Farce reste à la loi

de Image de profil de Marc Boyer BressollesMarc Boyer Bressolles

Avec le soutien de  C. Garcia - Auteur 
Apprécié par 4 lecteurs
Image de couverture de Farce reste à la loi

Du haut de son promontoire, Monsieur Henry Duchemin observait les toits typiques de la ville rose. Une mer de briques colorées, formant un décor qui oscillait entre tradition et modernité. Quelques immeubles ça et là, ilots perdus au milieu des maisons anonymes, la haute stature du Capitole, et l’harmonie des ruelles s’étirant le long du flot paresseux de la Garonne. Mais l’attention du député se porta rapidement sur une structure atypique, qui aurait été considérée comme incongrue dix ans auparavant. Prenant sa base à la périphérie de la rocade, un gigantesque dôme protégeait Toulouse d’un environnement extérieur toxique. Pas de véhicules polluants, pas de klaxons intempestifs, ni de fumées d’usines. Uniquement le chant des oiseaux sélectionnés au préalable par le comité écologique, les rires des enfants, et le tintement des sonnettes des vélos qui déambulaient au gré des résidents éduqués à la mobilité douce. Bref, un véritable paradis sur Terre.

Alors certes, les oppositions étriquées dénonçaient le sort réservé aux non-urbains, exclus de fait de la protection du dôme, et contraints de payer par l’impôt la construction d’un édifice dont ils ne pourraient bénéficier dans l’immédiat. Mais concevaient-ils seulement l’état d’esprit que cela pouvait faire naitre chez un individu socialement handicapé ? L’envie de se battre, de travailler d’arrache-pied afin de gagner un jour le droit d’y résider, à son tour ? Voilà bien ce que devait être l’ambition d’un « pue-la-bière» ! Ne pas se cantonner à son statut et batailler pour grimper dans le train de la réussite !

Oui… En contemplant son œuvre, le député Duchemin avait de quoi pavoiser. Au diable les ayatollahs de l’égalitarisme primaire ! Et justement… Il était temps de convoquer son rendez-vous nocturne. Avec la plus grande application, le sémillant quinquagénaire s’empara de deux flacons disposés sur son bureau d’acajou, et les observa l’espace d’un instant avant de les ouvrir l’un après l’autre.

Pilules bleues en premier, suivant les instructions du professeur Charençon, directeur adjoint de la section B658 du comité central pour la santé publique territoriale. Autant les consommer accompagnées d’un petit verre de brandy.

Sitôt le breuvage ambré servi dans son verre favori, monsieur le député suivit à la lettre le protocole, en signant une lettre de décharge, une déclaration sur l’honneur de non-divulgation du projet, un formulaire de renonciation de toute poursuite en trois exemplaires et une autorisation spécifique d’absorption de drogues à usage non récréatif. Ceci fait, guidé par le sentiment du devoir accompli, le maitre des lieux avala pas moins de cinq gélules, et savoura la chaleur revigorante de l’alcool sur son palais.

Ne restait plus qu’à patienter…

Et le moins qu’on puisse dire, c’est que son invité fut prompt à réagir.

Après quelques minutes, la douce lumière des réverbères provenant de la rue en contrebas sembla vaciller, et un froid inhabituel, pour un mois de septembre, fit frissonner l’honorable politicien. Ce dernier se hâta d’activer une option sur ses lunettes dernier cri, et adressa un sourire à la silhouette voutée qui venait de faire son apparition à travers la porte de son bureau.

- Ah vous voilà ! Bienvenue, chère amie !

Vraisemblablement peu habitué à une telle réaction chez ses hôtes, la visiteuse se figea et laissa flotter quelques secondes de silence.

- Député Henry Duchemin, né le 26 mars 2023 à Toulouse, votre heure est venue.

- Il s’agit d’un malentendu ! Attendez un instant, je vous prie…

Décontenancé par la désinvolture de sa victime, la nouvelle-venue hésita. De temps à autre, quelques individus avaient tendance à céder à la démence lors de leur rencontre, mais là…

Joignant le geste à la parole, l’honorable politicien déposa quelques pilules rouges dans sa paume de main et les goba avec l’aisance de l’habitude. L’entité remarqua rapidement que le nom écrit sur le grimoire qu’elle tenait en main venait de s’effacer. Et son œil expert lui confirma cet étrange revirement de situation. Le visage cireux du mortel retrouva sa fraicheur d’origine, ses pupilles passèrent du jaune maladif à un blanc laiteux, et même sa respiration, jusqu’alors hachée, se mua en un vent aisé.

- Vous me faites perdre mon temps, fit remarquer l’éternelle, avec agacement.

- Oh non, ne croyez pas cela ! En fait, le gouvernement m’a chargé de prendre contact avec vous, afin de vous informer de l’adoption de la loi 4906, paragraphe 8965, alinéa 43 votée jeudi dernier. Elle concerne directement votre activité.

- Auriez-vous perdu la raison ?!

- Prenez place, je vais vous expliquer.

Les yeux écarquillés de stupeur, la Mort ne sut que répondre à l’assurance affichée par cet éphémère. Curieuse tout autant qu’agacée, l’antique besogneuse céda à l’invitation et s’installa sur un fauteuil à haut dossier, faisant face à l’étrange bonhomme, visiblement ravi.

- Je vous sers un verre ?

- Jamais pendant le service…

- Bien sûr, pardonnez-moi ! J’irais droit au but, madame, monsieur…

- Juste la Mort…

- Comme vous voudrez. Alors, comme je viens de vous l’expliquer, le gouvernement français vient de faire voter par le parlement une loi ambitieuse, destinée à répondre à la saturation dramatique de nos cimetières, sur le territoire national.

