De l'autre côté du mur

de Image de profil de Maeldan MorenoMaeldan Moreno

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Je souhaite tout d'abord vous démontrer que je ne suis pas fou, quoi qu'original. Je suis un fier étudiant de l'Université de Cambridge avant tout, et je vais vous le prouver.

Depuis l'enfance, j'entends mon père me parler de cette académie et de ces bâtiments dignes des plus grands monuments de l'Empire.

Il passa sa jeunesse à étudier pour pouvoir la rejoindre. Il m'en avait fait de magnifiques descriptions qui m'ont toujours fasciné. Avant de m'endormir, je lui demandais souvent de me décrire les colonnes en bois du Hall du Sidney Sussex College, la façade du Saint John's ou les bords de la Cam.

Lorsque l'hiver venait en Irlande, je le suppliais de me construire un igloo de la forme du Trinity College. Je me voyais alors étudiant. Mais, bien souvent, mon grand frère venait briser mes rêves en détruisant cette sculpture d’un coup de pelle, ce qui lui valut de nombreuses boules de neige en plein visage.

Je l'aurais échangé volontiers contre le charme de Cambridge et un professeur dévoué. Même si je disposais déjà des enseignements de mon père qui m'avait toujours soutenu dans mes études. Il engageait même un tuteur lorsqu'il venait à s'absenter.

Je me plaisais à m'imaginer étudier la littérature antique. Mon père me répétait toujours qu'il fallait apprendre de nos anciens car les idées futures avaient déjà été écrites. Il ajoutait qu'un savant digne de ce nom ne pouvait pas prétendre faire de grandes choses sans connaître les travaux de ses prédécesseurs.

Mon géniteur était un homme exalté. Il pouvait me sermonner durant des heures de ce genre de sagesses, surtout lorsque je disais des sottises ou que je refusais de suivre ses leçons. D'autres auraient battu leur enfant, lui me partageait son rêve. Je me devais donc de le rendre fier.

Quand je n'étudiais pas les langues anciennes, je lisais de vieux bouquins sur les aventures d'Ulysse, les exploits d'Hercule ou les mythes irlandais. Ces histoires et leurs héros me fascinaient.

Au printemps, je me plaisais à jouer avec les fées dans le jardin. Je me voyais leur roi, même si mes seuls sujets visibles étaient des insectes. Lorsque l'un d'eux tentait de fuir le pays, je me devais de le punir. Je le ramenais dans le royaume du roi des fées et l'emprisonnais quelque temps dans un trou gardé par des fourmis. Puis venait le moment de la libération, une grande fête savamment orchestrée. Elle commençait par une chanson gaélique accompagnée d’une chorégraphie maladroite de claquettes puis terminée par un jet de cotillons composé d'herbe fraîche.

Je découvrais chaque jour de nouveaux êtres merveilleux qui m'aidaient à supporter le poids de mes études en me faisant vivre de nouvelles aventures. Je les consignais toutes dans un journal le soir ; je me devais d'être un souverain exemplaire.

Puis vint l'adolescence. Au grand dam de mon père, j'avais gardé l'habitude de rêver dans le jardin pendant des heures. Bien que je ne jouais plus avec les insectes, mon père savait pertinemment ce que je faisais lorsque je flânais à l'extérieur. Il se doutait de mes errances dans un monde imaginaire où j'étais le seul et l'unique maître. Il avait également conscience que la vraie vie, comme les adultes se plaisent à l'appeler, ne serait pas aussi douce avec moi.

Afin de me faire découvrir ce monde cruel, mon père me fit voir l'horreur humaine. Il m'emmena en banlieue de la ville dans l'immense bâtiment d'un ami à lui. Ce dernier nous accompagnait. On aurait dit un entrepôt des plus communs, couvert de tôles. Je découvris bien vite que c'était loin d'être le cas.

Dès qu'ils virent leur grand patron, les ouvriers vêtus de tabliers sales appelèrent le directeur. À la demande du gentleman, il nous fit visiter. Le bâtiment se révéla encore plus grand que ce que l'extérieur laissait penser. Partout étaient suspendus des cadavres ensanglantés : agneau, cochon, boeuf, cheval et bien plus encore… Sur les côtés, des employés en empilaient dans des chariots pour alimenter toutes les échoppes et marchés de la ville ainsi que des villages alentour.

