Richard Gildas
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Portraits, actualités, prose poétique... Le dernier jour de chaque mois, publication d'une chronique.
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C'était il y a longtemps, du temps qu’on n’existait pas ou alors, jeunot et vierge, et d’un âge à grimper aux arbres ou à se rêver au miroir. C’était un jour de givre au mitan des années soixante. Dans le monde, Bokassa et Marcos s’apprêtaient à faire main basse sur deux terres qu’ils allaient, des décennies durant, corrompre, soumettre et saigner à blanc. C’était loin d’ici, dans la savane et de l’autre côté du Pacifique. Dans le même temps, Place Saint-Pierre, ite missa est, les cols blancs proclamaient l’avènement d’une église qui s’entrouvrait au monde et au progrès ; la promesse d’une aube nouvelle pour les uns, opium aux foules pour les autres. L’année avait été frivole avec la victoire d’une poupée de cire et de son, sexy avec l’audace d’André Courrèges, moderne et virile avec l’entrée en piste de la Renault 16. Et quoi d’autre ? Le 14 décembre de l’an 1965, le Général en chef de notre petite France déclarait qu’il était vain de sauter sur sa chaise, comme un cabri, en disant l’Europe, l’Europe, l’Europe… L’époque était aux premiers pas du marché commun agricole qui attablait alors Rome, Berlin, le grand-duché, Bruxelles, Paris et Amsterdam. Six pays et autant de cultures, de peuples et de modes de vie, disait alors le grand Charles. Six décennies sont passées et l’Europe est partout : dans nos tirelires, nos lycées, nos assiettes, nos GPS, du plombier polonais au trader de la City… A croire que les cabris furent nombreux, enthousiastes et plein d’allant, qu’ils ont su y faire pour emboîter les pièces d’un puzzle de ce bel arpent d’un vieux monde à vivre, multiple et richement pluriel. Et voilà qu’à l’orée de ce printemps nouveau, les élections européennes approchent. Tristesse est de constater que l’avenir politique du continent n’est plus appréhendé que sous l’angle intéressé et frileux de pauvres parcelles jalouses. L’enchantement n’est plus. Aux sauts agiles et impatients du jeune cabri se sont substituées la grogne et la fatigue d’un vieil ours mal léché. Qui tourne dans sa cage avec la crainte qu’on lui dérobe son miel. L’année du premier scrutin, on parlait d’avenir, d’envol ; slogans et affiches illuminaient la campagne de sourires radieux d’enfants. 60 % des Français participèrent à la première élection en 1979, année tube avec Born to be alive… Seul Chirac dénotait alors, avec l’extrême droite, en dénonçant une Europe passoire. Aujourd’hui, les slogans sentent le rance, le rabougri et le nationalisme. Seul Glucksmann ose timidement un besoin d’Europe, une envie d’Europe. L’herbe est douce, à Pâques fleuries, chantait Brassens, et légers comme des cabris, courons après les sons de cloches...
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Chaque mois une chronique sur l'actualité, l'air du temps.
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Ainsi les fronts se suivent sans se ressembler. Qu’ils soient national, populaire, sanitaire, républicain, qu’ils revêtent les atours de la nouveauté ou qu’ils se drapent sous le bonnet phrygien, les fronts se conjuguent à l’imparfait du présent. Quatre-vingt huit ans après, le Nouveau Front Populaire a le mérite d’avoir rassemblé tout un peuple qui aspire, encore et toujours, à ce qui constitue l’idéal ancré dans le granit de nos frontons de mairies. Des mots comme des promesses, tout faire pour que chacun ait une place, qu’il soit noir ou blanc, à plumes, à poils, puissants ou misérables. Se peut-il qu’encore aujourd’hui un gouvernement change les vies ? Leur donne le sel et l’éclat d’une perspective nouvelle, déride les visages creusés par la fatalité des jours qui se répètent, tristes de gris. Assurément, oui. Depuis de trop longues années, les lendemains qui chantent pointent les logements comme des passoires, les déserts en campagnes, les femmes et hommes en voie de disparition, qui