Kouign Amen

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Avec le soutien de  Vis9vies, DjuRian, GEO, korinne, arcensky, Xavier Escagasse 
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Le Festival international du Kouign-Amann de Ploudévennec battait son plein sous un soleil rond et doré comme un palet breton. Un véritable tourbillon de sucre, de bonne humeur et de beurre, beaucoup, beaucoup de beurre, déferlait sur le pays Bigouden. Qui aurait pu penser qu’un ingrédient inattendu viendrait gâcher la recette ?

Certainement pas le capitaine François Morvan.

Depuis 9 heures pétantes, il patrouillait entre les stands du champ prêté, pour l’occasion, par le père Youenn . Partout où Morvan passait, les têtes s’inclinaient. En vingt ans de service, Morvan s’était forgé une réputation inoxydable de gendarme modèle dans ce village où la criminalité était aussi rare qu’un lever de soleil sans brume sur la baie de Douarnenez. Politesse exemplaire, visage rasé de près, uniforme impeccable, sourire discret. Le genre à connaître par cœur le règlement, les horaires de marée et à aider les vieilles dames à transporter leurs courses. Morvan inspirait un respect silencieux. On ne lui proposait plus un petit coup de cidre depuis longtemps. Jamais pendant le service. Jamais après, non plus. Morvan ne buvait pas une goutte d’alcool.

Rien de suspect. Pas de trauma, pas de drame nocturne sous une pluie battante, pas de bavure. Pas d’alcoolisme repenti. Il n’y avait jamais touché, voilà tout. C’était presque suspect, mais on lui pardonnait.

Morvan s’arrêta un instant devant la banderole qui surmontait le stand de dégustation des Kouign Amann : “Magit mat ho korf hoc’h ene a chomo pelloc’h e-barzh”.

Il traduisit à mi-voix, sourire en coin :

— Nourris bien ton corps, ton âme y restera plus longtemps.

La maxime lui semblait peu adaptée aux montagnes de pâte caramélisée qui recouvraient les présentoirs. L’espérance de vie d’un consommateur quotidien de Kouign Amann rivalisait avec celle d’un poisson dans un casier à homards. Mais il devait reconnaître que l’odeur était redoutable.

Un enfant, les joues enflées de kouignettes, manqua de le percuter. Morvan esquiva d’un pas souple, façon toréador, et regarda le petit rejoindre sa famille sous le chapiteau. Quelle image ! Il sourit. À cette heure, ses enfants devaient être en train de goûter avec leur mère. Il avait hâte de les retrouver. Il leur ramènerait des kouignettes, après son service.

Le soleil tapait. Il sortit son mouchoir blanc (repassé), essuya son front, salua le père Youenn sur son tracteur et la mascotte en costume de kouignette qui multipliait les photos en compagnie de bambins excités. “Il doit faire chaud comme dans un four là-dessous, ça doit sentir le beurre fondu”, compatit-il avant de poursuivre sa ronde entre les ballots de paille. Des goélands, perchés comme des sentinelles, lorgnaient les pâtisseries sans surveillance. “Hélas, ces voleurs à plumes échappent encore à la loi”, pensa-t-il tout en se dirigeant vers le podium où défilaient de jeunes bretonnes aux joues roses, en costume traditionnel et coiffe amidonnée du pays Ploudévennecois. Chaque participante rêvait de revêtir la couronne de la reine de la fête, la Queen Amann. L’animateur du jour et accessoirement organisateur du festival, s’égosillait dans son micro pour vanter leurs mille-et-une qualités physiques et morales à coups de métaphores culinaires douteuses : “Sa peau luit comme du beurre fondu”, “On ne peut que fondre devant son regard”, “Ses joues caramélisées sont à croquer”, “Elle incarne la force tranquille du cheval de trait. ”, “Robuste comme un phare en pleine tempête !”, “Une droiture à faire rougir un menhir !”, “Elle a le cœur aussi grand que la baie de Douarnenez à marée haute !”, etc.

Morvan jeta un regard aussi professionnel que dubitatif sur cette scène et quitta les lieux. Sur son chemin, il aperçut un homme assis sur un banc, à l’ombre. Lunettes rondes fumées et calepin serré contre lui, l ’homme , mal à l'aise sentit l'attention du gendarme s'appesantir sur lui et lui adressa un nerveux : “Kenavo, monsieur l’agent”. Morvan le fixa un instant. Qu’attendait-il ? Il n’avait même pas de kouignette en main, juste ce carnet en cuir auquel il semblait s'accrocher comme à un trésor. Même si ce n’était pas répréhensible, quoique, ce comportement suspect déclencha une petite alarme intérieure. “Bonjour”, répondit Morvan poliment.

Une mélodie retentit. Sur la scène toute proche, cornemuse et bombarde, duo gagnant entamaient un “an dro” endiablé. Un homme au visage rougeaud empoigna le micro et se mit à chanter en breton. En moins de temps qu’il n’en faut pour avaler une kouignette, la piste de danse fut envahie. Les doigts luisants de beurre se liaient, les pieds battaient la cadence avec plus ou moins de rythme sur la piste graisseuse. Morvan aimait ce moment-là. Une certaine beauté dans le chaos organisé.

