur la liste des valeurs que Diane tentait tant bien que mal d’inculquer à sa fille.

Après un énième coup d’œil à son bras gauche, Diane sentit les larmes lui picorer les yeux. Les mots du CPE lui revenaient en tête. « Manque de travail », « Nonchalance », « à la limite de l’insolence », « avertissements répétés »…

Depuis son entrée en quatrième, Romy s’était métamorphosée. Si Diane se préparait à cette crise d’ado depuis le début du collège, elle n’avait pas mesuré l’ampleur de ce cataclysme sur leur vie. D’ordinaire souriante et conciliante, Romy avait toujours été une enfant plutôt facile. Travailleuse, généreuse, empathique, cherchant constamment à faire le bien autour d’elle. Mais depuis quelques mois, les sourires avaient laissé place à un rictus mélancolique et des silences oppressants. Quoique dise sa mère, ses paroles étaient accueillies par un lever de sourcils et des soupirs exaspérés. La porte de la chambre restait la plupart du temps fermée. Derrière, la chaîne Hi-Fi hurlait. Au collège, les notes avaient commencé leur chute vertigineuse au point que le redoublement avait été acté lors du dernier conseil de classe. Diane ne savait plus quoi faire. Elle avait tenté le dialogue, les punitions, le chantage, l’ignorance. Rien n’y faisait. Romy se perdait jour après jour dans cet abîme infernal, sous son regard inquiet.

L’image d’Arnaud envahit subitement l’esprit de Diane. Elle aurait donné n’importe quoi pour qu’il soit présent en cet instant précis. Pour qu’il la soutienne dans ce tourbillon qui marquait la fin de l’innocence de leur enfant. Elle aurait aimé sentir sa main dans la sienne, entendre sa voix grave et posée lui dire que tout irait bien, qu’il prenait le relais…

À cette pensée, les larmes de Diane roulèrent sur ses joues et la colère prit le pas sur la tendresse. Arnaud avait disparu de leur vie du jour au lendemain, sans crier gare. Et Diane avait dû s’occuper seule de Romy et de leur avenir à toutes les deux. Aucune main ne se poserait sur elle dans un geste de réconfort, aucune voix n’apaiserait ses doutes. Il n’y avait qu’elle ! Elle, et elle seule, pour avancer dans ce brouillard qui la paralysait d’effroi. En chassant de son esprit le visage d’Arnaud, Diane se résigna à la solitude qui, bien qu’angoissante, la protégeait aussi des désillusions.

Comme un écho à son agitation, la circulation se fluidifia. Diane jeta un coup d’œil à sa montre. Elle serait devant les grilles du collège dans moins d’un quart d’heure. D’un revers de main, elle essuya ses larmes traîtresses et se composa un nouveau masque. Elle devait garder le contrôle de la situation et démontrer au CPE ainsi qu’à sa fille, sa fermeté.

Il serait alors temps plus tard de ressasser le passé en pleurant comme une pauvre enfant esseulée.

**

— L’un de nos surveillants a retrouvé Romy dans les toilettes à l’heure où elle aurait dû être en cours.

Diane serra les dents. Ponctualité, ponctualité ! Puis, elle relâcha la contraction de ses mâchoires. Une envie pressante, ça pouvait arriver à n’importe quel moment…

— Je ne vous aurais pas demandé de vous déplacer pour si peu, ajouta le CPE qui semblait lire dans les pensées de son interlocutrice. Il s’avère que Romy tenait entre ses mains une cigarette.

Dans un geste vif, Diane se tourna vers sa fille.

— Nous ne pouvons pas tolérer ce genre de comp…

— Bien entendu ! Je veillerai à ce qu’elle soit sanctionnée pour son attitude.

Le CPE se tritura les doigts.

— Romy n’en est pas à son premier fait. Comme je vous le disais au téléphone, son comportement s’est dégradé, ses notes sont déplorables et son attitude tend vers l’impertinence. Elle répond aux professeurs, défie l’autorité des surveillants… Je me vois donc contraint de l’exclure du collège pour les deux semaines restantes.

Le regard noir de Diane se braqua une nouvelle fois sur sa fille qui, tête baissée, avait au moins la décence de ne pas bouger.

— … je sais que votre situation est délicate…

— Je vous demande pardon ? En quoi notre situation vous semble t-elle délicate ?

— Et bien, élever un enfant, seule, n’est pas chose aisée...

— Permettez-moi de vous couper, Monsieur Durieux. J’élève seule Romy depuis ses trois ans. Elle en a aujourd’hui treize ! Personne n’a jamais eu à déplorer notre situation ces dix dernières années. Je me suis toujours rendue disponible pour elle et pour ses études. Vous pouvez consulter son dossier scolaire, ses appréciations ont toujours souligné son sérieux et son investissement.

— Je l’ai fait. En effet, Romy faisait partie de ces élèves studieux en qui les professeurs plaçaient toute leur confiance. Néanmoins, depuis cette année, quelque chose semble avoir fait dévier Romy de sa trajectoire.…

— Je suis tout à fait consciente de la dégradation de son attitude et ne cautionne pas le moins du monde le comportement que vous me décrivez. Soyez certain qu’elle sera sanctionnée à la hauteur de son irrespect.

— Sans vouloir m’immiscer dans votre vie privée, peut-être serait-il judicieux de contacter Monsieur Langlois…

Diane ressentit comme une déflagration à l’intérieur de son corps. Contacter Arnaud ?

Incapable de répondre quoi que ce soit, Diane sentit le regard de sa fille peser de tout son poids sur elle et les larmes percèrent à nouveau l’amande de ses yeux.

— Je ne remets pas en cause votre éducation et souligne votre présence et votre persévérance. Simplement, je m’inquiète de ce changement brutal de comportement et me questionne sur le manque de figure paternelle dans la vie de Romy. L’adolescence est un moment compliqué durant lequel bon nombre d’enfants aux repères incertains basculent dans une autre voie. Je peux vous aiguiller vers notre psychologue scolaire si vous le souhaitez...

Des repères incertains ?

La voix de Durieux devint lointaine, supplantée par ses mots acerbes pointant du doigt son incapacité à gérer la crise existentielle de sa fille.

Mais pour qui se prenait-il ? Pensait-il vraiment, en bon mâle dominant, que Romy serait plus équilibrée en ayant Arnaud à ses côtés ? Que savait-il au juste de leur vie ? De leurs manques ? De la lâcheté d’Arnaud ?

Diane laissa échapper un rire ironique avant de questionner le CPE d’une voix maîtrisée.

— Monsieur Durieux, Romy était-elle seule lorsqu’elle fumait dans les toilettes ?

— Non, elle était en compagnie de deux autres camarades au comportement également inadéquat.

— Ces jeunes filles sont-elles issues de familles monoparentales ?

Durieux se racla la gorge, mal à l’aise.

— Non.

— Dans ce cas, Monsieur Durieux, je vous saurais gré de garder pour vous vos précieux jugements sur l’équilibre familial de ma fille.

La tête haute, Diane se leva, laissant le CPE, sonné par le ton tranchant de sa voix.

— Romy !

L’adolescente et le CPE se levèrent d’autorité, d’un même élan.

— De mon côté, ajouta-t-elle, je ferai le nécessaire pour mettre à profit son temps d’exclusion. Au revoir Monsieur Durieux.

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