des facteurs et des boulangers, qui des médecins et des gardes-champêtres, qui des cuisiniers et des maitresses. Tous manquent à l’appel, tous connus et reconnus comme professionnels de la première ligne. Une urgence, pour que des vies devant soi ne soient pas une ornière, une galère, le risque d’y rester, enlisés à jamais dans le besoin et la petite mort qui s’en vient. Mais qu’il est loin l’été 36 et sa révolution ! Le projet d’alors alliait l’ordinaire des jours et le miracle, le mieux des conditions de vie et le sens de celle-ci. Comment encore l’imaginer d’ailleurs, la vie d’alors ? Les monuments aux morts étaient déjà là mais on tressaillait devant la stèle, tant les morts étaient si proches, si frères et pères. Combien d’années faut-il pour que les cendres d’une guerre reposent ? C’étaient encore le cœur lourd et les peines à jamais. Et la vie d’un laborieux d’alors, en a-t-on idée ? Simple, y avait l’école jusqu’à 12 ans et puis après le boulot jusqu’à la fin de ses jours, à raison de 8 heures à bûcher, suer, essorer ou boulonner. Mais fallait pas compter ! Six jours d’affilée puisque le septième était pour le bon dieu. L’idée de loisir n’existait pas, même en rêve. Alors voilà, avec les textes de Léo Lagrange, Blum a introduit une vision de l’homme, une vision de la vie, un style de vie. La politique d’alors, c’était autre chose Môssieur ! D’un coup d’un seul, on changeait radicalement la vie : le temps de l’école qui allait s’allonger petit à petit jusqu’à 14 piges, le temps du travail avec une semaine de deux dimanches et, surtout, douze jours qui appartenaient soudainement au travailleur et à lui seul. Et l’ambition politique se traduisait avec des mots dont on se demande comment on les a perdus au fil des septennats. Notre objectif, annonçait en 36 le Sous-Secrétaire d’Etat aux Sports et à l’Organisation des Loisirs, consiste à recréer le sens de la joie et celui de la dignité. Il faut mettre à la disposition des masses toutes les espèces de loisirs. Que chacun choisisse. Il faut ouvrir toutes les routes afin que chacun puisse participer au jeu libre et équitable de la démocratie.
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Casquette marine et veste au cuir élimé, les mains dans le dos, comme un pénitent de l’existence, il arpente les rues du bourg. Le nez au bout de ses souliers qui savent par cœur la géographie de cet ici qui l’a vu naître, espérer par-delà la grand’ route, vivoter et, à cette heure où les regrets prennent la place de ses rêves déchus, arquer sous le soleil exactement, pareillement que dans la brumaille. Il connaît tout le monde ici, sauf les jeunots qui partent le matin et s’en reviennent le soir, des drôles toujours pressés et de passage. Il ne sait pas bien lire mais connaît tant et si bien d’autres alphabets qu’eux autres n’imaginent pas, n’entendent plus. Celui des piafs qui, ces jours-ci, s’essaient à quelques gazouilles dès qu’un rayon perce le nuage. Celui de la lune et du soleil dont il sait qu’au matin, simplement, quelqu’un l’allume, quelqu’un l’éteint. Celui des yeux, qui plus que les mots, disent la fatigue, le regain ou la pouillerie des jours. Il ne sait pas bien lire mais il a ses astuces. A la supérette, l’autre jour, perdu qu’il était pour déchiffrer le prix de ce bocal de haricots lingots, il s’est approché gentiment du gars, lui a dit ne pas bien y voir et a aussitôt enchainé quelques mots comme ça, un brin de causette simple comme un bonjour. Il a dit que c’était bon ça, qu’il aimait bien en acheter des fois… Le gars a approuvé, lui a souri, vite. Si vite, comme tous les pressés de passage. Le quart d’heure de midi vient de sonner au clocher. Il remonte la rue. Passe devant chez Thérèse dont le volet est tiré depuis quelques semaines. A l’hôpital ? Dis, quand reviendras-tu ? fredonne-t-il. Personne ne l’entend et c’est mieux ainsi, habitué qu’il est à ses petites voix du dedans. Frisson. L’hiver, la mort a si vite fait de se glisser sous les portes, le vent mauvais. La boulangère aussi a tiré son volet, et