Mais quelque chose clochait. Une intuition de flic. Rien de grave. Pas encore.

Morvan quitta la fête et remonta l’allée centrale. Dans le village artisanal, la maire paradait, drapée dans un improbable duo d’écharpes : Gwenn-ha-du et tricolore.

"Regardez autour de vous !", clamait-elle. "Nous sommes la capitale mondiale du kouign-amann !"

Elle s’empara d’un flacon de gel douche parfum Kouign-Amann.

"Fabriqué ici, dans notre usine locale !"

Sur l’étal : beurre de massage, désodorisant de voiture senteur caramel-beurre salé, et même des bougies “esprit crêperie”.

— Tout ceci, c’est grâce à moi ! Grâce à vous ! Vive l’innovation bretonne !

Morvan sourit poliment, puis bifurqua vers le grand barnum blanc où se disputait le très sérieux Concours international du Kouign-Amann.

« International » n’était pas une expression galvaudée : la délégation la plus exotique venait de la lointaine Normandie. Le reste des concurrents se partageait entre Quimper, Pont-l’Abbé, la redoutable équipe locale de Ploudévennec, invaincue depuis la création de la compétition et les éternels rivaux de Douarnenez qui avaient le toupet de revendiquer l’invention de la délicieuse pâtisserie.

Sous la toile, la température atteignait celle d’un four à pain. Les odeurs de beurre fondu et de caramel bataillaient ; des nuages de farine voltigeaient. Entre deux tables, des grimoires graisseux ouverts à la page des “recettes de la grand-mère” côtoyaient des balances électroniques dernier cri. On beurrait, on sucrait, on pestait ; certains soufflaient des prières à Saint Pilbec, un saint local sur-mesure depuis 1997, date de création du festival. ”Au nom du Beurre, du Sucre et de la sainte Farine, Amann”, pouvait-on entendre. Une jeune femme en cosplay de la Laitière filmait le concours avec son smartphone et semblait commenter en direct. Morvan avait l’image, pas le son. La cacophonie couvrait les commentaires de la journaliste.

Un vieil homme à béret, moustache blanche nappée de poudre, héla Morvan.

— Capitaine, approchez, j’vous confie un secret

  • Ah, Robert, s’exclama François, quel plaisir de vous voir dans votre élément !

Il se pencha à l’oreille de Morvan.

  • Il ne faut jamais mettre le sel directement sur la levure. La levure, elle vit. Si vous mettez du sel, ça la brûle, vous voyez ? J’vous le dis parce que je sais que vous le répéterez pas…

— Votre secret est en lieu sûr, répliqua Morvan, amusé.

L’année passée, le même participant lui avait susurré un autre secret : son ingrédient mystère était la sueur, la sueur et encore la sueur. "Ca fait trois ingrédients secrets", avait compté Morvan avec un sourire.

Il nota malgré tout l’astuce ; ses enfants seraient ravis d’un prochain atelier “pain”, à la maison, avec une levure fraîche bien vivante.

Plus loin, une agitation retint son attention. Deux pâtissiers au visage cramoisi d’humiliation se tenaient à l’écart, une pancarte pendue autour du cou : EMPOISONNEURS.

Morvan s’approcha d’un membre du jury.

  • Qu’est-ce qu’ils ont fait ? demanda Morvan.

— Ils ont utilisé du beurre doux, capitaine. Pas même demi-sel… du doux, imaginez !

  • La délégation normande ? supposa Morvan.
  • Dans le mille ! L’organisation l’a expulsée sans ménagement. Le jury n’allait pas se laisser empoisonner. Alors, je veux bien qu’on tolère des excentricités comme l'ajout de chocolat, de raisins secs, de Madère, de fleur d’oranger, que sais-je encore, mais du faux-beurre ! Pourquoi pas du camembert tant qu’on y est !

Morvan repensa aux éditions précédentes. Chaque année voyait son lot de disqualifications. Le kouign Amann végan avait suscité un mini-scandale, tout comme le Kouign Hawaii, à l’ananas, un crime aux yeux des puristes. Ici, la justice populaire ne plaisantait pas.

Morvan s’approcha des fautifs, compatissant.

— Vous allez bien ?

— Parfaitement, monsieur le gendarme.

  • Vous êtes sûrs ? Clignez deux fois des paupières si vous ne vous sentez pas en sécurité.

Morvan attendit. Les deux Normands ne clignèrent pas des yeux.

  • Vous savez qu’ils ne peuvent pas vous retenir contre votre gré ?
  • Oui, mais nous avons compris la leçon, maintenant.

L’autre ajouta en se léchant les babines :

  • Surtout, ils nous ont promis de nous faire déguster les créations gagnantes, pour notre éducation.
  • On va se régaler, ajouta l’autre.

Morvan hocha la tête. Victimes consentantes, syndrome de Stockholm. Il regarda sa montre connectée : 17h04. Encore vingt-six minutes. Assez pour finir sa ronde, rentrer à la brigade, éteindre son ordinateur, repasser en civil, acheter des kouignettes. Ensuite, il retrouverait sa femme et ses enfants.

Mais il était écrit, depuis le début, qu’un ingrédient inattendu viendrait gâcher la recette de cette journée.

Et cet ingrédient n'était autre qu'un cadavre.

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