- En quoi cela me concerne ?

- C’est simple ! Nous héritons de plus de trente ans de gabegie dans le domaine funéraire, s’agaça le député, en frappant son malheureux bureau du plat de la main. Rendez-vous compte ! Pas un seul cimetière construit au cours des décennies précédentes, et aujourd’hui, nous sommes contraints de vider les tombes des anciens afin d’y loger les nouveaux membres de leurs familles.

- N’avez-vous pas toujours procédé de la sorte ? s’enquit la Mort, fine mouche.

- Et je vous le demande, est-ce digne d’une démocratie comme la nôtre ?! Devons-nous nous résigner à purger les restes de nos ancêtres, comme de vulgaires déchets ménagers ? Madame, je m’y refuse !

- Que voulez-vous que ça me fasse ?...

- J’y viens, justement ! s’enthousiasma le politicien, une veine saillante sur son front dégarni. Pour régler cet épineux problème de gestion des sépultures, nous allons donner naissance à de nouveaux complexes où pourront reposer dignement nos partants, avec pas moins de 10000 places avant la fin de la mandature ! Et pour financer cet ambitieux projet, nous avons été contraints d’instaurer une taxe sur le droit à mourir… Car ne soyons pas dupes. Chaque trépas a un coût pour la société, et nous refusons l’assistanat et l’égocentrisme, par principe.

Fait notable, la Faucheuse sentit poindre un début de migraine. Une douleur qu’elle n’avait pas ressentie depuis des siècles. Mais l’inconfort manifeste de son invitée ne sembla pas troubler le député prolixe.

- Outre l’aspect purement budgétaire, nous avons également instauré un formulaire d’autorisation à rendre l’âme, ainsi qu’un permis nécessaire à tout acte consistant à donner la mort. Voilà la raison de votre visite.

- J’ai peur de comprendre…

- Pas d’inquiétude ! Une fois en règle avec l’administration, il vous suffira de faire remplir un document type à chacune de vos victimes avant de l’éliminer. Rien de plus simple.

Jusqu’à présent, la Mort pensait avoir tout entendu. Des supplications, aux menaces teintées de religieux. Des tentatives de corruptione, en passant par la résignation la plus mélancolique. Mais là… C’était inédit ! Décidément, l’humain connecté à mille machines semblaient complètement hors-sol face aux règles élémentaires de l’existence. Comme si du haut de sa superbe, il demeurait capable de négocier avec les caprices de la nature, le passage du temps ou le trépas. Pauvres fous…

- Et si je refuse de me conformer à votre règlementation ridicule ? ricana l’entité, non sans mépris.

- Nul n’est au-dessus des lois, madame, répliqua le député, visiblement déçu par le comportement peu mature de son interlocutrice.

- Monsieur le député Duchemin, qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans la phrase « je suis la Mort ! » ? Vous savez ?... L’ombre qui fauche les vies, riches et pauvres, l’entité aux mille surnoms, crainte depuis la nuit des temps…

- D’après nos informations, chaque individu dont l’heure est venue se voit recenser dans votre grimoire.

- C’est exact… Et ?

- Or, pour que le nom d’une nouvelle victime apparaisse, il faut que la précédente décède, n’est-ce pas ?

Sa paume cadavérique sous le menton, la Faucheuse se gratta machinalement son front d’os, tout en cherchant désespérément où voulait en venir ce drôle de bonhomme.

- Or, le service recherche et développement du ministère du mieux-être a conçu une machine capable d’absorber les âmes des défunts, afin de leur offrir une formation préalable à l’au-delà. En gros, l’esprit de la personne décédée reste stocké dans un « cloud », le temps qu’elle puisse bénéficier d’un accompagnement psychologique, d’un module anti-discrimination envers les vivants et une sensibilisation sur les effets délétères de la mort sur la santé.

- On nage en plein délire, laissa échapper l’entité, de plus en plus fascinée par l’inventivité des mortels dans le domaine du déni.

- En cas de non-collaboration de votre part, nous serions contraints de maintenir les âmes de vos victimes dans cette antichambre vers l’éther pour une durée indéterminée, expliqua doctement le député, on ne peut plus sérieux. Ce qui sous-entend…

- Que les identités des prochains individus dont l’heure a sonnée ne s’afficheraient pas sur mon grimoire, réalisa la Faucheuse, la bouche plus sèche que d’ordinaire.

- Exactement.

Bien rares étaient les éphémères pouvant se vanter d’avoir fait taire l'ange noir, en personne.

Et visiblement le député Henry Duchemin venait d’entrer dans ce club très select. Obligée de se masser énergiquement les tempes pour faire taire sa migraine momentanément, l’éternelle créature retourna le problème dans tous les sens. Sans trouver de solution.

- Décidément, l’Homme ne cessera de me surprendre…, grommela-t-elle dans sa barbe.

- Force doit rester à la loi, ponctua l’honorable politicien, en avançant un verre de brandy vers son invitée, dans un geste d’apaisement.

Tous droits réservés
4 chapitres de 7 minutes en moyenne
Commencer la lecture

Commentaires & Discussions

Une administrée comme les autresChapitre0 message
Permis de tuerChapitre0 message
Examen fatalChapitre0 message
L'enfer est pavé de normesChapitre0 message

Des milliers d'œuvres vous attendent.

Sur l'Atelier des auteurs, dénichez des pépites littéraires et aidez leurs auteurs à les améliorer grâce à vos commentaires.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0