ça le rend triste. L’était gentille avec lui, prenait le temps, ne lui demandait pas l’appoint, avait un petit mot. Un moment doux que cette jeune femme qui le regardait, lui souriait et le considérait, le temps d’un pain de deux, lui et lui seul. Il se souvient ce jour au village. Tout le monde ne parlait que de ça, la boulangère et son apprenti ! Pensez-donc.... Comme souvent, lui avait écouté plus qu’il n’avait causé. Avait eu une pensée affective pour la pomponette. Le soir, seul avec son infortune, il s’était posé la question : les langues auraient-elles été à ce point enfiellées si, d’aventure, c’était le boulanger qui avait été surpris la main dans le sac avec une fille en galipettes ? Le monde est méchant, souvent. Midi sonne. S’en revient à son chez lui, rue du Pont-Neuf. Il a fait son tour du matin. Un tour sans surprise, un tour de ronde, un tour sur lui-même. Au loin, les tours gracieux des éoliennes l’invitent à ne pas perdre courage
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On raconte que tout a commencé ainsi. Au temps où la Russie s’appelait l’URSS et que son Poutine de l’époque, Staline, cherchait à carotter des terres avec, déjà, la nostalgie de l’empire tsariste. En 1942, La Finlande est contrainte de répondre aux hostilités de son ogre de voisin. Bien qu’aidée par l’armée teutonne, elle est vite à la peine. Alors, dit-on, pour se tenir chaud et ne pas perdre courage, les fantassins se passèrent le litron. Si l’effet fut bénéfique pour le moral du troufion, il s’avéra fatal pour ajuster la mitraille. Face à la bérézina, le gouvernement finois lança une campagne joliment baptisée tipaton tammikuu, autrement dit janvier sans une goutte. Propagande relayée massivement par l’incitation à boire « comme un athlète », référence au coureur de fond Paavo Nurmi (dit le Finlandais volant), fierté nationale avec ses 12 médailles olympiques… Fin de l’histoire. Relancée des années plus tard par nos voisons british qui lancèrent le Dry January. Ou comment, un mois durant, baisser le coude et interroger son rapport à la bibine. Plutôt qu’un simple défi, la pratique de ce jeûne semble être une tendance sociétale qui enregistre chaque année un fort développement. L’an passé, une étude annonçait que la participation était plus forte chez les 18 – 34 ans (29 %) que chez leurs aînés (15 %). Voilà pour le verre à moitié-plein. Quant à celui à moitié-vide, il est dans nombre de villages qui voient le retour de la cérémonie des conscrits avec brouettes, gibus, klaxons et bien évidemment, beuveries de soiffards. L’exception culturelle a de beaux restes, tu sais ! Ceci explique-t-il cela ? seuls les ministres de la santé disent qu’ils font le Dry January… à titre personnel.
Singulier pluriel. Ce mois de la sobriété, salutaire pour le foie, le sommeil, le porte-monnaie ou encore l’estime de soi, nous arrive donc d’Outre-Manche et pas d’Outre-Atlantique. Voilà qui nous change… Du Père Noël à Halloween, des fast-foods à la gay pride et chewing-gum, de Tinder au speed-dating, des sectes aux théories du complot - sans oublier la queue du Mickey, nous n’avons eu de cesse d’ingurgiter le pire et le meilleur de là-bas, le boire et le manger, la frime, le remplissage de nos frigos et de nos cerveaux. Paradoxalement, notre américanisation est allée de pair avec un antiaméricanisme gaulois, parfois primaire et bas de plafond. Conscients et attristés de la chose, attablés au café du commerce, nous hochons du ciboulot en déclarant, résignés, que s’il y a cela à Vegas ou à New-York, c’est sûr que ça va nous arriver, porté par les vents de galerne ou de noroît. L’OMC qui fête son trentième anniversaire discourt sur les droits de douane. Afin de réguler le marché conquérant des richesses. Soit, pour les bagnoles, le cognac et le sent-bon de chez Dior… Mais quid de nos valeurs ? Nos envies, nos façons d’aimer, nos regards, nos conversations avec les anges ou les démons qui vagabondent en nous ? Toutes ces choses qui font fi des décrets : nos singuliers qui sont le pluriel des mondes.