Puis, nous fûmes invités dans une autre salle. Ce que j'y découvris restera gravé à jamais dans ma mémoire : des centaines d'hommes armés de massues, couteaux et hachettes assommant, égorgeant et décapitant des milliers d'animaux, tels des automates infernaux.

Les mêmes animaux que je chérissais dans les prés et les fermes depuis mon enfance et qu'on me servait au dîner sans que je ne m'en soucie. Du moins, jusqu'à ce jour horrifique. Après celui-ci, je ne pus manger autre chose que des œufs, du poulet et du poisson. Mais le moindre plat de mammifères me soulevait le cœur. Mon père était déçu que je fasse preuve d'autant de sensiblerie, mais heureux d'avoir réussi à briser mon innocence.

Je reçus ma lettre d'admission pour Cambridge peu de temps après. Je débordais de fierté. Je courus voir mon père pour lui annoncer. Il me félicita chaleureusement, tout en me rappellant que le plus dur restait à faire. Qu'importe, cette nouvelle me fit oublier toutes ces horreurs et rêver à nouveau.

Quelques mois plus tard, je m'installai joyeusement dans ma nouvelle chambre. Elle était bien petite comparée à celle du manoir. Certes, le mobilier et la décoration que j'installais lui redonnèrent un peu de prestige, mais ce n'était rien à côté de celle de mon voisin. Je l'avais croisé le premier jour et il m'avait dit son nom : Edward Charles Hooker. Je lui demandai si son père était le célèbre Joseph Dalton Hooker - un des plus éminents scientifiques d'Angleterre - et il acquiesça sans le moindre signe de fierté. Je trouvais ça plutôt singulier, mais il me parut d'autant plus sympathique.

La cérémonie d'entrée se déroula merveilleusement. Je me fis de suite un grand nombre d'amis dans ma classe littéraire. Bien évidemment, je souhaitais candidater pour le Classical Tripos afin étudier la littérature ancienne. Je maîtrisais déjà la plupart des langues en question, ce qui facilita grandement mon année.

Je me spécialisai en grec ancien. L'étude de la mythologie. Tous ces monstres, ces démons et ces héros me passionnaient tellement !

Le soir, j'allais souvent dans un café avec mes camarades de classe, discuter d’Homer et d'autres auteurs. C’était merveilleux. Parfois, on s'amusait à écrire de nouvelles histoires qui mettaient en scène tous les personnages de la mythologie grecque.

Je consentais parfois à aller dans les pubs de Barnwell, que j'évitais le reste du temps, pour célébrer les grandes occasions. Mon voisin, lui, y était chaque soir car il répondait toujours présent les rares fois où je m'y rendais.

Il n'y allait pas comme moi, histoire de discuter avec ses camarades et de boire un ou deux verres, mais plutôt pour descendre des bouteilles entières à lui seul et chahuter avec des matelots - bien qu'il n'y ait pas de mer à Cambridge, la ville possède une rivière et donc des bateliers -. Malheureusement pour lui, il ne gagnait jamais ces bagarres.

Nous rentrions souvent tous ensemble avant le couvre-feu. Parfois, mon voisin restait et on le retrouvait au petit matin devant la porte de la pension, à moitié nu. Cela lui valut plusieurs blagues, et surtout plusieurs renvois temporaires malgré son statut. En effet, notre logeuse ne manquait pas de rapporter le moindre de nos faits et gestes au Tutor du College.

Le matin, après la messe, je me plaisais à marcher dans les espaces verts de Cambridge. J'avais l'impression d'être à la campagne. D'autres jours, le brouillard était tel que j'avais l'impression de marcher à travers les nuages. Je me revoyais roi des fées, trônant dans les cieux. Cette ambiance mélancolique m'inspirait fortement. J'écrivais de jolies histoires de monstres se cachant derrière la brume, de bonnes et de mauvaises fées, ainsi que d'un aventurier bagarreur buvant des tonneaux d'alcool à l’image de mon voisin.

Malgré ses travers j’appréciais fortement ce dernier. Dès le premier regard, on le savait doté d'une grande noblesse d'esprit malgré les nombreux démons qui rongeaient son âme.

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