Paris 2070

Le vent chaud d'orage, chargé des miasmes de la métropole, soufflait en rafales sournoises dans la rue déserte, soulevant une pluie fine d'acide qui rongeait les pavés luisants comme une lèpre tenace. Derrière la vitre crasseuse et fissurée de mon antre, la ville gisait, étouffée sous un linceul de plomb et de néon menteur. Une cigarette, dernier vestige d'un réconfort illusoire, se consumait entre mes doigts jaunis et tremblants – stigmates de trente ans de fuite en avant. Sa fumée grise, suintement visible de mon âme en décomposition, emplissait le cloaque de mon bureau d'un voile mortuaire.

Je m’appelle Al. Alex pour les actes officiels que j’évitais comme la peste. Privé depuis que le monde avait encore un peu de sens, ou du moins c’est l’illusion qui me restait. Trente années à courir après des ombres qui finissaient toujours par vous dévorer, trente années de paternité fantôme, de verres vidés jusqu'à l'abrutissement, d’affaires closes sur des cadavres ou des vies réduites en cendres. À cinquante ans, j’avais le crâne lourd d’un passé dont les échos sonnaient comme des glas dans chaque gorgée de Scotch frelaté. Les murs suintaient la même claustrophobie que mon existence : dossiers graisseux empilés comme des stèles funéraires, écran d’ordinateur aux pixels agonisants, calendrier de 2040 où chaque jour barré était une cicatrice de plus sur ma peau d’ivrogne. Une photo floue de Lucas à dix ans, prise la dernière fois où il m’avait adressé la parole, moisissait sous un presse-papier en forme de fémur en plastique – cadeau ironique d’un ex-flic devenu croque-mort.

J’avalai une autre lampée du poison, sentant le feu liquide ravager mes entrailles, seul remède à une douleur plus ancienne que la ville elle-même. Les souvenirs, ces rats voraces, rongeaient les poutres pourries de mon esprit. Le goût de bois brûlé et d’amertume persistante me collait à la langue, confession mal digérée d’une vie de mauvais choix. Une douleur sourde, familière, vrillait mon côté droit. Foie ou conscience ? Même combat. Je fermai les yeux, cherchant vainement l’oubli dans le noir, quand un claquement sec, tranchant comme un coup de feu étouffé, déchira le silence putride.

La porte grinça sinistrement sur ses gonds rouillés, vomissant dans le bureau un courant d’air chargé de l’odeur âcre et brûlante de la pluie acide, mêlée à quelque chose d’autre... de froid, d’animal, de terre humide. Une silhouette féminine se découpa dans l’encadrement, immobile, comme un rapace évaluant sa proie avant la descente. Le néon agonisant du couloir derrière elle la transformait en ombre chinoise menaçante.

Mon doigt tâtonna instinctivement vers le tiroir du bas, là où le vieux Smith & Wesson rouillé attendait son heure sous des factures impayées. Client ? Créancier ? Messager du Syndicat ? La ville vous envoyait toujours ses pires cadeaux quand vous baissiez la garde.

Elle resta figée quelques secondes interminables, savourant l’ombre protectrice du seuil ou calculant son entrée. Puis elle fit un pas en avant, refermant doucement la porte derrière elle. Le clic-tac régulier et sinistre de sa canne sur le linoléum craquelé résonna soudain, ponctuant la nuit comme un métronome mesurant une agonie. Le néon d’un bar d’en face, filtrant à travers les lamelles du store vénitien cassé, balaya son visage en entrant.

L’effet fut celui d’un éclair glacé dans la pénombre crasseuse. Elle portait des vêtements usés jusqu’à la corde, de fortune, qui flottaient étrangement sur une silhouette d’une finesse presque éthérée. Sa beauté était saisissante, glaciale, comme la lame d'un couteau dissimulé sous du velours. Une tristesse indicible, aussi profonde qu’un puits sans fond, émanait d’elle. Ses cheveux roux, mi-longs, encadraient un visage d’une pâleur spectrale comme une flamme assourdie par l’obscurité. Mais c’étaient ses yeux, ou plutôt leur absence, qui glaçaient le sang. Dissimulés derrière des lunettes noires aussi impénétrables qu’un masque de bourreau, elles ajoutaient une couche d’étrangeté menaçante à son aura.

La canne blanche qui soutenait son corps frêle n’avait rien de rassurant. Fine comme un os et étrangement luisante à la pointe, elle trahissait un usage récent mais intense, comme si elle avait servi à plus qu’à tâtonner dans le noir. Chaque pas en avant était une conquête, un effort discret pour dissimuler une douleur ou une faiblesse qui semblait fraîche, mais déterminée. Elle avança avec une lenteur calculée vers la chaise vide devant mon bureau.

« Vous êtes Alex ? » Sa voix était un murmure doux, portant les stigmates d’une souffrance profonde, presque chuchoté comme un secret qu’elle aurait craint de voir s’envoler. Elle sentait la pluie acide et cette odeur de cave humide, de pierre froide.

Je laissai tomber le mégot dans le cendrier en porcelaine ébréchée – vestige d’un mariage tout aussi fissuré – cherchant à masquer mon trouble sous un masque de neutralité professionnelle écaillée. Mon cœur cognait contre mes côtes, une cadence sourde que le whisky ne parvenait plus à étouffer.

« C’est Al pour tout le monde ici », répondis-je, ma voix rauque sonnant comme un grincement de trappe. « Et vous êtes ? »

« Ada », murmura-t-elle, atteignant enfin la chaise. Elle s’assit avec une lenteur qui évoquait des articulations douloureuses, chaque mouvement un petit combat gagné contre une fragilité invisible. Le clic-tac de la canne cessa, laissant un silence plus lourd encore. Son visage, derrière l’écran noir, semblait fixer un point précis, un horizon que je ne pouvais qu’imaginer, ou feindre d’ignorer. Ses jointures, serrées sur le pommeau usé de la canne, étaient blanches et striées de fines cicatrices récentes, comme des griffures. Piège ou proie ? Mon estomac noué n’arrivait pas à trancher.

Je déglutis, sentant une vague d’adrénaline frelatée remplacer l’alcool dans mes veines. Ce n’était pas une nuit comme les autres. Là-dehors, la ville suintait sa menace habituelle sous ses oripeaux de lumières factices, mais l’essentiel se jouait désormais ici, dans l’atmosphère viciée de mon bureau, entre un ivrogne usé et une aveugle qui sentait la tombe fraîche. Un récit venait de commencer, dont je connaissais déjà la mélodie douloureusement familière. Un récit que je fuyais autant que j'en avais désespérément besoin, comme le noyé aspire à l’air tout en craignant la prochaine gorgée d’eau noire.

Science-fictionPolicierpolar noir
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Contenu sensible
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