Improbables Rencontres. Nouvelles.

de Image de profil de Franck HezeFranck Heze

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 Sur le marocain pourpre de mon bureau repose une chemise cartonnée contenant vingt-deux dossiers. Presque douze ans plus tôt, j’en ai refermé la sangle pour ne jamais plus la délier. J’imagine que les feuillets se teignent d’ivoire, que les couleurs doucement s’estompent. Je ne me résous pas à les brûler, ce qui serait définitif, mais ne m’apaiserait pas. Et puis, il me semble que leur contenu doit subsister, demeurer à disposition de ceux qui sauront qu’en faire. Moi je ne sais pas.

 Dukie et les enfants préparent le souper dans la cuisine, ils rient et s’amusent. Leur tintamarre m’est insupportable. Mon père passe les fêtes avec nous. Ils s’entendent bien tous, ils n’ont pas besoin de moi. J’ai prétexté une fatigue passagère pour monter m’isoler dans mon bureau. Tout bouillonne. Ça m’arrive parfois. Pourtant, les deux jours précédents ont été heureux. Nous sommes sortis hier soir avec Dukie, sans les enfants, nous avons dansé, c’était bien. Ce matin, J’ai récupéré papa à San Francisco, nous avons regardé ensemble le Rose Bowl sur notre nouvelle télévision. Un bon moment.

 Je suis excedé à cause de la robe de Dukie dont la teinte bleu pastel ne me convient pas. Les gosses aussi m'agacent, avec leurs jeux stupides, Doug surtout, qui vient d’avoir dix ans.

 Il est un peu tôt pour mon premier bourbon.

 Nous sommes en janvier, il fait froid. Je repense à Truckee, la ville de mon enfance, blottie au pied d’un cirque de montagnes. Je n’en garde que de rares souvenirs : le Carnaval de l’Hiver et les starlettes d’Hollywood.

 Je possède un MAC, modèle 1950, et un Luger que j’ai rapporté d’Allemagne. Le MAC est un automatique, un 9mm efficace. Ils sont rangés dans le tiroir droit de mon bureau avec les capsules de cyanure récupérées dans les effets du Maréchal. Il m’arrive de caresser ces armes comme de vieilles amies.

 Ces dossiers, comme des fûts disjoints, sont toxiques pour l’âme. Il s’en échappe quelque chose.

 Depuis hier, je vais très mal.

 Dukie et moi faisons chambre à part depuis six mois. Je la comprends, elle est lasse de mes angoisses nocturnes, de mes accès de colère intempestifs. Elle me craint. Elle fait bonne figure devant mes collègues de l’université, devant nos amis, je serais sensé être reconnaissant pour ça au moins, mais en fait, sa capacité à feindre me répugne, renforce le nihilisme qui me ronge.

 Le théâtre du monde m’écœure. Oppenheimer dit-on, est un brave père de famille. On terrorise mes gosses avec des histoires de bombe atomique. Mac Carthy et ses émules prospèrent…chaque jour les faits se vident de toute substance morale, les hommes ordinaires se hissent aux manettes et finissent par sortir de l’ordinaire.

 Je suis très attentif à ne jamais laisser descendre mon stock de disulfirame, l’idée d’en manquer me plonge dans un état de panique. Je ne peux m’empêcher de penser au Maréchal, qui avait toujours à portée de main des vasques de pilules. Je devrais me faire aider. Mon égo me retient, je suis le psychiatre le plus célèbre de l’après-guerre, comment faire l’aveu de mes failles devant un collègue ? Je dévore les pilules comme des bonbons et bois toujours autant. Je me souviens avoir été un homme athlétique. Avant.

 Mon père est un type quelconque, un dentiste sans ambition. Il n’y a qu’à le voir, ce soir dans la cuisine, devant son journal minable. Du côté de ma mère, les choses sont bien différentes. Maman m’a toujours poussé à me montrer digne de sa lignée, à exceller en tout. Je ne suis pas auréolé de la célébrité que je mérite. Je suis un homme aisé, mon nom est connu, on m’admire généralement. J’ai su séduire et je ne parle pas uniquement de Dukie. Mais au fond, je n’ai pas rempli le contrat, je fais bonne figure c’est tout, je suis une enveloppe vide. Je crois que je vais exploser intérieurement. J’aimerais que nos actes aient un sens.

 La fenêtre du bureau offre une vue magnifique sur le Golden Gate et les remous de la baie. Le terrain descend en pente douce, au milieu des séquoias et des arbres fruitiers, jusqu’au cimetière de Sunset View. Je vois aussi la prison, sur l’île d’Alcatraz. Mon esprit se débat, résiste, mais se laisse entraîner dans un tourbillon noir. Toutes les prisons se ressemblent, mais j’ai toujours trouvé que celle de Nuremberg évoquait une main de pierre.

 Ces gosses ne comprennent rien. L’autre jour, je suis monté en furie dans leur chambre. J’ai hurlé. Peut-être corrigé Doug, je ne sais plus.

 J’ai fini par ouvrir le dossier. Je parcours au hasard les dessins tortueux des tests de Rorschach. Je m’arrête sur la planche IX du dossier de Göring, à cause de la photographie et de la lettre manuscrite qui lui sont agrafées. Jai noté : "il voit dans le dessin un fantôme avec un gros ventre". La photo est annotée à mon attention, la lettre me remercie pour mon écoute et sollicite une faveur : l’adoption de sa fille après l’exécution. Une ultime manipulation ?

 D’après mon diagnostique, Göring était un type à peu près ordinaire, séducteur, pas plus névrosé que certains capitaines d’industrie, que certains politiciens américains ou que monsieur-tout-le-monde. J’ai éprouvé de la sympathie pour lui. Même devant la monstrueuse crudité des films projetés en salle d’audience, devant l’Inconcevable, je suis resté sur cet avis. Les expertises publiées plus tard par des confrères, ne m’ont pas davantage convaincu. Sur le plan psychiatrique, selon moi, l’homme était dans la norme. Pire encore, je crois finalement avoir reconnu en lui des traits de ma propre personnalité et de ma propre histoire.

 En fait, dans les traits des visages les plus lisses, dans les réputations les plus honorables, je ne parviens plus à distinguer le bien du mal. C’est effarant.

 Je n’arrive plus à penser. Je hais.

 Je m’empare d'une capsule dissimulée à côté des revolvers. Il me l’a donnée. Douze années plus tôt. Le cyanure.

 Je vais descendre les escaliers, la croquer devant Dukie, sous les yeux de mon père et de mes enfants.

 Voilà, je descends...

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