Il était une fois une enfant trop sensible pour ce monde. On l'appelait Agathe.
Plus tard, bien plus tard, on la nommerait autrement. La Sorcière, dirait-on. Mais à cinq ans, elle n’était encore qu’une petite fille aux yeux trop grands, trop ouverts sur les choses qu’il ne fallait pas voir.
Elle vivait chez sa grand-mère maternelle, dans une maison un peu sombre, pleine de napperons rigides, d’armoires qui grinçaient, et d'une atmosphère lourde. Le bruit d'une pendule murale à balancier rythmait les silences, lorsque la télévision n'était pas allumée. Agathe n’allait pas à l’école maternelle. Déjà, les autres enfants la rejetaient, les adultes l’évitaient, ou la jugeaient sans la comprendre. Trop étrange. Trop à part.
À l’école primaire, dès le premier jour, elle hurla lors de la séparation, comme si on l’arrachait à l’air lui-même. Ensuite, la cantine était un enfer d’échos : fourchettes, cris, portes battantes, odeurs. Tout vibrait en elle comme si son corps n’avait pas de peau pour la protéger. Alors elle obéissait, elle mangeait, elle taisait tout. On lui avait appris à être polie. À ne pas faire de vagues.
Mais un jour, la vague fut trop haute.
Elle avait dû entendre quelque chose au journal télévisé. Un mot, une phrase, une image d’explosion. Ça avait glissé dans sa tête, et s’y était planté comme un germe noir. Et le matin suivant, sans réfléchir, elle le dit.
La petite Agathe, debout dans la salle à manger, regardant sa grand-mère aux cheveux tirés et au regard d’acier :
— Je sais qu’il va y avoir une troisième guerre mondiale.
Silence.
Elle ne savait pas d’où cela venait. De la peur ? D’un rêve ? De cette intuition floue qui la poursuivait, depuis toujours. Mais elle le dit. Et ce fut une erreur.
Sa mère était là, dans la pièce voisine. Elle surgit comme un éclair, ses yeux pleins de rage :
— Une sorcière, hein ? On va l’avoir, cette…
Les mots suivants, Agathe les a oubliés. Ou enterrés.
Ce jour-là, quelque chose se brisa. Et quelque chose d’autre naquit.
Un pouvoir des sens, décuplé par mille. Une capacité à entendre ce qui ne se dit pas. À voir ce que les adultes s’acharnent à cacher. À ressentir le plomb du monde.