Mark, Elon et consorts. Longtemps, on s’est couché… avec la même idée, celle qu’avait eue nos pères et les pères de nos pères : un bonhomme, ça ne chiale pas, ça sait montrer les poings, ça porte la culotte et ça ne fait pas des manières de fiotte. Et ça boit de la bière, nom de dieu ! Pas bien sûr qu’on ait évolué en regardant Dallas et Rocky, en maniant la Nintendo ou en glissant un bulletin dans l’urne. Pourtant, avec le temps, les hommes se sont laissés aller à baisser la garde, à laisser tomber l’armure et à sangloter sans honte. Trop peu ? Sans doute. Mais lentement et sûrement. Sauf que cette année commence avec une bande de gus qui tempêtent à tout va, comme pour mieux complaire au nouveau magnat du monde. L’un deux se lance : l’énergie masculine est bonne. La société en est remplie, mais l’entreprise essaie de s’en détourner. Toutes ces formes d’énergie sont positives, mais une culture qui fait un peu plus la part belle à l’agressivité a ses mérites. Aucune modération à la liberté d’expression, ajoutent en chœur les pachas de la Silicon Valley. Un coup d’œil à l’agenda nous apprend que le dicton du jour dit que les 12 premiers jours de janvier annoncent le temps qu’il fera les 12 mois de l’année. Nous voilà prévenus....
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Actualités, poésie, réflexions... Chaque mois, une chronique composée de trois textes.
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Chaque mois, une chronique composée de trois textes.
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Aimer que les arbres se mettent à nu, que les fossés se gargarisent et que les nuages prennent le dessus. Aimer apercevoir les garennes au temps des châtaignes et des mousserons, savoir le temps venu de la flamboyance en forêt, de l’herbe matinale qui perle et du repos de la terre qui se laisse aller sous les premières lunes froides. Aimer se glisser dans ce manteau de pluie, pareillement à ces autres temps de l’année où successivement, on se laisse engourdir par un mercure sous sa ligne de flottaison, où l’on s’éveille comme aux premiers matins du monde et où, premier solstice, on se dépiaute le corps et l’esprit, légers, à la traîne des jours, qui un rosé frais, qui un bain de minuit, lorsque le ciel est aux étoiles qui filent. Aimer les saisons parce qu’on aime goûter les fruits ou légumes l’un après l’autre, polis qu’ils auront été par le soleil et la pluie nécessaires à leur avènement, le marron grillé, le radis rose, la cerise burlat ou encore le petit rose des champs. Aimer les saisons pour parer notre humeur, une fois l’enrôler de laine, une autre l’attifer de ce qui lui plaît, gilet jaune, bonhomme des neiges, marcel aux champs ou chapeaux de pailles et pieds nus dans le sable, le soir ou le tendre d’une pelouse. Aimer cela à la condition que… Que rien ne brusque ! Que les choses soient ainsi que dans la comptine... Quelle heure est-il, madame Persil, sept heures et quart, Madame Placard, en êtes-vous sûre, Madame Chaussure, évidemment, Madame Piment… Las, il n’en est plus rien. Ainsi une fois encore, ce dimanche 27 octobre où les horloges rétrogradèrent, d’un coup d’un seul, de soixante minutes, nous plongeant brusquement dans cette heure d’hiver où, du jour au lendemain, il fait nuit, il fait novembre, il fait triste et blues. Bientôt cinquante années qu’invariablement s’opère ce changement ! C’est une nuit où, comme à l’ordinaire, on se couche comme on a fait son lit. Que fait-on de ce rabiot de temps qui nous est donné sans que nous l’ayons demandé ? On rêve à un lendemain qui chanterait, on boit au temps qu’on ne rattrapera plus, on se cabane sous la couette dans la position du fœtus avec une pensée fugace pour les pauvres bougres de Gaza, Beyrouth, Kiev et tous ces ailleurs où nous ne sommes pas, on ronfle, on grince des dents, on tourne et vire, on se blottit contre l’autre, on embrasse, on s’épuise, on récupère, on cauchemarde, on s’éveille en sursaut, on se refait le film, on ferme les yeux, on oublie, on dort. Cette heure d’hiver, on s’y est habitué, vaille que vaille. Pourtant, cette année, n’est-elle pas plus violente cette poussée dans le dos qui nous plante là, dans le vestibule de l’hiver, avec ses piques, son crachin et ses fantômes ? Notre monde, déjà engouffré qu’il était dans un tunnel noir comme suie, suffisait à notre peine. Il n’était nul besoin, en plus, de forcer le pauvre soleil à aller se coucher une heure plus tôt. Alors, de guerre lasse, on fredonne ce petit vers de poésie - si vitale en ces jours comme des nuits : que le soleil ou que la lune, tout simplement dans le matin, tout simplement quelqu’un l’allume, tout simplement quelqu’un l’éteint…
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Dehors, un ciel de coton imbibé recouvre tout cela. Les chiens sans collier, les prairies aux verts diaprés, le gris des tours, le cri et la tourbe, le rire et les croix. Quelque part, une enfant regarde ce ciel, ferme les yeux, tend les bras et tourne, tourne de plus en plus vite. Elle est toupie qui vibrionne et elle étourdira ce monde grand. Ne rien dire, surtout. Se taire, juste. Juste se taire. Précieusement, ne pas laisser s’envoler les images secrètes, ni les pensées douces, et pas les reines et les fées, et pas les championnes et les ballerines. Pas toutes celles qui l’habitent et lui murmurent que la vie est une danse. Des fois, le vent se lève. Il l’entraîne de plus belle et alors elle ne sait pas, ne sait plus : qui du vent ou de la nuit est le plus désirable… Qui susurre les plus belles promesses ? Dehors, le ciel s’est caché et seules les étoiles assurent que nous ne sommes pas à découvert, à la merci d’un grand rien. Quelque part, un oiseau s’est replié dans la croisée d’une ramure. A quoi bon, pense-t-il à cette heure où les louves ont terrassé les chiennes. A quoi bon obéir à l’injonction du levant qui, aux premières heures de mars, donne le la ? A quoi bon siffler pour ce monde qui braille, qui hurle et qui ne supporte plus l’écoute du temps qui fuite, douloureusement vite. A quoi bon. Mieux vaudrait se taire. Ne plus chanter. Se taire, juste. Juste se taire. Au moins un jour, une heure. Pour qu’ici-bas, une petite fois, les hommes se souviennent que le ciel est vide, qu’ils sont seuls, amibes qu’on aurait oubliées là pour une éternité de siècle des siècles. Leur faire silence pour que plus rien ne soit entre les cieux et leur voix perdue. Que toute fuite soit empêchée. L’oiseau le sait : ils ont tort ces drôles qui s’agitent ainsi comme des fourmis affairées ; il leur faudrait vivre pleinement, avec le beau, le grand, l’infini mais aussi le vide, la douleur et le sans. Dehors, le ciel bleu est crayonné de lignes blanches. Quelque part, des hommes regardent un chemin de terre.. Autre. Leur vie est autre à ce qu’ils espéraient lorsqu’enfants ils regardaient leurs pères s’essuyer le front, relever les manches et sourire, sûrs d’eux. Ils les pensaient alors immortels et l’histoire leur a donné raison. Il leur suffit de si peu pour entendre son souffle, reconnaître la ride qui raturait son front et qui, ce soir, poursuit sa lignée au coin de leur œil qui perle.
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C'est un roman humide et moite, où ça tangue et ça gîte, au gré des caraques, ces immenses nefs qui voguaient les océans, en route pour transbahuter la soie, le coton, le bois, les évangiles, les bras des hommes noirs, leur dignité en fond de cale… Cales où l’on entreposait lors du voyage aller, de menues pacotilles, des verres et miroirs, du tissu et des armes à feu, quelques lingots et de l’alcool, autant de marchandises troquées contre des captifs en retour. C’est un roman animé de trois héros ordinaires embarqués pour une épopée maritime au XVIIe siècle ; entre tumulte, clarté et tragédie. Deux hommes et une femme que l’on suit dans les bouges, sous les déluges des dieux, ventre à terre, en mal de mer, l’aventure, guerriers, un œil au combat, à chercher le choc, fendre le roc, guerrier qui tombe, un pied dans la tombe, fait mal, sifflent les balles, le vent et la mitraille… L’époque est alors celle du vaste empire portugais. Pays petit d’un million d’habitants qui maintient alors difficilement sa supériorité navale et doit céder du terrain face aux convoitises des armées bataves et anglaises. Un peu le début de la fin du monde, en somme. Fernando, Marie et Diogo, sont ballotés d’une rive à l’autre, sur des dunes que le vent déplace et qui ensevelissent des villages entiers, au cœur de quelques forêts exploitées pour la résine ou le charbon, des marais insalubres, des landes inondées... Cœurs qui battent en milieu hostile, sans répit. On tourne les pages et, un œil à la fenêtre, on reprend son souffle. Et cette interrogation, soudain. Dans ces temps lointains, il suffisait d’un rien pour mourir. Un mauvais œil, une tornade, un coup fourré, un traquenard ou une plaie où grouillait la vermine. Alors, certains choisissait de vivre le tout pour le tout, s’aventurer dans le loin, oser le vide plutôt que finir pêcheur, crevard et miteux. On tourne les pages, et voilà qu’une notification tombe et l’on apprend que… une pluie de frappes sur la banlieue sud de Beyrouth, un nouveau bilan qui fait état de 44 235 morts à Gaza, 457 sites endommagés en Ukraine depuis le début de la guerre et un million de morts et blessés russes et ukrainiens. On relit l’incipit du roman qu’on tient en main et qui nous tient en haleine : « un lopin de terre pour naître ; la terre entière pour mourir. Pour naître, le Portugal ; pour mourir, le Monde… » Une phrase signée António Vieira (1608 – 1697). Et l’on songe à tous ces malheureux, condamnés à mourir là où ils n’ont même pas pu vivre.
Pour mourir, le monde – Yan Lespoux (Agullo Editions)
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A quoi pensiez-vous, Mademoiselle, en regardant le ciel bleu qui, certains jours, pleurait sur la dune mais qui, le plus souvent, brûlait le sol, la rive et jusqu’à vos pupilles. Vous le redoutiez comme l’on craint une soudaine furie cachée jusqu’alors derrière de gros cotons blancs qui maculent l’azur. Vous y preniez garde avec la même prudence que celle qui vous faisait, dès que le jour chassait les ombres, ruser avec les babouins, gazelles, hippopotames, antilopes, girafes et autres cochons sauvages, tous ces êtres avec qui vous partagiez les herbes et les arbres, l’eau et le chant de l’oiseau grimpeur, aux premiers matins du monde. A quoi rêviez-vous lorsque la lune veillait votre couche ? Comment et qui aimiez-vous, mademoiselle, en ces heures où les mots et les grondements étaient inutiles, seuls suffisaient la brillance de l’œil et la douceur d’un doigt, d’un grain, d’une langue, d’un téton ou d’une queue. Qu’espériez-vous d’un matin l’autre, aviez-vous déjà ces dents qui claquent lorsque la terreur vous attrappe et l’angoise ronge, aviez-vous l’envie dévorante de franchir le rift, de vous envoler, vous laisser aller pour en finir avec l’incompréhensible et les vertiges, forger le caillou qui pourrait fendre les têtes et les fruits, étiez-vous docile, maîtresse, mère, à la recherche d’une âme, d’un trésor ou d’une vérité ? Que vous est-il arrivé, mademoiselle ? Avez-vous chuté par maladresse d’un arbre où, ce matin-là, vous étiez la sentinelle qui veillait sur la plaine, des fois que l’inconnu se serait hasardé sur ce bout de terre qui ne connaissait que vos pas pressés, faufilés, parfois enchantés ? Vous aviez, me dit-on, moins de 5 000 jours dans les mollets lorsque que vous avez fermé les yeux, à jamais. Il y a cinquante ans, en novembre 1974, une équipe d’hommes et de femmes à la recherche des origines vous a retrouvée. Cinquante-deux fragments d’os. Ils nous ont parlé de vous, petite femme qui taillait 1,10 mètre et qui, disent-ils, marchait alors sur ses deux jambes, contrairement à vos ancêtres. Vous fûtes mise à ciel ouvert alors que vous dormiez depuis 3,2 millions d’année, une époque où les températures étaient beaucoup plus chaudes qu’aujourd’hui, les Amériques pas encore jointes et le Groenland pas encore glacé. Figurez-vous, mademoiselle, qu’à mon tour j’habite ce même monde. Tous ces millénaires, les bipèdes n’ont eu de cesse de le transformer, l’assécher et le décimer au point de le voir aujourd’hui disparaître à grands feux. Souvent, nous pensons à vous mademoiselle. Longtemps, d’aussi loin que nous sachions, vous êtes notre grand-mère, notre sœur, notre proche et si lointaine, mademoiselle. Il y a quelques années, on a retrouvé votre aïeul, votre frère, votre proche en humanité, Toumaï. Son nom veut dire Espoir de Vie. Un jour, je vous ai vue au musée national d’Addis-Abeba, à 600 kilomètres de là où vous vagabondiez. Sur le châssis de l’écrin où vous reposiez, était écrit votre prénom en amharique : Dinqnesh. Ce qui signifie vous êtes merveilleuse.
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